Les Castes dans l’Inde (RDDM)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 125 (p. 313-347).
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LES
CASTES DANS L'INDE

III.[1]
LES ORIGINES

Depuis qu’il sollicite les chercheurs, le problème de l’origine des castes a été repris souvent et par plusieurs côtés. Bien des systèmes ont été proposés ; j’en puis, sans scrupule, écourter la liste. Parmi les tentatives assez récentes pour être complètement informées, il se dessine plusieurs courans ; il me suffira d’en préciser les tendances par des exemples. Ce ne sera pas une simple curiosité. Cette vue sommaire nous fournira l’occasion de déblayer le terrain, et, ne fût-ce que par voie d’élimination successive, nous nous rapprocherons des solutions probables.


I

Si les Hindous ont confondu les deux notions et les deux termes de classes et de castes, on a parmi nous suivi leurs erremens avec une docilité fâcheuse. J’entends surtout les indianistes. Représentais de l’école philologique, ils obéissent à une pente presque irrésistible en envisageant de préférence le problème sous cet aspect traditionnel. La théorie brâhmanique est comme leur atmosphère propre. La chronologie littéraire est leur point de départ invariable.

Fidèles à un principe qui, semble-t-il, s’impose a priori, — mais dont j’ai déjà ailleurs dénoncé, dans son application à l’Inde, les périls et la fragilité — la plupart ont admis de fait, comme une certitude évidente, que la suite des monumens littéraires devait correspondre à l’évolution historique et en refléter exactement les phases. Les Brâhmanas, qui, dans l’ordre des temps, se lient de plus près aux Hymnes, ne pourraient rien contenir qui ne fût le prolongement ou le développement normal des données qui y sont contenues. D’où ce dilemme : ou bien l’existence des castes est attestée dans le Véda, ou, au cas contraire, elles se sont nécessairement établies dans la période qui sépare la composition des hymnes, auxquels elles seraient inconnues, de la composition des brâhmanas qui en supposent l’existence ; à quoi s’ajoute ce corollaire, toujours tacite, mais toujours agissant, que c’est au moyen des élémens expressément fournis par les Hymnes que s’en devraient justifier les origines. Personne, que je sache, ou presque personne, ne s’est affranchi de ce postulat. On s’est cru tenu à considérer comme le point de départ certain les divisions qui, de l’aveu de tous, se révèlent dans le Véda, castes complètes et avérées suivant les uns, classes sociales suivant les autres ; les premiers, d’autant plus passionnés à retrouver les castes dans les Hymnes, qu’ils sentaient justement combien il est difficile de leur attribuer, suivant le mode ordinaire, une origine trop récente ; les seconds, concluant du silence des Hymnes que l’époque où ils remontent n’en aurait rien su, que le mouvement n’a donc pu se prononcer que plus tard ; les uns et les autres s’accordant pour considérer comme primitif, indissoluble, le lien qui rattache les quatre varnas du système à la naissance même de l’institution des castes.

Sous cette impression, on croit volontiers avoir assez fait quand, de considérations générales étayées d’analogies approximatives, on a déduit une explication plausible. Des prétentions et des intérêts de la classe sacerdotale, grâce à une alliance qui s’est vue ailleurs avec le pouvoir séculier, on fait sortir, par de savans calculs persévéramment poursuivis, cet état de fractionnement, maintenu par des règles sévères, qu’on n’envisage qu’à travers le prisme des livres de lois. De ces constructions, les lignes sont communément un peu molles ; elles peuvent séduire par leur régularité, par l’appel commode qu’elles font à des notions courantes. On n’est pas impunément si clair. Maîtres de l’analyse qui tire tout le vocabulaire indo-européen de quelques centaines de racines, certains explorateurs du langage ont bien cru toucher, dans les langues qui ont gardé le plus de transparence étymologique, aux premiers bégaiemens de la parole humaine Ils estimaient que le pas à franchir de là jusqu’à la source était négligeable ou peu s’en faut. Parmi les explications qu’a suscitées la caste, il en est qui font songer à ce facile optimisme. Il a exercé ses ravages jusque sur des esprits qui paraissaient des mieux armés pour s’en défendre.

M. Sherring, par exemple, a consacré de vastes travaux à l’étude directe des castes contemporaines. Quand, un jour, il a songé à coordonner ses vues d’ensemble, à résumer son sentiment sur l’Histoire naturelle de la caste, il a posé les termes du problème avec une fermeté qui n’était pas pour démentir les promesses de son titre. Chose curieuse, qu’un système préconçu ait pu stériliser tant d’observations et de science. M. Sherring ne nous a montré dans la caste que le fruit de la politique sournoise de prêtres ambitieux, fabriquant de toutes pièces et modelant à leur profit la constitution du monde hindou. La comparaison des jésuites et de leurs ambitions théocratiques joue en général dans ces exposés un rôle véritablement excessif. Nous la retrouvons jusque chez un des représentans les plus récens de l’école philologique. M. de Schröder ne semble pas d’abord enclin à exagérer l’autorité du système brâhmanique : il sent que la quadruple division en prêtres, guerriers, etc., ne peut correspondre qu’à une distinction de classes. Ce n’en est pas moins d’elles, et par-dessus tout de la constitution particulière aux brâhmanes, qu’il dérive les castes. S’il fallait l’en croire, le régime serait lié à la réaction victorieuse du brâhmanisme contre le bouddhisme expirant. La formation s’en trouverait ainsi rabaissée jusqu’à l’époque où parut l’homme dans lequel se personnifie ce mouvement, d’ailleurs si hypothétique, jusqu’à Çankara, le philosophe orthodoxe du VIIIe siècle.

Ce sont là les systèmes que j’appellerai traditionnalistes. Ils se répètent, se transmettent sans grand effort de renouvellement. Si ingénieux qu’ils puissent être dans quelques-unes de leurs parties, l’analyse n’en serait guère fructueuse. M. Roth a, par exemple, expliqué les premiers progrès de la caste sacerdotale par l’importance qu’aurait prise peu à peu le pourohita ou prêtre domestique des chefs. En se répandant dans les plaines de l’Inde, les peuplades aryennes se seraient résolues en fractions nombreuses ; elles se seraient émiettées ; les familles royales y auraient perdu en force et en autorité, d’où les kshatriyas : elles seraient tombées au rang d’une simple noblesse. Leur faiblesse aurait fait l’empire des brâhmanes. Toutes les vues d’un esprit si fin et si bien informé ont leur prix. Mais celle-ci n’intéresse réellement que l’histoire des classes, non pas la genèse des castes.

Confondre les unes avec les autres, c’est, à mon avis, tout brouiller. J’en ai déjà indiqué plusieurs raisons. La classe et la caste ne se correspondent ni par l’étendue, ni par les caractères, ni par les tendances natives. Chacune, parmi les castes mêmes qui se rattacheraient à une seule classe, est nettement distinguée de ses congénères ; elle s’en isole avec une âpreté que ne désarme aucun souci d’une unité supérieure. La classe sert des ambitions politiques ; la caste obéit à des scrupules étroits, à des coutumes traditionnelles, tout au plus à certaines influences locales, qui n’ont d’ordinaire aucun rapport avec les intérêts de classe. Avant tout, la caste s’attache à sauvegarder une intégrité dont la préoccupation se montre ombrageuse jusque chez les plus humbles. C’est l’écho lointain de luttes de classes qui, transmis par la légende, retentit dans la tradition. Les deux institutions ont pu, par la réaction des systèmes sur les faits, devenir solidaires ; elles n’en sont pas moins essentiellement indépendantes. La répartition hiérarchique de la population en classes est un fait presque universel ; le régime des castes est un phénomène unique. Que l’ambition brâhmanique en ait tiré parti pour mieux asseoir sa domination, c’est possible. Ce n’est pas évident. Il a existé des théocraties qui n’avaient pas pour base un régime de castes. Si la théorie a identifié les deux ordres d’idées, c’est un fait secondaire : nous l’avons vu par la critique même de la tradition. Pour comprendre le développement historique, il les faut distinguer soigneusement, sauf à s’enquérir comment les deux courans ont pu finalement se confondre. La spéculation sacerdotale a interposé entre les faits et notre regard un système artificiel. Gardons-nous de prendre pour le spectacle le rideau qui nous le dérobe.

Il peut paraître très simple de dériver, à la façon brâhmanique, un nombre infini de groupes du fractionnement successif de larges catégories primitives. Comment ne pas voir que ce morcellement s’inspire d’intérêts et de penchans directement opposés à l’esprit de classe, qui devrait bien plutôt resserrer sans cesse le faisceau ? Soumise à des principes d’unification variables, géographiques, professionnels, sectaires, etc., la caste se montre invariablement insensible aux considérations d’ordre général. L’esprit de classe ne rend compte d’aucune des particularités, d’aucun des scrupules qui font l’originalité de la caste, qui, même entre des groupes qui relèveraient en somme d’une classe commune, dressent tant et de si hautes barrières.

Ces systèmes posent donc mal la question ; ils partent d’un principe arbitraire qu’ils ne démontrent pas, qui, à l’application, révèle une évidente insuffisance. Ce n’est pas tout. Leur respect excessif pour les prétendus témoignages de la littérature les force à ramener les commencemens du régime jusqu’à une époque trop basse où tout indique que la vie de l’Inde était déjà fortement établie dans son assiette définitive. Nouvelle invraisemblance ! Une institution si universelle dans la société hindoue, douée d’une vitalité souple jusqu’à paraître indestructible, ne peut pas manquer d’être liée aux racines mêmes du développement national. Surgissant tardivement, au moins eût-elle, à prendre tant d’empire, laissé de ses commencemens des traces plus précises. Un trait est commun à tous les systèmes de cette catégorie : ils perdent trop de vue les faits actuels ; ils se privent des rapprochemens et des idées qu’évêque la vie des populations imparfaitement ou récemment assimilées à l’hindouisme dominant. Cette préoccupation tient au contraire une place d’honneur dans des travaux qui obéissent à d’autres directions, qui procèdent soit des doctrines sociologiques, soit de l’anthropologie.


