Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXXIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 305-307).

CHAPITRE CCXXIII.


Comment au jour qui ordonné étoit les noces se tirent à Cambray, où le roi de France fut ; comment le duc de Lancastre envoya devers le duc Aubert et qu’il fut répondu : et des parçons et douaires qui se firent des deux côtés.


Sur cel état se départirent de Cambray toutes les parties, et s’en retournèrent, le duc de Bourgogne en France devers le roi, et sa femme la duchesse à Arras, et le duc Aubert et la duchesse sa femme en la ville du Quesnoy, le comte et madame de Brabant en son pays. Adonc furent ouvriers, charpentiers et maçons mis en œuvre pour appareiller et mettre à point les hôtels en la cité de Cambray ; et envoya-t-on gens pour faire les pourvéances si grandes et si grosses que merveille est à considérer ; et furent criées et publiées au royaume de France et en l’Empire unes joutes si grandes et si belles que merveilles, à être à Cambray la semaine après les octaves de Pâques. Quand le roi de France en fut informé, si dit qu’il vouloit être aux noces de ses cousins et de ses cousines : si envoya tantôt ses maîtres-d’hôtels pour faire à Cambray ses pourvéances, si grandes et si grosses comme à roi de France appartenoit. Et avoit-on retenu le palais de l’évêque pour le duc de Bourgogne, et jà y faisoit-on ses pourvéances ; mais il les en convint partir et vider, pour le roi. Si furent au palais de Cambray charpentiers et maçons ensoignés d’ouvrer et de mettre tout en état royal, ainsi comme encore il appert ; car en devant de celle fête il n’étoit pas ainsi et n’étoit point en souvenance d’homme ni en mémoire que depuis deux cens ans si grand’fête eût été à Cambray comme elle se tailloit de avoir et être ; ni les seigneurs pour eux appareiller et jolier, et pour exaulcier leur état n’épargnoient or ni argent, non plus que dont si il plût des nues ; et s’efforçoient tous l’un pour l’autre.

Les nouvelles vinrent en Angleterre de ces mariages, comment le duc de Bourgogne et le duc Aubert marioient leurs enfans ensemble. Le duc de Lancastre, qui toujours avoit eu espérance que Guillaume de Hainaut prendroit à femme sa fille, à tout le moins on lui avoit fait et donné à entendre, si fut tout pensif et tout mérencolieux de ces nouvelles ; et, tout imaginé, pour mieux en savoir la vérité, il envoya messages et écuyers de son hôtel à Gand, et les enditta et informa de parler au duc Aubert. Quand ces gens de par le duc de Lancastre furent venus à Gand, ils trouvèrent messire Jean le Boursier et les échevins de Gand, Piètre du Bois et François Acreman qui leur firent bonne chère ; et se rafreschirent là deux ou trois jours, et puis s’en partirent et vinrent à Mons en Hainaut, et de là allèrent-ils au Quesnoy et se trairent devers le duc ; car il s’y tenoit pour le temps, et la duchesse sa femme et ses enfans. Pour l’honneur du duc de Lancastre ils recueillirent assez liement les Anglois, et leur fit le duc bonne chère ; aussi fit le sire de Gommignies.

Le maître de l’estaple des laines de toute Angleterre[1] parla premier, quand il ot montré ses lettres de créances, et recommanda moult grandement le duc de Lancastre à son cousin le duc Aubert ; et puis parla de plusieurs choses dont ils étoient chargés. Entre les autres choses il demanda au duc Aubert, si comme je fus adonc informé, si c’étoit son intention de persévérer en ce mariage aux enfans du duc de Bourgogne, De celle parole le duc Aubert mua un petit couleur et dit : « Oil, sire, par ma foi ! pourquoi le demandez-vous ? » — « Monseigneur, dit-il, j’en parle pour ce que monseigneur le duc de Lancastre a toujours espéré jusques à ci que madamoiselle Philippe, sa fille, auroit Guillaume monseigneur votre fils. » Lors dit le duc Aubert : « Compaing, dites à mon cousin que quand il aura marié ou mariera ses enfans, que point je ne m’en ensoignerai ; aussi ne se a-t-il que faire d’ensoigner de mes enfans, ni quand je les vueil marier, ni où, ni comment, ni à qui. » Ce fut la réponse que les Anglois eurent adoncques du duc Aubert. Ce maître de l’estaple et ses compagnons prinrent congé au duc après dîner, et s’en vinrent gesir à Valenciennes ; et à lendemain ils s’en retournèrent à Gand. De eux je ne sçais plus avant : je crois que ils retournèrent en Angleterre.

