Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXXXII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 325-327).

CHAPITRE CCXXXII.


Comment François Acreman abandonna le Dam, et le roi de France le conquit ; et comment il défit son armée et retourna en France.


Nous parlerons du siége du Dam et conterons comment il se persévéra. Presque tous les jours y avoit assaut, ou de jour à autre ; et entre les assauts il y avoit aussi aux portes et aux barrières escarmouches, et moult de gens morts et blessés. Et ne pouvoit-on aisément avenir aux murs de la ville, pour les fossés qui étoient pleins de bourbe et d’ordure. Et s’il eût fait un temps pluvieux, ceux de l’ost eussent eu fort à faire, et les eût convenu déloger, voulsissent ou non. Mais un mois ou environ que le siége fut là devant, oncques ne plut, mais faisoit bel, chaud et sec ; et avoient en l’ost assez largement de tous vivres ; et pour la puantise des bêtes que on tuoit en l’ost et des chevaux qui y mouroient, l’air en étoit ainsi que à demi corrompu, dont moult de chevaliers et écuyers furent malades ; et s’en alloient les aucuns rafreschir à Bruges. Et vint le roi loger, telle fois fut, à Male, pour éloigner ce mauvais air : mais toujours étoient ses tentes et ses pavillons tendus sur les champs. L’intention de François Acreman étoit telle, que il tiendroit là le roi si longuement que secours d’Angleterre lui viendroit pour lever le siége ; et il est certain que sur cel espoir se tenoit-il dedans le Dam, et avoit envoyé en Angleterre quérir confort et secours. Et y fussent venus les oncles du roi, il n’est nulle doute, forts assez à leur avis de gens d’armes et d’archers pour combattre le roi et les François, si l’amiral de France et sa charge de gens d’armes ne fût en Escosse. Mais ce que les seigneurs d’Angleterre sentoient les François au royaume d’Escosse, et leur disoit-on encore que le connétable de France atout grands gens d’armes venoit par mer en Angleterre, les détria à non venir en Flandre ; et n’en furent point confortés ceux du Dam : dont il leur convint faire un mauvais marché.

Le vingt septième jour d’août, l’an dessus dit, fut la ville du Dam reprise du roi de France et des François : je vous dirai par quelle manière. Quand François Acreman ot là tenu le roi de France à siége environ un mois, et que il vit que artillerie leur failloit en la ville, et que nul secours ne leur apparoit de nul côté, si se commença à esbahir, et dit à ceux de son conseil, le jour au soir dont il se partit la nuit : « Je veuil que entre nous de Gand nous en allons notre chemin à mie-nuit arrière en notre ville ; et le dites aussi l’un à l’autre, et tout ce soit tenu en secret ; car si les hommes de celle ville savoient que nous les voulsissions laisser, ils feroient, pour eux sauver, et leurs femmes, et leurs enfans, et le leur, aucun traité mauvais pour nous au roi de France, et nous rendroient, parmi tant que ils demeureroient en paix ; et nous serions tous morts. Mais je les en garderai bien ; nous nous tenrons tous ensemble et irons autour de la ville voir le guet ; et mettrons hommes et femmes ens ou moûtier, et leur dirons que nous les mettons là pour la cause de ce que à lendemain nous devons avoir l’assaut ; et dirons à ceux du guet, à mie-nuit, quand je ferai ouvrir la porte, que nous allons hors pour réveiller l’ost. Quand nous serons aux champs, nous nous en irons à coite d’éperons à Gand, ainsi n’aurons-nous garde des François. » Ceux de son conseil répondirent : « Vous avez bien parlé. »

Adonc s’ordonnèrent-ils sur cel état, et firent trousser le soir toutes leurs bonnes choses, et mirent femmes et enfans prisonniers dedans le moûtier ; et proprement ils firent entrer les dames chevaleresses qui là étoient, madame de Douzielles, madame d’Escornay, madame de Hezebethe et autres, et leurs damoiselles, et leur dirent : « Nous vous mettons ici, pour la cause de ce que demain nous devons avoir un trop grand assaut ; si ne voulons pas que vous vous ébahissiez du trait et des canons. » Tous et toutes se appaisèrent et cuidèrent que il fût ainsi. Avecques tout ce, après jour faillant, François Acreman et sa route allèrent autour de la ville pour voir le guet ; et n’y avoit en ce guet nul Gantois fors ceux de la ville. Si leur dit François : « Seigneurs, or faites anuit bon guet et ne vous partez point des créneaux pour choses que vous oyez ni voyez ; car le matin nous aurons l’assaut ; mais je veuil celle nuit aller réveiller l’ost. »