II

M. Nesfield est dominé par des vues d’ethnographie générale ; sa foi aux classemens positivistes est d’une raideur qui surprend en un temps si revenu de tout dogmatisme. Au moins est-il dans ses conclusions d’une netteté parfaite ; si on hésite à le suivre, on sait où il va. La communauté de profession est, à ses yeux, le fondement de la caste ; c’est le foyer autour duquel elle s’est formée. Il n’admet aucune autre origine ; il exclut délibérément toute influence de race, de religion. C’est pour lui illusion pure que de distinguer dans l’Inde des courans de population divers, aryens et aborigènes. Le flot de l’invasion s’est abîmé de bonne heure dans la masse ; l’unité s’est faite très tôt ; plus de mille ans avant l’ère chrétienne, elle était déjà acquise. Seule, la constitution des castes a pu, grâce à la spécialité professionnelle, y jeter un dissolvant. Les castes se seraient d’ailleurs développées suivant un ordre absolu ; c’est l’ordre que suit la marche du progrès humain dans la vie, dans l’agriculture, dans les industries ; le rang social assigné à chacune serait précisément celui qu’occupe, dans cette série, le métier particulier auquel elle s’adonne. C’est ainsi que, parmi les castes d’artisans, il discerne deux grandes divisions : la première correspond aux métiers antérieurs à la métallurgie, c’est la plus basse ; la seconde, plus relevée, représente les industries métallurgiques ou est contemporaine de leur floraison. Il a dépensé une ingéniosité singulière à établir sur des bases analogues, — dans l’intérieur du groupe auquel elle appartient, — la préséance de chaque caste, telle qu’elle est, suivant lui, fixée par l’usage hindou. Les groupes se superposent ainsi, suivant qu’ils ont surtout rapport à la chasse, à la pêche, à l’état pastoral, à la propriété terrienne, aux métiers manuels, au commerce, aux emplois servîtes, aux fonctions sacerdotales. Pour me servir de ses propres expressions : « chaque caste ou groupe de castes représente l’une ou l’autre de ces étapes progressives de la culture qui ont marqué le développement industriel de l’humanité, non seulement dans l’Inde, mais dans tous les pays du monde. Le rang que chaque caste occupe, en haut ou en bas de l’échelle, dépend de l’industrie que chacune représente, suivant qu’elle appartient à une période de culture avancée ou primitive. De la sorte, l’histoire naturelle des industries humaines donne la clef de la hiérarchie aussi bien que de la formation des castes hindoues. » Partant de là, M. Nesfield nous montre les différentes professions émergeant de la tribu pour se constituer en unités partielles, et s’élever dans l’échelle sociale conformément aux métiers dont elles vivent. Issue de la tribu dont elle recompose les fragmens d’après un principe nouveau, la caste a gardé de ses origines des souvenirs persistans. C’est au type ancien de la tribu qu’elle a emprunté les règles étroites du mariage et l’interdiction sévère de tout rapprochement avec les groupes similaires. La caste sortirait donc de l’évolution régulière de la vie sociale prise à son niveau le plus bas, et suivie dans sa lente progression. Comment il peut concilier cette thèse avec la date relativement tardive à laquelle il rapporte d’ailleurs la constitution des castes, c’est ce que je ne prétends pas démêler. Quelle apparence que, mille ans avant notre ère, les Hindous fussent encore des barbares, dénués des élémens les plus humbles de la civilisation ?

Encore moins puis-je pénétrer comment, de ce point de vue, M. Nesfield arrive dans cette genèse à réserver aux brâhmanes une part si décisive. Il affirme en effet que « le brâhmane fut la première caste dans l’ordre du temps : toutes les autres furent formées sur ce modèle, s’étendant graduellement du roi ou guerrier, jusqu’aux tribus adonnées à la chasse et à la pêche, dont la condition n’est guère supérieure à celle des sauvages. » C’est des brâhmanes que, par la contagion de l’exemple, par la nécessité de se défendre, s’inspire l’exclusivisme de toutes les castes. Le brâhmane est le fondateur du système. C’est le brâhmane qui a inventé, à son profit, la règle qui seule achève de les constituer, la règle qui interdit d’épouser une femme d’autre caste. Contradiction singulière avec la suite, quand il dérive des usages traditionnels de la tribu la réglementation du mariage.

Ce n’est pas qu’il soit dupe du dogmatisme des livres religieux. A ses yeux « les quatre castes n’ont jamais eu dans l’Inde d’autre existence qu’aujourd’hui, comme une tradition qui fait autorité. » Empruntée au passé indo-iranien, elle n’a guère d’autre mérite que de rattacher la variété des castes aux différences de fonction. Les Vaïçyas et les Coudras, en particulier, n’ont jamais été qu’une sorte de rubrique destinée à envelopper une foule d’élémens hétérogènes. Mais, évidemment, et sans se soustraire à la séduction qu’exerçaient sur son esprit les constructions positivistes, M. Nesfield a bien senti que, faute d’un correctif, sa théorie prouvait trop. Sans doute aussi a-t-il, malgré sa naturelle indépendance, subi le prestige de la tradition. Quoi qu’il en soit, la concession qu’il lui fait, loin d’être inhérente à son système, en trouble toute l’ordonnance. L’originalité en est ailleurs. Si d’autres avaient, avant lui, assigné, dans la genèse des castes, une part d’action à la spécialité professionnelle, personne n’y avait ramené aussi délibérément toute l’évolution. Plus que personne aussi, il en a rattaché les détails caractéristiques aux souvenirs de la tribu. En prenant pied sur le terrain nouveau de l’ethnographie, il a étendu les perspectives et préparé à l’interprétation un fondement plus large.

Plusieurs des vues qu’il a semées en passant pourraient disparaître sans laisser de lacune sensible. La fusion des élémens divers de population fut, suivant lui, très anciennement achevée, la parfaite unité de l’ensemble assurée dès une haute époque ; Si chaleureuse qu’elle soit, sa conviction appellerait bien des objections et des réserves, mais elle n’est point indissolublement solidaire de ses vues sur l’origine professionnelle de la caste. On en peut dire autant des déductions étymologiques, des données légendaires dans lesquelles il prétend saisir, dès son début, l’histoire de bien des castes, au moment précis où elles se détachent par essaims successifs des tribus originaires. L’information ici est plus variée, la combinaison plus brillante que la méthode n’est rigoureuse.

M. Nesfield a peut-être trop étudié la caste par son aspect extérieur et actuel. Il a commencé par l’expérience quotidienne ; c’est un avantage, c’est aussi un péril. Sa théorie s’est si bien emparée de son esprit, qu’il a été naturellement entraîné à nous la présenter dans une exposition déductive, plutôt qu’il n’en a suivi la démonstration pied à pied. Convertira-t-il beaucoup de chercheurs à une thèse qui dérive un phénomène historique si particulier de constructions spéculatives si générales ? En mettant au premier rang, d’une part la profession, d’autre part l’organisation de la tribu, il a du moins fidèlement résumé une impression qui se manifeste chez la plupart des observateurs de la vie contemporaine. Tous sont frappés de cet enchevêtrement de groupes ethniques plus ou moins étendus dont j’ai cherché à donner quelque idée et dont il importe de ne perdre de vue ni la complication ni la mobilité. Ils les voient, en des dégradations infinies, se rapprocher plus ou moins du type de la caste, s’en rapprocher d’autant plus que la communauté de profession s’y est plus complètement substituée au lien d’origine ; et, naturellement, cette double remarque colore leurs conclusions théoriques.

Moins complète — moins poussée, si j’ose ainsi dire, que celle de M. Nesfield — c’est sur les mêmes données que repose la thèse de M. D. Ibbetson. D’esprit moins systématique, plus frappé de nuances assez changeantes pour décourager les généralisations, il s’enveloppe de réserves. Il se résume cependant, et voici, textuellement, les étapes qu’il discerne dans l’histoire de la caste : 1o l’organisation de la tribu, commune à toutes les sociétés primitives ; 2o les guildes fondées sur l’hérédité de l’occupation ; 3o l’exaltation particulière à l’Inde de la fonction sacerdotale ; 4o l’exaltation du sang lévitique par l’importance attribuée à l’hérédité ; 5o l’affermissement du principe par l’élaboration d’une série de lois tout artificielles, tirées des croyances hindoues, qui réglementent le mariage et fixent les limites dans lesquelles il peut être contracté, déclarent certaines professions et certains alimens impurs, et déterminent les conditions et les degrés des rapports permis entre les castes.

On voit quelle place tiennent ici encore la profession et la constitution de la tribu. Seulement, cette fois, le rôle des brâhmanes est renversé. Jaloux de consolider un pouvoir qui s’était fondé d’abord sur leur science religieuse, mais pour lequel cette base devenait trop fragile, ils trouvèrent, suivant M. Ibbetson, dans la division du peuple en tribus, dans la théorie de l’hérédité des occupations qui en était issue, une indication précieuse ; ils en firent leur profit. Ils en tirèrent ce réseau de restrictions et d’incapacités qui enlacent un Hindou de haute caste depuis sa naissance. Les brâhmanes sont présentés ainsi comme tributaires de l’organisation spontanée du pays. Ce système peut paraître plus logique que celui de M. Nesfield, mais, plus encore, peut-être, il procède d’une conjecture toute gratuite que n’étaie aucun commencement de preuve. Et que dire de cette conception des règles les plus essentielles, les plus caractéristiques de la caste ? Ces règles si strictes, qui exercent sur les consciences un empire si absolu, ne seraient qu’une invention artificielle, tardive, calculée dans une vue de parti ?

