Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXXII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 302-305).

CHAPITRE CCXXII.


Comment le duc d’Anjou trépassa auprès de Naples. Et du mariage fait de Jean de Bourgogne et Marguerite sa sœur aux fils et fille du duc de Bavière, comte de Hainaut.


Vous avez bien ci-dessus en celle histoire ouï recorder comment le duc d’Anjou, qui s’escripsoit roi de Sicile et de Jérusalem, alla en Pouille et conquit tout le pays jusques à Naples. Mais les Napolitains ne se vouldrent oncques tourner de sa partie ; ainçois tenoient et soutenoient, et avoient toujours tenu et soutenu la querelle de messire Charles de la Paix. Le duc d’Anjou demeura trois ans tout entiers sur ce voyage. Si pouvez bien croire que ce fût à grands coûtances, et que il n’est finance nulle, tant soit grande, que gens d’armes ne exillent et mettent à fin ; car qui veut avoir leur service, il faut que ils soient payés, autrement ils ne font chose qui vaille. Certes ils coûtèrent tant au duc d’Anjou que on ne le pourroit nombrer ni priser ; et ceux qui le plus effondoient son trésor, ce furent le comte de Savoye et les Savoyens. Toutefois le comte de Savoye, dont ce fut dommage, et moult de sa chevalerie, moururent en ce voyage. Et affaiblit le duc d’Anjou grandement de gens et de finance, et renvoya à ces deux choses au secours en France. Ses deux frères, le duc de Berry et le duc de Bourgogne, ne lui vouldrent pas faillir à son besoin ; et dirent que ils le reconforteroient et rafreschiroient de gens et de finance. Si avisèrent ces deux ducs, lesquels en France étoient taillés d’aller en ce voyage. Tout avisé, regardé et imaginé, on n’y pouvoit meilleurs ni plus propices envoyer, pour avoir connoissance de toutes gens d’armes, que le gentil seigneur de Coucy, et avecques lui le seigneur d’Enghien, comte de Conversan, lequel comté gît en Pouille. Ces deux seigneurs en furent priés et requis du roi de France et de ses oncles. À celle requête ils descendirent moult volontiers, car elle leur étoit hautement honorable. Si ordonnèrent leurs besognes et se mirent au chemin tout au plutôt que ils purent, avecques belle charge de gens d’armes. Mais quand ils furent venus jusques en Avignon, et entrementes que ils entendoient à leurs besognes pour passer outre, et faisoient passer leurs gens, nouvelles certaines vinrent que le duc d’Anjou étoit mort en un chastel de-lez Naples[1]. Le sire de Coucy, pour ces nouvelles, n’alla plus avant ; car bien véoit que son voyage étoit brisé. Mais le comte de Conversan passa outre, car il avoit à faire grandement en son pays, en Pouille et en Conversan.

Ces nouvelles furent tantôt sçues en France et notifiées au roi et à ses oncles. Si portèrent et passèrent la mort du roi de Sicile au plus bel qu’ils purent.

Quand madame d’Anjou, qui se tenoit à Angers, entendit ces nouvelles de son seigneur que il étoit mort, vous pouvez et devez croire et savoir que elle fut moult troublée et déconfortée.

Sitôt que le comte de Guy de Blois, qui étoit cousin à la dite dame, lequel se tenoit pour le temps à Blois, sçut les nouvelles, il se partit de Blois atout son arroy et vint vers sa cousine à Angers, et se tint de-lez elle un grand temps en la conseillant et réconfortant à son loyal pouvoir. Depuis s’en vint en France la roine qui s’escripsoit roine de Naples, de Sicile de Pouille, de Calabre et de Jérusalem, devers le roi et ses oncles, les ducs de Berry et de Bourgogne, pour avoir le conseil et le confort d’eux ; et amena ses deux enfans avecques elle, Louise et Charles.

La dame fut conseillée des nobles de France et de son sang, que elle se trait en Avignon devers le pape, et prensist la possession de la comté de Provence qui est terre appartenant au roi de Sicile, et se fit couronner du royaume de Sicile. La roine crut ce conseil ; et se ordonna pour aller vers Avignon et de y mener son ains-né fils, le jeune Louis, que partout on appeloit roi par la succession du roi son père. Mais ces choses ne se purent pas sitôt accomplir comme je le devise.

Tout cel hiver s’ordonnèrent les François pour envoyer en Escosse, et furent les trèves de France et d’Angleterre ralongées, et de tous les conjoints et adhers à leur guerre, de la Saint-Michel, jusques au jour de mai. Si firent faire grandes pourvéances par terre et par mer. Et étoit l’intention du conseil de France que à l’été qui venoit, on feroit forte guerre à tous lez ; et s’en iroit en Escosse l’amiral de France atout deux mille lances, chevaliers et écuyers ; et d’autre part en Languedoc, en Auvergne et en Limousin, le duc Louis de Bourbon et le comte de la Marche iroient atout deux mille combattans, pour reconqérir aucuns chastels que Anglois et pillards tenoient, qui moult travailloient le pays. Et faisoit-on faire et ordonner en Picardie et en Hainaut grand’foison de haches pour le voyage d’Escosse ; et cuire en Artois, à Lille, à Douay et à Tournay grand’foison de biscuit ; et toutes autres pourvéances appareiller selon la marine en mouvant de Harefleur[2] et venant toutes les bandes et les côtières de mer jusques à l’Escluse ; car c’étoit le principal hâvre là où on tendoit à monter.