Or vint la Pâque que on compta l’an mil trois cent quatre vingt et cinq, et le terme que le roi de France, le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon, le duc Aubert, la duchesse sa femme, la duchesse de Brabant, la duchesse de Bourgogne, messire Guillaume et messire Jean de Namur, vinrent à Cambray. Le roi se traist au palais, car c’étoit son hôtel. Chacun seigneur et chacune dame se trairent à leurs hôtels. Vous pouvez et devez bien croire et savoir, où le roi de France étoit et tant de hauts et de nobles princes, et de hautes et de nobles dames, que il y avoit grand’foison de chevalerie. Le roi entra le lundi à heure de dîner à Cambray ; et jà étoient tous les seigneurs venus et toutes les dames aussi. Tous allèrent à l’encontre de lui au dehors de la cité ; et fut amené et convoyé à grand’foison de trompes et de menestrels jusques au palais.

Ce lundi, présens le roi et les hauts barons, furent renouvelées les convenances des mariages. Et devoit Guillaume de Hainaut avoir la comté d’Ostrevant. Et fut madame Marguerite, sa femme, douée de toute la terre et chastellenie d’Ath que on dit en Brabant. Et donnoit le duc de Bourgogne à sa fille cent mille francs ; et Jean de Bourgogne devoit être comte de Nevers, et en étoit madame Marguerite de Hainaut douée ; et donnoit le duc Aubert à sa fille cent mille francs. Ainsi se faisoient les parçons.

Le mardi, à heure de la haute messe, ils furent épousés en l’église cathédrale Notre-Dame de Cambray à grand’solemnité ; et les épousa l’évêque du lieu qui ot en nom Jean, et étoit né de Bruxelles. Là ot au palais au dîner très grands noblesses ; et fit le roi de France seoir à table les deux mariés et les deux mariées ; et tous les autres seigneurs servoient sur hauts destriers[2]. Et asséoit à table le connétable de France ; et l’amiral de France, et messire Guy de la Trémoille et messire Guillaume de Namur, et plusieurs autres barons de France servoient. Oncques à Cambray n’ot puis cinq cens ans si haute solemnité ni si renommée comme il y ot en ces jours dont je parle.

Après ce noble et haut dîner fait, grand’foison de seigneurs et de chevaliers furent armés et appareillés pour la joute, et joutèrent sur le marché ; et y avoit quarante chevaliers dedans. Et jouta le jeune roi Charles de France à un chevalier de Hainaut qui s’appeloit Nicole de Espinoy ; et furent ces joutes très belles et très bien joutées, et furent très bien continuées ; et en ot le prix un jeune chevalier de Hainaut qui s’appeloit Jean, sire d’Oustiennes, de-lez Beaumont en Hainaut ; et jouta le chevalier au plaisir des seigneurs et des dames très bien ; et ot pour le prix un fermail d’or à pierres précieuses, que madame de Bourgogne prit en sa poitrine, et lui présentèrent l’amiral de France et messire Guy de la Trémoille. Si se continua toute la semaine en grand revel, et se continuèrent les fêtes ; et le vendredi après dîner on prit congé au roi et le roi aux seigneurs et aux dames, et se partit de Cambray : aussi firent tous les ducs et les duchesses. Si emmena madame de Bourgogne vers Arras Marguerite de Hainaut sa fille, et madame de Hainaut emmena au Quesnoy madame Marguerite de Bourgogne. Ainsi se persévérèrent ces besognes.

  1. Le mot anglais staple signifie tantôt un marché, et tantôt les matériaux employés dans une manufacture. Le mot français étape signifie aussi un entrepôt, un lieu où on dépose les marchandises. Le commerce des laines était d’une grande importance pour le Hainaut.
  2. Cet usage s’est conservé jusqu’ici en Angleterre, et plusieurs des plus hauts dignitaires de la couronne d’Angleterre ont servi à cheval le roi Georges IV au dîner du couronnement.