C’est par sa base même que pèche l’édifice, par l’importance démesurée que, d’accord en cela avec M. Nesfield, M. Ibbetson prête à la communauté de profession. Si la caste avait réellement là son lien primitif, elle aurait montré moins de tendance à se morceler, à se disloquer ; l’agent qui l’aurait unifiée d’abord en aurait maintenu la cohésion.

L’expérience montre au contraire comment les préjugés de caste retiennent à distance des gens que devrait rapprocher la même occupation exercée dans les mêmes lieux. On a vu quelle variété de professions peut séparer des membres de la même caste, et non pas seulement dans les classes inférieures, mais jusque dans les plus qualifiées. Nulle part l’abandon de la profession dominante n’est par lui-même une cause suffisante d’exclusion. Les occupations sont graduées suivant une échelle de respectabilité ; mais c’est par des notions de pureté religieuse que les degrés en sont fixés. A toute caste tous les métiers sont ouverts qui n’entraînent pas de pollution, ou du moins une aggravation d’impureté. M. Nesfield constate lui-même que l’on rencontre des brâhmanes exerçant tous les métiers, « excepté ceux qui impliquent une souillure cérémonielle et par conséquent la perte de la caste ». Si les castes les plus méprisées se dédoublent en sections nouvelles qui dédaignent la souche primitive, ce n’est pas que ces sections adoptent une profession différente, c’est simplement qu’elles renoncent à tels détails de leurs occupations héréditaires qui, d’après les préjugés régnans, emportent une souillure. Certains groupes de balayeurs sont dans ce cas.

Il est vrai que beaucoup de castes rendent une manière de culte aux instrumens propres à leur métier. Le pêcheur sacrifie une chèvre à son bateau neuf ; le berger enduit d’ocre la queue et les cornes de ses bêtes ; le laboureur répand une offrande mêlée de sucre, de beurre fondu et de riz sur sa charrue, à l’endroit où elle soulève la première motte ; l’artisan consacre ses outils ; le guerrier rend hommage à ses armes, le scribe à sa plume et à son écritoire. Pour curieux qu’ils soient, que prouvent de pareils usages ? Adonnés à des occupations variées, des gens de même caste peuvent rendre cette sorte d’hommage aux symboles les plus divers.

Beaucoup de castes empruntent leur nom à leur occupation dominante ; mais il ne s’agit laque d’une dénomination générique ; l’extension n’en correspond pas du tout forcément à celle de la caste. Banya, marchand, est, comme brâhmane ou kshatriya, un terme où l’on ne peut que très improprement voir un nom de caste. Dans une même province il englobera nombre de sections qui, n’ayant le droit ni de s’unir entre elles ni de manger ensemble, forment les vraies castes. Les castes agricoles se comptent par dizaines dans un même district, et les kâyasthas ou scribes du Bengale, malgré un nom professionnel commun, sont divisés réellement en autant de castes distinguées par des noms géographiques ou patronymiques, qu’il existe parmi eux de groupes endogames à usages particuliers et à juridiction spéciale. Ainsi partout. Il se peut que, dans certains cas, un titre professionnel local embrasse un groupe réuni tout entier en une caste unique. Ce sera l’exception. Le lien de métier est extrêmement fragile ; sous l’action du moindre accident, l’unité se disloque. Là n’est pas le pivot de la caste.

Sortie de la spécialité des occupations, elle ne serait qu’une guilde comme les guildes du moyen âge ou celles du monde romain. Qui pourrait confondre les deux institutions ? L’une, limitée aux seuls artisans, enfermée dans des cadres réguliers, circonscrite dans son action aux fonctions économiques dont les nécessités ou l’intérêt l’ont créée ; l’autre, pénétrant tout l’état social, réglant les devoirs de tous, foisonnant, agissant partout et à tous les niveaux, gouvernant la vie privée jusque dans ses rouages les plus intimes ? Que les castes et les anciennes guildes se touchent par certains côtés, rien de plus simple : les unes et les autres sont des corporations. Personne ne nie que la communauté de profession ait contribué à rapprocher ou à limiter certaines castes d’ouvriers ou d’artisans. On voit parfois des individus attirés dans l’orbite d’une caste nouvelle, des sectionnemens nouveaux évoluer, sous l’empire de la profession. Combien d’autres facteurs ont exercé parallèlement une action analogue !

Il existe en certains pays slaves, en Russie et ailleurs — ou du moins il existait encore à une date toute récente — des communautés de village exclusivement vouées à une profession unique, villages de cordonniers et villages de forgerons ou de corroyeurs, communautés de menuisiers et de potiers, voire d’oiseleurs et de mendians. Or, ces villages ne sont pas des assemblages d’artisans qui se sont fondus en une communauté, mais des communautés qui exercent une même industrie. Ce n’est pas la profession qui aboutit au groupement, c’est le groupement qui aboutit à la communauté de profession, qui l’a suggérée. Pourquoi n’en serait-il pas de même dans l’Inde ?

Faire sa place à la communauté de métier parmi les mobiles qui ont agi sur la destinée de la caste, et en faire la source suffisante du régime, sont deux. Autant la première proposition est d’abord vraisemblable, autant la seconde est inadmissible. Un Hindou- — un juge qui a de la situation le sentiment vivant et la pratique familière (Gourou Proshad Sen) — cherchant à résumer les traits permanens de la caste, a pu négliger complètement la profession. Où chercher l’essentiel de la caste, sinon dans les règles dont le maintien absolu en assure la perpétuité, dont la violation même légère entraîne pour l’individu la déchéance, pour un groupe la dissolution ? Ces règles n’ont avec la profession aucun lien, ou seulement un lien indirect par l’intermédiaire des scrupules de pureté. L’âme de la caste est ailleurs.


III

C’est dans la race, dans les oppositions qui en dérivent, que la cherche M. Risley ; il est par là en contradiction directe avec M. Nesfield. A l’en croire, la hiérarchie actuelle serait la consécration sociale de l’échelle ethnographique, depuis les aryens demeurés purs dans les castes les plus hautes jusqu’aux aborigènes les plus humbles parqués dans les basses castes. La race est, cette fois, substituée à la profession connue principe générateur. « L’index nasal » est la formule des proportions du nez ; c’est, paraît-il, le critérium le plus certain de la race. M. Risley aboutit à cette affirmation singulière, au moins d’aspect : « C’est à peine une exagération d’établir comme une loi de l’organisation des castes dans l’Inde orientale, que le rang social d’un homme varie en raison inverse de la largeur de son nez. » Qui ne resterait un peu sceptique ? Je ne me pique pas de discuter les mensurations et les classifications de M. Risley. Il faut avouer du moins que, jusqu’à présent, les théories qui ont prétendu résumer la situation ethnographique dans l’Inde se sont enlizées dans des contradictions et des difficultés inextricables. Il y a de quoi mettre les ignorans en défiance. Une concordance si parfaite, étant donnés les mélanges profonds et très accidentels de tant d’élémens, — et M. Risley les reconnaît lui-même, — tiendrait véritablement du prodige. M. Nesfield n’est pas moins décisif sur la concordance rigoureuse qu’il découvre entre le rang social et la série supposée de l’évolution industrielle. Par quel miracle les deux principes, issus de sources absolument différentes, s’ajusteraient-ils si parfaitement ? Je les laisse aux prises. Je le puis d’autant mieux que ni l’un ni l’autre, dans la théorie de leurs habiles avocats, n’engage véritablement le problème fondamental ; ils touchent moins l’origine des castes que la règle de leur hiérarchie.

S’autorisant de l’emploi ancien du mot varna et de la signification qui lui est habituellement attribuée dans la langue classique plus moderne, M. Risley voit dans l’opposition native entre la race conquérante et la race conquise, la blanche et la noire, le germe d’une distinction de castes. Les lois endogamiques sont le fondement du régime. En présence d’une population méprisée, les aryens auraient élevé ce rempart pour protéger la pureté d’un sang dont ils tiraient gloire. La caste est, pour M. Nesfield, affaire de profession ; elle est pour M. Risley affaire, de mariage. C’est l’analogie, c’est l’imitation de ce groupement primitif qui, se répandant de proche en proche, avec l’autorité que lui prêtait la sanction des classes dirigeantes, aurait multiplié à l’infini les ramifications, dérivées tour à tour et suivant les cas de causes ou d’occasions diverses : communauté de langue, voisinage ou identité de profession, croyances ou convenances sociales. Il en arrive par un détour à se rallier d’assez près au système orthodoxe des brâhmanes : la prédominance peu à peu conquise par le sacerdoce serait la source principale de toute l’évolution. En dépit d’une simplification outrée, la théorie des castes mêlées reste pour lui un témoignage précieux de ce croisement incessant des populations dont le mélange en proportions variables est la cause capitale qui a multiplié les sectionnemens.

Si, dans sa rigueur, la règle endogamique de la caste appartient proprement à l’Inde, les règles exogamiques, dont nous avons constaté l’action parallèle, sont bien plus générales. A des degrés inégaux et sous des formes mobiles, l’exogamie est une loi universelle. Sous des noms changeans, les groupes exogames se retrouvent au sommet et à la base de la société hindoue : gotras éponymes chez les brâhmanes, clans unis par le totem chez les populations aborigènes, se rencontrent, se fortifient et parfois se fondent les uns dans les autres ; les classes inférieures sont toujours jalouses d’assimiler leur vieille organisation à cette législation brâhmanique dont l’adoption leur devient un titre de noblesse. À ce point, nous retrouvons chez M. Risley comme chez M. Nesfield un sentiment très vif de l’action qu’ont exercée sur la condition définitive des castes les traditions et les coutumes des tribus autochthones. Mais, s’ils s’accordent à tirer nombre de castes du démembrement successif de peuplades autonomes, la part que chacun d’eux fait aux institutions de la tribu, plus exactement de la tribu aborigène, est singulièrement inégale : M. Nesfield y dénonce la source originale de plusieurs des lois qui régissent la caste, la règle endogamique par exemple ; M. Risley n’y cherche guère que des analogies curieuses avec les coutumes qu’a apportées de son côté l’élément aryen, telles que les restrictions exogamiques ; mais des faits si universels cessent d’être significatifs.