La duchesse Jeanne de Brabant, qui étoit vefve de son mari le duc Wincelent de Bohême qui mort étoit, pour lequel trépas elle avoit eu grand douleur, car elle avoit perdu bonne compagnie et sollacieuse, se tenoit à Bruxelles entre ses gens. Si lui déplaisoit grandement le troublement que elle véoit en Flandre ; et volontiers y eût mis conseil, ordonnance et attrempance si elle pût ; car elle véoit et entendoit tous les jours que les Gantois se fortifioient des Anglois, lesquels leur promettoient grand confort ; et si véoit son neveu et sa nièce de Bourgogne qui devoient être par droit ses héritiers et qui étoient des plus grands du monde, tant que des plus beaux héritages tenans et attendans, en grand touillement par le fait de ceux de Gand. Outre encore véoit-elle le duc Aubert bail de Hainaut et la duchesse sa femme avoir de beaux enfans, dont il en y avoit jusques à deux fils et une fille tous à marier ; et entendoit que le duc de Lancastre rendoit et mettoit grand’peine à ce que Philippe sa fille, qu’il ot de la bonne duchesse Blanche sa première femme, fût mariée à l’ains-né fils du duc Aubert, qui par droit devoit être héritier de la comté de Hainaut, de Hollande et de Zélande. Si doutoit la dite dame, si ces alliances de Hainaut et d’Angleterre se faisoient, que les François n’en eussent indignation, et que le bon pays de Hainaut couvertement et ouvertement des passans de France allans en Flandre ne fût grevé ; avecques tout ce que le duc Aubert, pour la cause des Hollandois et des Zélandois et ceux qui marchissoient[3] sur la mer, confortoient en plusieurs manières les Gantois, dont le duc de Bourgogne et son conseil étoient informés, si n’en amoient mieux le duc Aubert, quoique à toutes ces choses il n’eût nulle coulpe ; car, si comme les Hollandois et les Zélandois disoient, la guerre de Flandre ne les regardoit en rien, ni ils ne pouvoient ni devoient défendre à courir marchandise.

La bonne dame dessus dite, considérant toutes ces choses, et les périls qui en pouvoient naître et venir, s’avisa que elle mettroit ces deux ducs ensemble, le duc de Bourgogne et le duc Aubert, et elle seroit moyenne de tous les traités ; et aussi elle prieroit au duc de Bourgogne pour ceux de Gand venir à merci. Adonc la bonne dame sur son avis et imagination ne se voult mie endormir, mais mit clercs en œuvre et messagers ; et fit tant par ses traités envers le duc de Bourgogne et le duc Aubert, que un parlement fut assigné à être en la ville de Cambray. Et l’accordèrent les deux ducs et leurs consaulx ; et ne savoient encore nuls, des deux ducs, fors la bonne dame, sur quel état et propos le parlement se tenroit.

À ce parlement, pourtant, que ils avoient scellé à être en la cité de Cambray au mois de janvier, si comme vers l’apparition des Trois Rois, vinrent le duc de Bourgogne et le duc Aubert et leurs consaulx ; et là vint et fut la duchesse de Brabant qui ouvrit tous les traités ; et remontra premièrement au duc de Bourgogne, comment il étoit en ce monde un grand sire et avoit de beaux enfans ; si étoit bien heure que l’un ou les deux fussent assignés et mis en lieu dont ils vaulsissent mieux ; et pour le présent elle ne pouvoit voir lieu ni assigner où ils fussent mieux que ès enfans de Hainaut, pour reconfirmer tous les pays ensemble et pour donner grand’cremeur à ses ennemis. « Car, beau nieps, dit-elle au duc de Bourgogne, je sais de vérité que le duc de Lancastre, qui est fort et puissant en Angleterre, procure fort que sa fille fût assignée à mon nepveu Guillaume de Hainaut ; et je aurois plus cher un profit pour vous et pour vos enfans que pour les Anglois. » — « Ma belle ante, répondit le duc de Bourgogne, grand merci ; et je vous croirai, et lairai convenir de ma fille Marguerite au damoisel de Hainaut. »