Il étoit cru de sa parole, car tous cuidoient que il dist voir. Quand François Acreman ot ainsi ce fait et ordonné, il s’en vint en la place où tous leurs chevaux étoient ensellés ; et montèrent à cheval et issirent hors par la porte devers Gand, et se mirent au chemin. Ils n’orent pas la ville éloignée demi-lieue qu’il fut jour ; et s’aperçurent ceux du Dam que François Acreman et les Gantois s’en alloient. Adonc se tinrent-ils pour deçus ; et commencèrent les capitaines de la ville à traiter devers les gens du roi ; et disoient que ils avoient le soir occis François Acreman.

Quand plusieurs gens de la ville du Dam aperçurent que François Acreman et les Gantois s’en alloient sans retourner, et que la porte étoit ouverte, si se mirent au chemin après eux, chacun qui mieux mieux. On sçut ces nouvelles en l’ost : plusieurs gens d’armes bretons et bourguignons, et par espécial ceux qui désiroient à gagner, montèrent sur leurs chevaux et se mirent en chasse, et poursuivirent les Gantois jusques à deux lieues de Gand. Si en y ot des fuyans occis grand’foison, et pris plus de cinq cens ; mais en ceux là y ot petit de Gantois ; fors de ceux du Dam qui s’enfuyoient. Et entrementes que la chasse se faisoit de toutes parts, on assailloit la ville où point de défense n’avoit : si entrèrent ens les François par échelles, et passèrent les fossés à grand’peine. Quand ils furent dedans ils cuidèrent avoir merveilles gagné ; mais ils ne trouvèrent rien dedans que povres gens, femmes et enfans, et grand’foison de bons vins. Donc, par dépit et par envie, Bretons et Bourguignons boutèrent le feu en la ville, et fut presque toute arse ; de quoi le roi et le duc de Bourgogne furent durement courroucés ; mais amender ne le purent : si leur en convint passer. Si furent les gentilles dames sauvées et gardées sans nul mal avoir.

Après la prise du Dam, que le roi de France et les François reprindrent, si comme ci-dessus est contenu, on ot conseil que on se délogeroit ; et iroit le roi loger à Artevelle, à deux petites lieues près de Gand, et entrementes que le roi se tenroit là, les gens d’armes efforcément chevaucheroient outre ens ou pays des Quatre-Métiers, et détruiroient tout icelui pays, pour la cause que toutes douceurs en étoient du temps passé venues à Gand, et avoient ceux de ce pays, que on dit les Quatre-Métiers, plus conforté les Gantois que nulles autres gens. Adonc se départit-on du Dam et prit-on le chemin d’Artevelle ; et là vint le roi loger.

Entrementes entrèrent ces gens en ce pays des Quatre-Métiers, et l’ardirent et détruisirent tout entièrement, et abatirent tours et forts moûtiers qui toudis s’étoient tenus, et n’y laissèrent oncques entière maison ni hamel, hommes ni femmes ni enfans ; tout fut chassé ens ès bois, ou tout occis.

Quand les François orent fait celle envahie, il fut ordonné que on iroit mettre le siége devant le chastel de Gavre, et puis retourneroit-on devant Gand ; mais il n’en fut rien ; je vous dirai pourquoi. Le roi de France étant à Artevelle, qui y fut environ douze jours, nouvelles lui vinrent de Honguerie, de par la roine ; car là vint l’évêque de Bausseren en ambaxaderie, et plusieurs chevaliers et écuyers de Honguerie en sa compagnie ; et apportoient lettres de créance, et venoient querre leur seigneur le frère du roi, Louis de France, à ce jour comte de Valois, pour l’emmener en Honguerie à sa femme, laquelle par procuration, messire Jean la Personne, un chevalier de France, avoit épousée. Ces nouvelles plurent grandement bien au roi de France et au duc de Bourgogne ; et fut regardé adonc que pour entendre à l’état du jeune comte de Valois on retourneroit en France, et que on en avoit assez fait pour celle saison[1].

  1. J’ai déjà dit que je ne trouvais rien dans les historiens hongrois sur ce sujet.