Les théories trop timides qui n’osent s’émanciper de la tradition hindoue restent impuissantes ; il ne faut pas moins se garder des théories trop vagues, trop compréhensives. Si la communauté d’occupation suffisait à fonder le régime des castes, il devrait régner dans bien d’autres pays que l’Inde. L’objection saute aux yeux. Elle ne condamne pas moins le système qui se contente, sans enchaînement historique, sans détermination précise, de signaler les lois de la caste comme une survivance de l’antique organisation de la tribu ou du clan.

Se réfère-t-on aux traits généraux d’une organisation si naturelle aux périodes archaïques de la sociabilité humaine qu’elle se retrouve chez les races les plus diverses ? On reste dans le vague ; on ne démontre rien. Si l’on songe uniquement ou même principalement à l’organisation des tribus aborigènes de l’Inde, si l’on admet qu’elle ait réagi avec une force si décisive sur la constitution générale du monde hindou, qu’une classe ambitieuse de prêtres s’en soit emparée, en ait fait une arme de combat, on retourne le courant probable de l’histoire, on prête à des mobiles trop minces une puissance disproportionnée. Tout indique que, dans la marche de la civilisation indienne, l’action déterminante appartient aux élémens aryens ; les élémens aborigènes n’ont exercé qu’une action modificatrice, partielle et secondaire.

Est-ce à dire que ce rapprochement, de la caste et de la tribu soit stérile ? .l’y vois au contraire une notion neuve, capitale, mais à condition que l’on serre les faits d’un peu près, que l’éblouissement des généralités commodes ne fasse pas perdre de vue l’enchaînement nécessaire des réalités historiques. C’est ce qui me dispense d’entrer dans le détail des spéculations que les recherches récentes sur l’organisation juridique primitive ont occasionnellement consacrées à la caste. Celles mêmes qui se sont sagement confinées dans le domaine Aryen, étant trop sommaires, ne sont guère entrées dans le vif de l’évolution. Nous en ferons à l’occasion notre profit. Mais nous avons touché du doigt le danger des thèses trop abstraites. La caste n’existe que dans l’Inde. C’est donc qu’il en faut chercher la clef dans la situation spéciale de l’Inde. Sans fermer les yeux à d’autres clartés, c’est aux faits eux-mêmes qu’il faut demander des lumières, à l’analyse des élémens caractéristiques du régime, tels que l’observation nous les livre dans le présent et nous aide à les reconstituer dans le passé.

IV

La caste est le cadre de toute l’organisation brâhmanique. C’est pour venir au brâhmanisme que les populations aborigènes se constituent en castes, acceptent les règles strictes de la caste. Le fait n’est sûrement pas nouveau. Or, le brâhmanisme a pu se charger d’élémens étrangers, il a pu, au cours de l’histoire, subir des influences extérieures ; il reste en somme dans l’Inde le représentant de la tradition aryenne. Sans exclure en aucune façon l’éventualité d’actions secondaires, nous sommes autorisés à chercher d’abord des sources aryennes à une institution qui nous apparaît si étroitement fondue avec la doctrine et la vie brâhmaniques.

L’histoire des vieilles sociétés aryennes repose sur l’évolution, variable suivant les lieux, de l’antique constitution familiale, telle que la comparaison des traits épars dans les diverses branches de la race permet d’en deviner la physionomie. Par la notion de parenté qui la pénètre, par la juridiction qui y règle assez tyranniquement la vie privée, mariage, nourriture, usages cérémoniels, par la pratique habituelle de certains cultes particuliers, par son organisation corporative, la caste rappelle en effet le groupe familial tel qu’on l’entrevoit à ses degrés divers, dans la famille, la gens, la tribu. Ses traits originaux ne sont pas moins accusés. Il n’en est guère pourtant dont, en y regardant de près, on n’aperçoive le germe dans ce passé, encore que les élémens communs ne se soient pas ailleurs développés dans la même ligne ni également étendus. C’est au fond le même phénomène dont l’Inde nous donne bien d’autres exemples. En presque toutes les matières qui provoquent la comparaison avec les rameaux congénères de la souche aryenne, nous nous y heurtons tout ensemble à des coïncidences minutieuses et à des divergences profondes. La parenté perce jusque dans des élémens qui, évidemment, ont été coulés ici en un moule nouveau.

Des règles qui contrôlent le mariage dans la caste, les lois exogamiques qui excluent toute union entre gens relevant d’une même section, gotras ou clans de diverses sortes, se signalent par leur rigueur. Elles ont, dans toutes les sociétés primitives, exercé un large empire. Il s’atténua promptement dans les milieux où fleurit une constitution politique plus savante. Le principe en fut certainement familier à la race aryenne comme à d’autres. Au témoignage de Plutarque, les Romains, dans la période ancienne, n’épousaient jamais de femmes de leur sang. Parmi les matrones qui nous sont connues, on a remarqué que, en effet, aucune ne porte le même nom gentilice que son mari. Le gotra est proprement brâhmanique, son rôle est certainement ancien ; la règle exogamique plonge, à n’en pas douter, dans le passé le plus reculé des immigrans. Elle est si bien primitive, sous cette forme du gotra, qu’elle est antérieure à la caste ; elle en déborde le cadre ; les mêmes gotras traversent une foule de castes diverses ; le régime de la caste s’y est donc surajouté. Les deux institutions se sont fondues tant bien que mal, elles ne sont pas nécessairement liées. C’est exactement ce qui se passa à Athènes quand l’établissement des « dèmes » assigna à des districts différens des familles qui appartenaient à une gens, à un γένος ; unique.

C’est la loi endogamique qui nous frappe le plus, la loi qui n’autorise d’union qu’entre fiancés de même caste. Elle n’est guère moins répandue que la loi exogamique dans les phases primitives des sociétés humaines. Elle n’a pas seulement, chez les peuples aryens, laissé des traces fort apparentes ; elle s’y lie à tout un ordre de faits et de sentimens qui en révèle l’origine. A Athènes, il fallait, au temps de Démosthène, pour faire partie d’une phratrie, être né d’un mariage légitime dans une des familles qui la composaient. En Grèce, à Rome, en Germanie, les lois ou les mœurs n’accordent la sanction du mariage légal qu’à l’union conclue avec une femme de rang égal, citoyenne libre. Tout le monde a présente à l’esprit la lutte séculaire que les plébéiens durent soutenir à Rome pour conquérir le jus connubii, le droit de se marier avec les patriciennes. On la prend couramment comme un conflit politique entre classes rivales. Elle couvre tout autre chose. Ce n’est pas seulement par orgueil nobiliaire, c’est au nom du droit sacré que les gentes patriciennes, de race pure, restées fidèles à l’intégrité de la religion antique, repoussaient l’alliance des plébéiens impurs, mêlés d’origine, destitués de rites de famille. Les patriciens obéissaient au même scrupule qui, dans un cadre nouveau, inspire aujourd’hui la loi endogamique de la caste. Mais, sous le régime de la caste, il va dans l’Inde s’aggravant, rétrécissant les avenues ; la lutte des classes à Rome, sous un régime politique, abaisse les barrières ; bientôt elle étend le cercle, sans plus de distinction, à la catégorie entière des citoyens. À ce point, et jusque dans des conditions si opposées, l’analogie se poursuit en prolongemens curieux. Le connubium déborde la cité ; il est accordé successivement à plusieurs populations amies. N’est-ce pas, toutes proportions gardées, la contre-partie de ce qui se passe dans l’Inde, quand des sections de caste acceptent ou refusent le mariage avec d’autres sections ? quand ce cercle varie, suivant les lieux et les circonstances, avec une facilité qui semble ruiner la rigueur du précepte général ? Parallélisme tardif qui, dans deux courans si divergens d’ailleurs, la caste hindoue et la cité romaine, semble attester encore la parenté des origines.

Même dans la théorie, un homme de caste supérieure peut épouser des femmes de caste plus basse. Il n’en était pas autrement à Rome ou à Athènes. Le devoir d’épouser une femme de rang égal n’y excluait pas des unions avec des femmes de souche inférieure, étrangères ou affranchies. Tout semblable est dans la famille hindoue le cas de la femme çoûdrâ. Exclue par la théorie, elle ne l’est point dans la pratique, mais elle ne peut donner le jour à des enfans qui soient les égaux de leur père. Nous savons pourquoi. De part et d’autre se dresse entre les époux un obstacle irréductible, l’inégalité religieuse. Suivant Manon, les dieux ne mangent pas l’offrande préparée par une çoûdrà. À Home, il suffit de la présence d’un étranger au sacrifice de la gens pour offenser les dieux. La çoûdrâ est une étrangère ; elle n’appartient pas à la race qui, par l’investiture du cordon sacré, naît à la plénitude de la vie religieuse. Et, s’il est loisible aux hautes castes, à côté de la femme légitime, et de plein droit, d’épouser une coudra, encore l’union doit-elle être célébrée sans les prières consacrées. Dans la conception aryenne du mariage, les époux forment le couple sacrificateur attaché à l’autel familial du foyer. C’est sur cette conception commune que repose en dernière analyse l’endogamie de la caste hindoue, comme les limitations imposées à la famille classique.

Il est interdit de manger avec des gens d’autre caste, d’user d’alimens préparés par des gens de caste inférieure. C’est une des bizarreries qui nous surprennent. Le secret n’en est pas impénétrable. Il faut songer au rôle religieux que, de tout temps, les Aryens assignent au repas. Produit du foyer sacré, il est le signe extérieur de la communauté de la famille, de sa continuité dans le passé et dans le présent ; de là les libations, dans l’Inde les offrandes journalières aux ancêtres. Là même où, par l’usure inévitable des institutions, le sens primitif a pu s’atténuer, il reste bien vivant dans le repas funèbre, le perideipnon des Grecs, le silicernium des Romains, qui, à l’occasion de la mort des parens, manifeste l’unité indissoluble de la lignée.