Adonc la bonne dame alla de l’un à l’autre, et commença à parlementer de ce mariage. Le duc Aubert, auquel ces paroles étoient assez nouvelles, en répondit moult courtoisement ; et dit que il n’avoit point là de son conseil tel que il vouloit avoir. « Et quel conseil, dit la duchesse, vous faut-il avoir pour bien faire, et mettre et tenir en paix votre pays ? » — « Ma femme, répondit le duc, car sans elle je n’en ferois rien ; autant a-t-elle en mes enfans comme j’en ai. Et aussi, belle ante, il appartient que les nobles de mon pays y soient et en soient informés. »

La duchesse répondit que Dieu y eût part. Et s’avisa que bellement elle les feroit départir de là ensemble, et leur prieroit que dedans le carême elle les pût remettre en celle propre cité ensemble, et leurs femmes, madame de Bourgogne et madame de Hainault et leurs consaulx ; et fit la dame tout ce si secrètement que planté de gens ne pouvoient savoir pourquoi le parlement avoit là été. Sur cel état les deux ducs se départirent de Cambray, et s’en alla le duc de Bourgogne en la cité d’Arras où madame sa femme étoit : le duc Aubert s’en retourna en Hollande où la duchesse sa femme étoit ; et la duchesse de Brabant s’en retourna en son pays, qui soigneusement et couvertement escripsoit et envoyoit de l’un à l’autre. Et moult en ot de peine et de frais pour remettre ces seigneurs et ces dames en la cité de Cambray ensemble ; car moult désiroit que les mariages se fissent, pour confirmer en bon amour et en unité Flandre, Brabant et Hainaut ensemble.

Tant exploita la duchesse de Brabant que ces parties et leurs consaulx, et elle aussi et son conseil, vinrent et furent tous à Cambray. Et là y ot fait moult de honneurs, car chacun de ces ducs s’efforçoit à faire honneur l’un pour l’autre. Là étoit la duchesse Marguerite de Bourgogne et la duchesse Marguerite de Hainaut qui se tenoit moult forte en ces traités, et disoit que si on vouloit que son fils eût Marguerite de Bourgogne, sa fille Marguerite aussi auroit Jean de Bourgogne ; par quoi il y auroit plus grand’conjonction de tout amour. Envis marioit et allioit en un hôtel le duc de Bourgogne deux de ses enfans à une fois ; de sa fille ce lui sembloit assez au damoisel de Hainaut ; et excusoit son fils Jean encore à trop jeune. Et avoit adonc le duc de Bourgogne imagination que il le marieroit à Catherine de France, sœur de son neveu le roi de France ; et furent ces traités et parlemens presque sur le point du faillir, car la duchesse de Bavière disoit que le mariage ne se feroit de l’un de ses enfans si il ne se faisoit de deux ; et tint toujours ce propos, ni on ne le put oncques briser. La duchesse de Brabant avoit grand’peine d’aller de l’un à l’autre et de remettre les traités en état et ensemble. Et tant exploita la bonne dame en remontrant raisons raisonnables et véritables, et par espécial au duc et à la duchesse de Bourgogne, que les besognes s’avancèrent et confirmèrent ; et furent les mariages enconvenancés du fils et de la fille du duc de Bourgogne au fils et à la fille du duc Aubert de Bavière. Et ce qui avoit détrié et empêché bien cinq jours les mariages à approcher, ce étoit un différend que le conseil du duc de Bourgogne y trouvoit et mettoit ; car ceux du conseil véoient et entendoient que le duc Aubert n’étoit que bail de Hainaut, car encore vivoit le duc Guillaume de Hainaut, son frère, lequel gissoit malade au Quesnoy, et pouvoit bien cil comte Guillaume survivre son frère le duc Aubert ; et si il le survivoit, il étoit tout clair que ses autres frères auroient par droit le bail et le gouvernement de Hainaut, et seroient déboutés les enfans du duc Aubert : pour celle doubte et différend s’en détrièrent ces mariages un terme ; et furent à Cambray bien onze jours, tant qu’il fut éclairci et prouvé que le duc Aubert n’avoit nul frères, et que le comte de Hainaut ne lui pouvoit éloigner que l’héritage ne lui revînt et à ses enfans.

Quand ces choses furent sçues et trouvées en voir, on ne détria guères depuis ; mais furent les mariages jurés et convenancés de Guillaume de Hainaut avoir à femme Marguerite de Bourgogne, et de Jean de Bourgogne avoir Marguerite de Hainaut ; et devoient retourner à Cambray toutes ces parties pour faire les solemnités des noces et épousailles aux octaves de Pâques, l’an de grâce mil trois cent quatre vingt et cinq.

  1. Louis, duc d’Anjou, mourut à Bisaglio, dans la terre de Bari, suivant les grandes Chroniques de France, le 7 septembre ; suivant Giannone, le 7 octobre ; suivant Sismondi, le 10 octobre, et suivant l’Art de vérifier les dates, dans la nuit du 20 au 21 septembre 1384.
  2. Le long de la côte en allant du côté de Harfleur.
  3. Habitaient les pays limitrophes.