Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXXXIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 327-328).

CHAPITRE CCXXXIII.


Comment le marquis de Blanquebourch fut couronné roi de Hongrie pour supplanter le jeune comte de Valois, de son épouse et du royaume de Hongrie.


Lors se départit le roi d’Artevelle, le douzième jour de septembre ; et orent congé toutes manières de gens d’armes, et s’en r’alla chacun en son lieu. Et jà étoit retrait, tantôt après la prise du Dam, Guillaume de Hainaut arrière en son pays, et avoit pris congé au roi. De ce département furent les Gantois tout réjouis ; car ils cuidoient bien avoir le siége. Or s’en retourna le roi de France et vint à Crail, où la roine sa femme étoit, car quand il se partit d’Amiens pour aller en Flandre, on l’envoya là tenir son état. Le roi fut, ne sais quans jours à Crail et la roine ; si s’en partirent et approchèrent Paris ; et vint la roine au bois de Vinchaines, et là se tint, et le roi vint à Paris. Et étoit-on embesongné d’entendre à l’ordonnance et arroy du comte de Valois ; car on vouloit que très étoffément il s’en allât en Hongrie, dont on le tenoit pour roi. Mais les choses se transmuèrent dedans briefs jours au royaume de Hongrie, si comme je vous recorderai présentement.

Bien est vérité que la roine de Hongrie, mère à la jeune dame qui héritière étoit de Hongrie, et laquelle le comte de Valois par procuration, si comme ci dessus est dit, avoit épousée, avoit grandement son affection et plaisance à Louis de France comte de Valois, et tenoit sa fille à très hautement et bien assignée, et ne désiroit autre voir ni avoir que le jeune comte à fils et à roi ; et pour ce y avoit-elle envoyé[1] l’évêque de Bassereu et grand’foison de ses chevaliers, afin que les besognes se approchassent. Or avint, entrementes que ces ambassadeurs vinrent en France, que le roi d’Allemagne, qui roi des Romains s’escripsoit, avoit un frère qui s’appelloit Henry[2], mains-né de lui, lequel étoit marquis de Blanquebourch. Le roi des Romains entendit et étoit tout informé de l’état et des traités de Hongrie, et comment son cousin, le frère du roi de France, devoit avoir à femme l’héritière et roine de Hongrie, et jà l’avoit épousée par procuration, et que l’évêque de Basseren et aucuns chevaliers de Hongrie l’étoient allé quérir. Ce roi d’Allemagne, qui ot plus cher un profit pour son frère que pour son cousin de France, jeta son avis sur ce, et avoit jeté jà long-temps : et tout son propos, son conseil et ses affaires, étoient demenés sagement et secrètement ; et bien le montrèrent en Allemagne ; car si la roine de Hongrie la mère en eût été en rien avisée ni informée, elle y eût trop bien pourvu de remède. Mais nennil, ainsi comme il apparut.

Le conseil du roi d’Allemagne sçut que la roine de Hongrie et ses filles étoient en ébattement en un chastel sur les frontières d’Allemagne : ces choses sçues, le marquis de Blanquebourch mit tantôt sus une grand’chevauchée de gens d’armes ; et étoient bien dix mille hommes ; et s’en vint mettre le siége devant ce chastel et enclorre ces dames dedans[3]. Quand la roine de Hongrie se vit ainsi assiégée, si fut toute ébahie, et envoya devers Henry le marquis de Blanquebourch à savoir qu’il lui demandoit. Le marquis, par le conseil qu’il ot, lui manda que ce n’étoit pour autre chose que pour ce qu’elle vouloit marier sa fille en une étrange terre au frère du roi de France dont elle ne pouvoit jamais avoir nul confort ; et mieux lui valoit, et plus profitable lui étoit pour elle et pour le royaume de Hongrie, que il l’eût à femme, lui qui étoit son voisin et frère du roi des Romains, que le comte de Valois. La reine s’excusa et dit que de lui oncques n’avoit ouï requête ni nouvelle, et pour ce avoit-elle sa fille accordée au frère du roi de France ; et le roi de Hongrie son mari vivant ce lui avoit ordonné. Le marquis de Blanquebourch répondit à ce, que de tout ce ne faisoit-il compte et qu’il avoit l’accord et la voix de la greigneur partie de Hongrie, et que bellement ou autrement il l’auroit, et bien étoit en sa puissance. La dame fut tout esbahie de ces paroles ; non-pour-quant elle se tint ce que elle put, et manda secours à ses gens dont elle pensoit à être aidée ; mais oncques nul n’apparut ni ne se mit sur les champs contre le marquis de Blanquebourch ; et montrèrent les seigneurs de Hongrie que ils avoient aussi cher la marchandise aux Allemands comme aux François. Quand la dame vit qu’il n’en seroit autre chose et qu’elle ne seroit autrement confortée de ses gens, si se laissa conseiller ; car le marquis lui promettoit que, si par force il la prenoit, il la feroit emmurer en une tour et la tenir au pain et à l’eau, et vesquist tant qu’elle pût. De ces nouvelles fut la roine toute effréée ; car elle se sentoit en trop foible lieu, et si étoit là venue sans nulles pourvéances, ni de gens, ni de vivres. Si traita et bailla sa fille au marquis de Blanquebourch, qui tantôt l’épousa et geut avecques elle charnellement. Si fut roi de Hongrie.

Ainsi vint messire Henry de Bohême, marquis de Blanquebourch à l’héritage du royaume de Hongrie, dont il fut roi le plus par force, et le moins par amour, tant que au consentement de la vieille roine ; mais faire lui convint ou écheoir en pire marché.

Ces nouvelles furent tantôt avolées en France devers l’évêque et les chevaliers et écuyers de Hongrie qui là étoient et qui au chemin mettre se vouloient. Et jà étoit le comte de Valois parti et venu à Troyes en Champagne, et avoit pris congé au roi et à son oncle de Bourgogne. Quand ces nouvelles lui vinrent en la main, lui convint porter ; car autre chose n’en put avoir. Si s’en partirent les Hongres tous courroucés et bien y avoit cause ; et le comte de Valois retourna à Paris devers le roi. Et plusieurs grands seigneurs de France et du sang du roi ne firent compte de ce contre-mariage de Hongrie ; et dirent que le comte de Valois étoit bien heureux quand on lui avoit tollu sa femme ; car Hongrie étoit un trop lointain pays et mal à main pour les François ; ni jà n’en eussent été aidés ni confortés. On mit ces choses en non-chaloir, et pensa-t-on à un autre mariage pour le dit comte : ce fut à la fille du duc de Milan qui seroit héritière de toute Lombardie, laquelle est plus riche et plus grasse que n’est Hongrie, et mieux à main pour les François. Nous lairons à parler de ce mariage et parlerons du duc de Bourbon qui étoit en Poitou à siége devant Breteuil ; et puis retournerons à l’amiral de France, messire Jean de Vienne, qui étoit en Escosse, et conterons comment il s’y porta.

  1. Je ne vois aucune mention de cette ambassade de l’évêque de Waradin, ni d’aucun de ces faits, ni dans Thwrocz, ni dans P. Ranzan, ni dans aucun chroniqueur hongrois de l’époque, ni des temps postérieurs.
  2. Le marquis de Brandebourg ne s’appelait pas Henri, mais Sigismond, fils de l’empereur Charles IV, et il était frère de l’empereur Wenceslas. Sigismond avait été fiancé dans son enfance à Marie, reine de Hongrie. Son mariage fut conclu depuis en 1386. Il était alors âgé de vingt ans.
  3. Ces événemens sont aussi peu historiques que tout ce qui est relatif au reste de cette affaire.