Que le repas ait gardé pour les Hindous une portée religieuse, les preuves en abondent. Le brâhmane ne mange pas en même temps ni dans le même vase, non pas seulement qu’un étranger ou un inférieur, mais que sa propre femme, que ses fils non encore initiés. Il s’agit si bien ici de scrupules religieux qu’il est défendu de partager la nourriture, fût-ce d’un brâhmane, si, par une cause quelconque, encore qu’accidentelle, indépendante de sa volonté, il est sous le coup d’une souillure. Un çoûdra même ne peut, sans contamination, manger le repas d’un dvija souillé.

L’impureté se communique ; elle exclut donc de la fonction religieuse du repas. Et voilà pourquoi c’est on s’asseyant à un banquet commun avec ses compagnons de caste, que le pécheur qui a été temporairement exclu consacre sa réhabilitation. C’est en vertu du même principe que, dans le mariage solennel des Romains, les époux se partagent un gâteau en présence du feu sacré ; la cérémonie est essentielle : elle constate l’adoption de la femme dans la religion familiale du mari. Qu’on ne cherche pas là une bizarrerie isolée ; on a pu dire que, dans le culte qui unissait la curie ou la phratrie, l’acte religieux caractéristique était le repas fait en commun. Les repas romains des Caristies, qui réunissaient la parenté, excluaient non seulement tout étranger, mais tout parent que sa conduite paraissait rendre indigne. Les Perses avaient gardé des usages pareils. Les repas quotidiens des prytanes étaient restés chez les Grecs un des rites officiels de la religion de la cité. Mais le menu n’en était pas indifférent ni arbitraire. La nature des mets et l’espèce de vin qui y devaient être servis étaient définies par des règles qui variaient avec les lieux. En excluant tels ou tels alimens, l’Inde a pu généraliser l’application du principe ; elle ne l’a pas inventé. Lui aussi, il a dans le passé commun ses analogies et son germe.

Chose remarquable, les Hindous qui ont, sous d’autres aspects, conservé plus fidèlement que personne la signification du repas commun, qui l’ont, semble-t-il, étendue, se sont, plus que d’autres, éloignés du type primitif dans la forme liturgique du banquet funèbre ou çrâddha. D’après la théorie, au lieu de réunir les parens, il est offert à des brâhmanes. Mais ils sont donnés comme représentant les ancêtres et reçoivent la nourriture en leur nom. Encore, celui qui offre le sacrifice doit-il, symboliquement au moins, à la façon des ancêtres eux-mêmes, s’associer à eux. C’est bien, en dépit des notions nouvelles qu’y a pu introduire le rituel développé, la prolongation idéale du repas de famille. Les brâhmanes invités doivent être choisis avec un soin qui rappelle la loi de pureté imposée aux convives primitifs. Si des brâhmanes sont substitués aux parens, la nouveauté s’explique assez par l’envahissement de la puissance sacerdotale. Les commentateurs ne font-ils pas de même acquitter au profit des brâhmanes la composition du meurtre ? Elle était pourtant bien certainement, dans le passé aryen, payée à la famille du mort L’insistance que mettent les livres de lois à réserver les çrâddhas aux brâhmanes, trahit la tendance à laquelle ils obéissent. Une place reste toujours éventuellement réservée aux parens. Il est visible, il ressort des restrictions mêmes, que, dans la pratique courante, les çrâddhas étaient l’occasion de vrais repas communs. Les Hindous en distinguent diverses sortes qui ne sont nullement liées aux funérailles. Tel « çrâddha purificatoire » (goshthi çrâddha) semble bien être le reflet ritualiste de ce repas de caste qui célèbre la réintégration d’un membre coupable. En l’incorporant dans la série, on se souvenait qu’une parenté étroite rattachait ce cérémonial à l’antique repas de famille.

C’est de la sainteté du feu domestique qu’il dérive sa signification. Dans l’antiquité romaine, l’exclusion de la communauté religieuse et civile s’exprime par « l’interdiction du feu », mais aussi et en même temps par « l’interdiction de l’eau ». Il semble de même, dans l’Inde, que l’association d’un feu étranger et d’une eau polluée rende particulièrement impur l’aliment offert ou préparé par une main indigne. J’ai conté que des castes supérieures acceptent du grain rôti par certaines castes inférieures, mais à la condition qu’il ne contienne aucun mélange d’eau ; que des Hindous, qui recevraient du lait pur de certains musulmans, le rejetteraient avec indignation s’ils le croyaient additionné d’eau. Dans les rites qui accompagnent l’exclusion de la caste, on remplit d’eau le vase du coupable, et un esclave le renverse en prononçant la formule : « Je prive d’eau un tel. » On voit que ces notions ont, dans la vie aryenne, de lointaines attaches et de curieuses analogies. On s’explique du même coup comment certains textes, qui remontent à la période ancienne de la littérature sacerdotale, mettent au même rang l’admission à la communauté de l’eau et au connubium.

Le sens du repas commun et des interdictions corrélatives est si fortement marqué dans les mœurs qu’il frappe l’observateur contemporain dégagé de tout préjugé archéologique : « La communauté de nourriture, dit M. Ibbetson, est employée comme le signe extérieur, la manifestation solennelle de la communauté de sang. » Les parens se rapprochent autour de la même table. C’est le même principe, appliqué inversement, qui interdit la participation au même repas, et plus généralement tout contact, entre gens qui n’ont point part aux mêmes rites de famille. Cette tradition a laissé des traces, ailleurs encore que dans l’Inde. Le jus osculi, le contact par l’accolade, constate la parenté. Le germe est ancien ici encore. L’impureté même du cadavre s’explique sans doute en partie par cette considération que la mort exclut forcément le défunt des rites. Elle le met donc en dehors de la famille ; son contact, sa présence, souillent les proches à la façon d’un outcast. Souvenons-nous que l’exclusion de la caste est, par le cérémonial même, assimilée à la mort ; pour les deux cas, on célèbre les funérailles. L’impureté qui atteint les parens dans les jours de deuil est une conception commune à toute l’antiquité aryenne. L’impureté se transmet par le rapprochement. L’impureté de l’homme s’étend à la femme et au serviteur. Il faut donc éviter avec soin tout attouchement qui souille, tout rapport avec des gens, qui, s’ils ne tombent pas sous le coup d’une souillure accidentelle, sont impurs par le fait même qu’ils n’appartiennent pas à la communauté du même feu et de la même eau. Le développement de cette loi dans la caste est parfaitement logique.

Le tribunal même de la caste, avec sa juridiction limitée, ne manque pas d’antécédens. La famille antique a un conseil qui, à Rome, en Grèce, en Germanie, entoure et assiste le père dans les occasions graves, notamment quand il s’agit de juger un fils coupable. L’exclusion de la famille fait pendant à l’exclusion de la caste. Des deux parts elle équivaut à une excommunication qui, sous sa forme la plus redoutable, s’exprime en latin par la qualification de sacer. Elle crée chez les Romains une situation religieuse et civile fort analogue à celle de l’outcast, du patita hindou. La gens latine reconnaît un chef qui juge les litiges entre ses appartenans. A l’instar de la caste, les gentes prennent des décisions qui sont respectées par la cité ; comme les castes, elles obéissent à des usages particuliers qui obligent leurs membres. En revanche, certaines familles védiques se distinguent par telles cérémonies, par une prédilection pour certaines divinités, où semble survivre le particularisme religieux qui réservait à la famille classique, à la gens, des cultes spéciaux et des rites exclusifs.

Bien que, en plusieurs cas, le culte d’un ancêtre commun ou d’un patron attitré rappelle dans l’Inde le culte gréco-romain des héros éponymes, on ne peut dire que ce soit dans la caste un trait saillant. L’individualisme religieux a fait ici, grâce à l’allure plus libre de la spéculation, des progrès qui ailleurs ont été entravés par l’avènement d’une constitution politique décidément opposée à toute innovation cultuelle. La religion a pu, dans l’Inde, se localiser, se fractionner à l’infini et, à l’occasion, se mobiliser avec une liberté inconnue dans les milieux classiques. C’est surtout dans la pratique, dans les usages inspirés directement par des conceptions très anciennes, que se manifeste, au sein de la caste, la continuité de la tradition.

V

Nous touchons au nœud de cette recherche. Les rapprochemens que je viens de rappeler ont été pour la plupart reconnus déjà et signalés. Ce ne sont que des exemples, des indices. On en grossirait aisément le nombre. L’essentiel est d’en peser la signification. Tout nous ramène aux élémens de la vieille constitution familiale ; le vrai nom de la caste est jâti, qui signifie « race ». Encore faut-il préciser. La famille n’était pas, à l’époque où les aryens de l’Inde se séparèrent pour suivre leurs destinées propres, le seul organisme social. Elle était enveloppée dans des corporations plus larges : le clan, la tribu. L’existence en est sûre, quoique les faits, variables et indécis, se laissent mal enfermer dans des définitions rigoureuses. On a discuté, et assez confusément, sur la relation réciproque des différens groupes, sur l’ordre dans lequel ils se sont formés. Il suffit que ces cercles concentriques, qui embrassent une aire de plus en plus vaste, soient, dans le monde aryen, conçus sur un même type. En sorte qu’on a pu considérer que le clan et la tribu, quels que soient les noms qu’ils prennent dans les différens pays, ne sont que l’élargissement de la famille ; ils en copient l’organisation en l’étendant. Peu nous importe au fond leur généalogie. Le fait est que leur constitution respective est rigoureusement analogue. En parlant de constitution familiale, c’est, au même titre, la constitution de la tribu, du clan que j’ai en vue.

Les termes ici se correspondent très suffisamment ; gens, curie, tribu à Rome, famille, phratrie, phylé en Grèce ; famille, gotra, caste dans l’Inde. L’harmonie générale est frappante. Elle est d’autant plus instructive que, à l’origine, si l’on en juge par toutes les analogies, la différence la plus essentielle du clan à la tribu, comme de la section à la caste, se résume en ce que le groupe plus restreint est exogame, le groupe plus large, endogame. L’organisation politique a seulement, à l’époque assez tardive où les pays classiques nous sont bien connus, ébranlé ou déplacé certaines coutumes, et par exemple, pour la règle d’endogamie, substitué à la seule tribu l’ensemble de la cité. S’il faut s’étonner, c’est de trouver que les principes directeurs aient, de part et d’autre, survécu dans des traces si sensibles à la séparation dès lors si ancienne des rameaux ethniques où nous en suivons les destinées.

Si la caste couvre exactement tout le domaine du vieux droit gentilice, ce ne peut être ni rencontre fortuite ni résurrection moderne. Encore moins est-ce par hasard que ses pratiques les plus singulières se rapportent exactement aux notions primitives et en continuent l’esprit. L’ensemble est complet, bien lié, étroitement soudé au passé, et cela en une matière qui domine souverainement la vie et les préoccupations les plus intimes. C’est donc une institution organique qui puise sa sève à des sources très profondes.

Les guildes du moyen âge font, par plus d’un usage, penser à des traits connus de l’organisation antique. Qui oserait prétendre qu’elles en soient les héritières directes ? Des coutumes, qui, sous l’empire d’idées nouvelles et d’une complète révolution morale, n’avaient survécu qu’en perdant dans la conscience publique leur signification et leur vie propre, y ont pu rentrer par des cheminemens plus ou moins obscurs : je veux que le ; patronage d’un saint y soit le reflet de l’éponymat des béros antiques, que le repas qui, à certains jours solennels, en réunissait les membres, soit un souvenir du repas de famille ; il n’y a pas de l’un à l’autre de transmission continue, de filiation immédiate. Rien dans les guildes qui corresponde à la solide cohésion de la corporation familiale. Elles ne sont pas seulement ouvertes à tout venant pourvu qu’il remplisse les conditions requises, elles n’imposent aucune entrave à la vie civile et privée de leurs membres. Les ressemblances sont, en quelque sorte, accidentelles et fragmentaires. Il est croyable que les repas qui, aujourd’hui encore dans nos campagnes, rassemblent après un enterrement les parens et les amis du défunt, ne sont pas sans connexité avec les repas funèbres de l’antiquité. Qu’importe si, dans ce long trajet, l’usage a perdu sa portée originaire ? D’un tout autre ordre est la parenté qui lie la caste au système ancien de la communauté familiale. C’est de l’une à l’autre une continuité véritable, une transmission directe de la vie.

Est-ce à dire que l’Inde ait simplement conservé un type primitif de la constitution aryenne ? Telle n’est assurément pas ma pensée. Des prémisses communes, si la caste a pu sortir dans l’Inde, il est sorti dans les pays classiques un régime tout différent. Mais la caste est restée tout imprégnée de notions qui l’enchaînent à l’arrière-plan aryen. Comment, dans les conditions uniques où elles se trouvèrent transplantées sur le sol de l’Inde, ne se seraient-elles pas épanouies en une institution originale ? La physionomie en a été altérée au point de rendre d’abord méconnaissables dans la caste les types plus primitifs ; elle en est pourtant la légitime héritière. Nous n’avons rien fait tant que nous n’avons pas saisi le mécanisme de cette transformation.

Les hymnes védiques sont trop peu explicites sur les détails de la vie extérieure et sociale. Nous y voyons au moins que la population aryenne se répartit en nombre de tribus ou peuplades (janas) subdivisées en clans qu’unissent des liens de parenté (viças) et qui sont à leur tour fractionnés en familles. La terminologie du Rig-Véda est à cet égard passablement indécise ; le fait général est clair. Sajâta, c’est-à-dire « parent » ou « compagnon de jâti », de race, semble dans l’Atharva-Véda désigner les compagnons de clan (viç). Jana, qui affecte une signification plus large, rappelle à la fois l’équivalent avestique du clan, la zanton, et la jâti ou la caste. Une série de termes, vrâ, vrijana, vrâja, vrâta, paraissent être des synonymes ou des subdivisions, soit du clan, soit de la peuplade. La population aryenne vivait donc, à l’époque à laquelle se réfèrent les Hymnes, sous l’empire d’une organisation que dominaient les traditions de la tribu et des groupemens inférieurs ou similaires. La variété même des noms indique que cette organisation était assez flottante ; elle en était d’autant plus souple à se plier aux formes définitives que les circonstances devaient lui imposer dans l’Inde.

On entrevoit sans peine plusieurs des facteurs qui ont contribué, chacun pour sa part, à la pousser dans la voie où elle s’est développée.

De toute nécessité, la vie des envahisseurs demeura, au cours de leur lente conquête, sinon nomade, au moins très instable. Il est des peuplades dont nous suivons le déplacement. Cette mobilité était très défavorable à l’organisation d’une constitution politique, très favorable au maintien des vieilles institutions. Les hasards de la lutte locale ne pouvaient d’ailleurs manquer de réagir sur l’état des peuplades. En bien des cas, elles se disloquèrent. Tout en gardant la tradition des coutumes héréditaires, les tronçons se reconstituèrent sous l’action de nécessités et d’intérêts nouveaux, topographiques ou autres. La rigueur exclusive du lien généalogique en dut subir quelque atteinte. La porte était entr’ouverte à des principes de groupement variables.

L’assiette de la population a rarement en Orient la fixité à laquelle nous a habitués le spectacle de l’Occident. L’absence d’un état fortement constitué est ici, tour à tour, cause et effet. L’Inde a, jusque de nos jours, conservé quelque chose de cette mobilité. De tout temps les villes y ont été l’exception. Il est naturel que, à l’époque ancienne, nous n’en saisissions guère de traces. Même plus tard, les grandes capitales qui s’y sont fondées n’avaient pas de fortes racines ; elles ont vécu souvent d’une existence éphémère. C’est le village, le grâma, qui, depuis les hymnes védiques jusqu’à ce temps-ci, est le cadre à peu près unique de la vie hindoue. Tel qu’il apparaît dans les Hymnes, il est plutôt pastoral qu’agricole. Des synonymes comme vrijana, qu’on ne peut séparer de vraja, « pâturage », évoquent les mêmes images. Et aussi gotra. Le mot n’est employé dans le Rig-Véda qu’avec le sens étymologique d’ « étable ». Si pourtant nous le voyons ensuite désigner régulièrement le clan éponyme, l’usage est indubitablement ancien. Le Rig-Véda n’y fait point d’allusion ; cela prouve simplement une fois de plus quelle illusion périlleuse il y a à tirer du silence des Hymnes des conclusions positives. Cette application du mot ne se justifie du reste que par une étape intermédiaire. Très voisin de vrijana par sa signification première, il a dû traverser une évolution analogue ; il a dû être lui aussi un synonyme, au moins approximatif, de grâma ou village.

Le village hindou a toute une vie autonome. Dans plusieurs régions, il est une véritable corporation, et son territoire propriété commune : une organisation qui a provoqué de fréquens parallèles avec les communautés de village slaves. On a été amené à considérer le village comme l’équivalent du clan primitif : il en aurait perpétué, dans un établissement plus fixe, la communauté de sang, la communauté de biens et la juridiction. Je ne décide pas si partout les communautés de village sont dans l’Inde d’origine ancienne, si elles n’ont pas, en certains cas et sous l’empire de conditions spéciales, reconstitué accidentellement un type social primitif. Elles témoignent au moins d’une puissante tradition de vie corporative. Parallèlement règne dans une vaste région le système de ces communautés de famille (joint family) où plusieurs générations restent groupées dans l’indivision et sous une autorité patriarcale. L’esprit est ici opiniâtrement conservateur des vieilles institutions. Ce n’est pas tout.

J’ai parlé de ces villages russes où la communauté de propriété et le rapprochement sur un même sol ont eu pour conséquence la communauté professionnelle. Le même fait s’est produit dans l’Inde. On n’en peut douter quand on songe aux nombreux villages de potiers, de corroyeurs, de forgerons, auxquels la littérature, la littérature bouddhique surtout, fait des allusions si fréquentes. La communauté de métier a pu d’autant mieux se propager de la sorte, si un lien de consanguinité unissait à l’origine les membres du village. Or il est sans cesse question de villages de brâhmanes. C’est donc que, souvent au moins, la parenté dominait les groupemens ; car, à coup sûr, pour des brâhmanes, la parenté était l’essentiel, non pas l’identité de profession : ils vivaient infiniment moins de leurs fonctions rituelles que d’industrie agricole et surtout pastorale. Ce qui n’empêche que leur exemple n’ait pu cependant, en vertu d’une analogie superficielle, favoriser autour d’eux la communauté de métier, dans des groupes moins nobles et moins respectés. La masse des immigrans aryens s’établit donc en villages fermés, dominés plus ou moins par une notion de parenté réelle ou putatives, formant en tous cas une corporation où, dans un cadre modifié, survivait le clan. Plus cette organisation était générale, plus elle devait imposer d’autre part aux corps de métiers eux-mêmes une constitution équivalente. Peu nombreux et peu spécialisés dans la vie pastorale, ils étaient voués à un accroissement forcé par le développement économique et les progrès de la culture. Les représentans des professions mécaniques, là où la nécessité les éparpilla parmi les populations qui réclamaient leurs services, ne pouvaient, au sein d’une organisation universellement corporative, s’assurer une existence supportable qu’en s’adaptant au type commun.

C’est ici que les idées religieuses interviennent. Les scrupules de pureté ne permettaient pas aux habitans des villages aryens de se livrer à certaines professions, ni même d’accueillir dans leur communion des compatriotes qui s’y seraient livrés. Parmi ces exclus, les mêmes délicatesses, établissant une échelle d’impureté entre métiers divers, tendaient à multiplier les cloisons. Le sentiment religieux les rendait d’autant plus infranchissables qu’il était plus soigneusement entretenu. La théocratie brâhmanique y pourvut avec une énergie et une persévérance uniques. En admettant que la classe sacerdotale n’ait pas d’abord établi sans protestation les formules absolues de son empire, elle en a sûrement jeté les fondemens de très bonne heure. Dès les périodes les plus hautes de la littérature, ses prétentions s’affirment en termes exaltés.

La hiérarchie des classes ne pouvait créer de toutes pièces le régime des castes ; il dérive d’une division plus spontanée et correspond à un sectionnement beaucoup plus menu. Elle y put aider. Elle avait donné l’exemple et l’habitude d’un fractionnement plus large, il est vrai, mais qui, à certains égards, n’était guère moins rigoureux. Elle eut surtout deux conséquences indirectes. Par la domination qu’elle revendiquait pour les brâhmanes, elle conserva aux scrupules religieux une rigidité qui se répercuta dans la sévérité des règles de caste. Elle servit de base à cette hiérarchie qui est devenue partie intégrante du système ; elle en facilita l’établissement en prêtant une force singulière aux notions de pureté qui en somme graduent l’étiage social. Si la théocratie triomphante fixa le régime de la caste dans sa forme systématique, ce fut aux élémens mêmes d’où sortait cette théocratie que la caste emprunta directement sa raison d’être et son origine.

C’est ainsi que l’échelle des castes, déterminée par les brâhmanes ou du moins sous leur inspiration, maintenue par eux, put se substituer à l’état plus ancien ; l’organisation moins précise des classes s’y résorba. Dans l’antiquité classique la lente fusion des classes est à la fois le stimulant et le résultat de l’idée civile et politique qui se dégage. Dans l’Inde, la puissance théocratique enraie toute évolution en ce sens. L’Inde ne s’est élevée ni à l’idée de l’Etat ni à l’idée de patrie. Au lieu de s’élargir, le cadre s’y resserre. Au sein des républiques antiques la notion des classes tend à se résoudre dans l’idée plus large de la cité ; dans l’Inde elle s’accuse, elle tend à se circonscrire dans les cloisons étroites de la caste. N’oublions pas qu’ici les immigrans se répandaient sur une aire immense ; les groupemens trop larges étaient condamnés à se disperser. Dans cette circonstance les inclinations particularistes puisèrent un supplément de force.

Je ne puis me persuader que la caste soit sortie de la tribu autochthone. Le régime a été trop énergiquement embrassé par les brâhmanes ; ils l’ont élevé à la hauteur d’un dogme. A tous ses élémens constitutifs les autres rameaux aryens opposent des analogies frappantes, plusieurs d’autant plus décisives que la parenté y éclate moins dans des rencontres extérieures que dans la communauté des idées directrices. Les tribus aborigènes, quand nous les voyons entrer dans le cadre brâhmanique, et si aisément que leur organisation assez fluide se plie à des exigences nouvelles, sont forcées, au passage, de la soumettre à bien des retouches. Elles gardent longtemps leur marque d’origine. On y discerne les traces persistantes d’un apport étranger qui détonne quelque peu dans l’ensemble, les clans à totem par exemple. Comment croire que les brâhmanes aient emprunté à des vaincus, pour lesquels ils n’ont cessé d’afficher le plus humiliant dédain, les règles compliquées de pureté au nom desquelles ils raffinent soit sur la nourriture, soit sur les rapports personnels ? Qu’ils se soient si volontiers approprié une organisation sociale qui ne serait pas spontanément sortie de leurs traditions propres ?

On a parfois admis trop facilement que les indigènes étaient d’eux-mêmes en possession de tout ce système. Ils pouvaient, d’origine, en avoir certains traits ; il ne faut pas oublier pourtant que nous sommes ici exposés à plus d’une méprise. L’imitation des règles brâhmaniques s’est infiltrée jusque dans des populations restées d’ailleurs très barbares. Elles montrent à les adopter un penchant des plus forts. Tout en gardant les coutumes les moins orthodoxes, elles s’efforcent de s’adjoindre un clergé de brahmanes fort méprisé pour le concours qu’il leur prête, fort méprisant lui-même à l’égard de ses ouailles, mais dont, malgré tout, elles tiennent le patronage à grand honneur. Le rite brâhmanique du mariage s’est implanté jusque dans des tribus qui n’appellent même pas de brâhmanes à leurs cérémonies. Telle caste très basse, comme les Râmoshis, où la limite exogamique est marquée par le totem, a pourtant beaucoup emprunté aux brâhmanes, non seulement sa légende généalogique, mais l’interdiction du mariage des veuves. C’est renverser les termes que d’attribuer aux aborigènes la paternité de pareilles restrictions. Aux étapes primitives, l’organisation et la coutume se ressemblent aisément d’une race à l’autre ; le mécanisme social est trop rudimentaire pour être très divers. Encore faut-il se garder de prendre des emprunts tardifs pour un bien héréditaire.

Tout indique cependant que le voisinage, le mélange des aborigènes, n’a pas été sans action sur rétablissement de la caste ; action indirecte peut-être, mais puissante. Le choc des Aryens contre des populations méprisées pour leur couleur et pour leur barbarie ne pouvait qu’exalter chez eux l’orgueil de race, fortifier leurs scrupules natifs à l’endroit des contacts dégradans, doubler la rigueur des règles endogamiques, en un mot favoriser tous les usages et toutes les inclinations qui menaient à la caste. J’y comprends cet exclusivisme hiérarchisé qui couronne le système et qui, proprement, le transpose du domaine familial dans le domaine social et semi-politique.

Trop nombreux pour être entièrement asservis, les anciens maîtres du sol subirent l’ascendant d’un vainqueur mieux doué ; mais, là même où ils perdirent complètement leur indépendance ils conservèrent en somme leur organisation native. Enveloppés dans une sorte de conversion plutôt que réduits par une force centralisée, ils contribuèrent certainement à entretenir dans l’ensemble du pays ce caractère si particulier d’instabilité et de flottement. Les peuplades continuèrent à s’y coudoyer comme autant de menues nationalités à demi autonomes. Cette population aborigène opposait ainsi à l’éclosion d’un régime politique organisé un obstacle énorme qui n’a jamais été franchi ; par ses exemples elle servait la cause des institutions archaïques ; de toute façon, elle favorisait donc le maintien du régime sous lequel le vainqueur avait d’abord poussé son expansion. Plus tard, le mélange des deux races ne put qu’agir dans le même sens ; il prêta à ces précédens la force des habitudes et des instincts héréditaires. Le vieux cadre ne se consolidait-il pas au fur et à mesure qu’il ouvrait à plus de retardataires les portes de l’hindouisme ? Encore que modifiée en un régime de castes sous l’empire de conditions que je cherche à dégager, l’organisation de la tribu était un point de rencontre assez naturel, étant donné leur état de civilisation respectif, pour les conquérans et les vaincus. Nulle part dans l’antiquité, les aryens n’ont témoigné grand goût pour les professions manuelles. Les Grecs et les Romains les abandonnaient à des esclaves ou à des classes intermédiaires, affranchis, simples domiciliés. Etablis en communautés villageoises, d’abord toutes pastorales, les aryens étaient, dans l’Inde moins encore qu’ailleurs, poussés à s’y adonner. Elles durent rester en général le lot soit des aborigènes, soit des populations que leur origine hybride ou suspecte reléguait au même niveau.

En devenant gens de métier, les uns et les autres apportaient et leurs traditions et le désir de s’assimiler à l’organisation analogue de la race supérieure. La crainte de se souiller fermait aux aryens nombre de professions ; cette crainte pénétra, elle se généralisa dans cette population inférieure avec l’influence religieuse et sacerdotale des immigrés. Elle ne pouvait manquer de multiplier parmi eux des sectionnemens échelonnés suivant l’impureté réputée plus ou moins grave des occupations : c’est ce qui arrive aujourd’hui encore sous nos yeux. Ainsi les aborigènes, trop nombreux pour tomber individuellement, en règle générale au moins, dans la condition d’esclaves domestiques, acculés par les circonstances aux métiers manuels, furent amenés, à la fois par leur tradition propre et par les idées qu’ils recevaient de l’influence aryenne, à se former en groupemens nouveaux dont la profession parut être le lien.

Ce mouvement accentuait, il complétait le mouvement parallèle qui, dans des conditions différentes, quoique sous l’empire de plusieurs idées communes, dut, nous l’avons vu, se produire parmi les aryens eux-mêmes. Ni d’un côté ni de l’autre, la communauté de profession ne fut le principe de l’agrégation ; on voit comment elle en put prendre l’apparence, non pas seulement pour nous, mais peu à peu aux yeux mêmes des Hindous. Inutile d’ajouter que, arrivé à ce point, et dans l’âge des formations secondaires, où l’usure de l’évolution oblitère les idées et les mobiles anciens ou en émousse la conscience, une trompeuse analogie en put faire réellement un facteur autonome de groupement. Ce ne fut là que le dernier terme du développement ; il était issu de sources bien différentes.

En dehors du jeu naturel des élémens extérieurs, sociaux ou historiques, il faut tenir compte des mobiles moraux, des inclinations primitives et des croyances essentielles. Malheureusement des ugens si subtils, d’une influence continue, mais mal déterminée, ne sont pas faciles à mettre en lumière. J’en ai touché en passant quelques-uns. Lame hindoue est très religieuse et très spéculative ; gardienne obstinée des traditions, elle est singulièrement insensible aux joies de l’action et aux sollicitations du progrès matériel. Elle offrait un terrain prédestiné pour une organisation sociale faite d’élémens très archaïques, qui obéissait à une autorité sacerdotale prépotente, qui consacrait l’immutabilité comme un devoir et la hiérarchie établie comme une loi naturelle.

Ce régime se rattache surtout par une convenance frappante au plus populaire, au plus caractéristique peut-être, au plus permanent à coup sûr, des dogmes qui dominent la vie religieuse de l’Inde, à la métempsycose. L’immobilité des cadres dans lesquels la caste enferme la vie, se justifie et s’explique d’elle-même, par une doctrine qui fonde la condition terrestre de chacun sur la balance de ses actions antérieures, bonnes et mauvaises. Le sort de tout homme est fixé par le passé : il doit être, dans le présent, déterminé et immuable. L’échelle des rangs sociaux correspond fidèlement à l’échelle infinie des mérites moraux et des déchéances morales.

Toutes ou presque toutes les sectes issues de l’hindouisme ont accepté la métempsycose comme une certitude indiscutable ; toutes ou presque toutes ont accepté la caste sans révolte. Le bouddhisme ne fait, du point de vue de la profession religieuse, aucune différence entre les castes. Toutes sont admises sans difficulté et sans distinction dans le corps des moines, toutes appelées au salut. Logiquement ces prémisses devraient aboutir à la suppression des castes. Il n’en est rien. La polémique directe ne s’éveille que tardivement, et alors, — par exemple dans un livre qui y est tout consacré, la Vajrasoâchî, — elle prend la forme spéciale d’une attaque dirigée contre les privilèges de la classe brâhmanique. C’est une lutte d’influence entre deux clergés, non une protestation systématique contre un régime hors duquel les bouddhistes eux-mêmes ne concevaient pas l’existence sociale.

Diverses socles ascétiques suppriment de même pratiquement la caste ; elles admettent et rapprochent sans réserve dans leur ordre religieux tous les postulans. Chez plusieurs cette égalité se symbolise, lors de la consécration des adeptes, par la destruction solennelle du cordon sacré. Comment exprimer mieux la suppression de tout lien familial, la renonciation au monde ? C’est l’équivalent de ces cérémonies funèbres qui, je l’ai dit, signalent l’exclusion de la caste. Il s’agit, non de renverser un système qui est le fondement même de la vie nationale, mais de créer, à l’intérieur de ce cercle immense, un groupe plus ou moins étendu de saints qui s’évadent du monde et rompent tous ses liens. Pour la masse des adhérens, la caste subsiste incontestée ; dans nombre de cas, la nouvelle communauté de foi sert de levier à la création de sections nouvelles. Nous ne sommes plus au temps où il pouvait être permis de présenter le bouddhisme ou le jaïnisme comme des tentatives de réforme sociale dirigées contre le régime des castes. La résignation illogique avec laquelle ils s’y sont plies, montre au contraire combien, à l’époque de leur fondation, il était profondément enraciné dans la conscience hindoue, soudé à ces croyances, à ces notions irréductibles, comme la doctrine du mérite moral, de la métempsycose, de la délivrance finale, dont ils recueillirent l’héritage sans protestation.


VI

Longtemps on a cru, sur le témoignage de Platon et d’Hérodote, que l’Egypte aurait été régie par le système des castes. C’est une vue abandonnée aujourd’hui par les juges les plus autorisés. Elle paraît décidément contredite par les monumens indigènes. Les Grecs, peu accoutumés à de vastes organismes héréditaires reliés par le privilège du rang ou la communauté de la fonction, pouvaient aisément, là où ils en rencontraient des types plus ou moins stricts, en exagérer l’importance ou l’étendue. Jusqu’à présent, l’Inde a seule révélé un régime universel de castes, au sens où nous l’avons constaté et défini. Tout au plus trouve-t-on ailleurs des traces accidentelles, des germes d’institutions analogues ; elles ne sont nulle part généralisées ni coordonnées en système. La Grèce a connu, à Lacédémone et ailleurs, plusieurs cas de fonctions et de métiers héréditaires. Malgré les incertitudes qui en obscurcissent l’interprétation, les noms que portent les quatres tribus (phylé) ioniennes de l’Attique sont bien des noms professionnels : soldats, chevriers, artisans. Ce ne sont assurément pas des castes. L’exemple prouve au moins que la tradition aryenne pouvait, sous l’empire d’une situation favorable, incliner vers la caste. L’enseignement est bon à retenir.

Un fait social qui domine un pays immense, qui s’enchevêtre dans tout son passé, a nécessairement plus d’une cause. A l’enfermer dans une déduction unique, trop précise, on s’égare à coup sûr. Des courans si puissans sont faits d’affluens nombreux. L’explication vraie doit, j’en suis convaincu, faire sa part à chacun des agens qu’on a tour à tour poussés au premier plan, dans un esprit trop systématique et trop exclusif. Il est bien d’autres pays où une race immigrante s’est trouvée juxtaposée à des occupans qu’elle a vaincus et dépossédés, et cette situation n’y a pas fait naître la caste. D’autres populations ont connu de fortes distinctions de classes, et la caste leur est demeurée étrangère. La théocratie s’accommode d’autres cadres. Il faut donc que le régime résulte dans l’Inde de l’action combinée de plusieurs facteurs. J’espère avoir discerné les principaux.

Tâchons d’embrasser d’un coup d’œil le raccourci de cette histoire.

Nous prenons les aryens à leur entrée dans l’Inde. Ils vivent sous l’empire des vieilles lois communes à toutes les branches de la race. Ils sont divisés en peuplades, clans et familles ; plus ou moins larges, les groupes sont également gouvernés par une organisation corporative dont les traits généraux sont pour tous identiques, dont le lien est une consanguinité de plus en plus étroite. L’âge de l’égalité pure et simple de clan à clan, de tribu à tribu, est passé. Le prestige militaire et le prestige religieux ont commencé leur œuvre. Certains groupes, rehaussés par l’éclat des prouesses guerrières, fiers d’une descendance plus brillante ou mieux assurée, enrichis plus que d’autres par la fortune des armes, se sont solidarisés en une classe nobiliaire qui revendique le pouvoir. Les rites religieux se sont compliqués au point de réclamer, soit pour l’exécution des cérémonies, soit pour la composition des chants, une habileté spéciale et une préparation technique. Une classe sacerdotale est née, qui appuie ses prétentions sur les généalogies plus ou moins légendaires qui rattachent ses branches à des sacrificateurs illustres du passé. Le reste des aryens est confondu dans une catégorie unique au sein de laquelle les divers groupes se meuvent dans leur autonomie et sous leurs lois corporatives. Des notions religieuses dominaient dès l’origine toute la vie ; le sacerdoce déjà puissant double ici le prestige et la rigueur des scrupules religieux.

Les aryens s’avancent dans leur nouveau domaine. Ils se heurtent à une race de couleur foncée, inférieure en culture, qu’ils refoulent. Cette opposition, le souci de leur sécurité, le dédain des vaincus, exaltent chez les vainqueurs l’exclusivisme natif, renforcent toutes les croyances et tous les préjugés qui protègent la pureté des sectionnemens entre lesquels ils se répartissent. La population autochthone est rejetée dans une masse confuse que des liens de subordination assez lâches rattachent seuls à ses maîtres. Les idées religieuses qu’apportent les envahisseurs y descendent plus ou moins avant, jamais assez pour la relever à leur niveau. Cependant, en s’étendant sur de vastes espaces où leurs établissemens ne sont guère cantonnés par aucunes limites naturelles, les envahisseurs se dispersent ; ébranlés par les accidens de la lutte, les groupemens primitifs se disjoignent. La rigueur du principe généalogique qui les unissait en est compromise : les tronçons, pour se reformer, obéissent aux rapprochemens géographiques ou à d’autres convenances. Peu à peu se sont imposées les nécessités d’une existence moins mouvante. C’est dans des villages d’industrie pastorale et agricole que se fixe la vie plus sédentaire ; et c’est d’abord par parentés qu’ils se fondent ; car les lois de la famille et du clan conservent une autorité souveraine ; on continue d’observer les usages traditionnels que sanctionne la religion. Les habitudes plus fixes développent les besoins et les métiers d’une civilisation qui est devenue plus exigeante. Les corps d’état sont à leur tour enveloppés dans le réseau, soit que la communauté de village entraîne la communauté d’occupation, soit que les représentans dispersés d’une même profession dans des lieux assez voisins obéissent à une nécessité impérieuse en se modelant sur le seul type d’organisation usité autour d’eux.

Avec le temps deux faits se sont accusés : des mélanges plus ou moins avoués se sont produits entre les races ; les notions aryennes de pureté ont fait leur chemin dans cette population hybride et jusque dans les populations purement aborigènes. De là deux ordres de scrupules qui multiplient les sectionnemens, suivant l’impureté plus ou moins forte, soit de la descendance, sort des occupations. Si les principes anciens de la vie familiale se perpétuent, les facteurs de groupement se diversifient : fonction, religion, voisinage, d’autres encore, à côté du principe primitif de la consanguinité dont ils prennent plus ou moins le masque. Les groupes s’accroissent et s’entre-croisent. Sous la double action de leurs traditions propres et des idées qu’elles reçoivent de la civilisation aryenne, les tribus aborigènes elles-mêmes, au fur et à mesure qu’elles renoncent à une vie isolée et sauvage, accélèrent l’afflux des sectionnemens nouveaux. La caste existe dès lors. On voit comment elle s’est, dans ses diverses dégradations, substituée lentement au régime familial dont elle est l’héritière.

Un pouvoir politique eût pu subordonner ces organismes aux ressorts d’un système régulier. Nulle constitution politique ne se dégage. L’idée même n’en naît pas. Comment, s’en étonner ? La puissance sacerdotale n’y peut être favorable, puisqu’elle en serait compromise ; or son action est très forte et très soutenue. Elle paralyse même dans l’aristocratie militaire l’exercice du pouvoir. Le relief du pays ne constitue pas de noyaux naturels de concentration ; toute limite est ici flottante. La vie pastorale a longtemps maintenu un esprit de tradition sévère ; aucun goût vif de l’action ne l’entame. La population vaincue est nombreuse ; refoulée plus qu’absorbée, elle est envahie lentement par la propagande sacerdotale plutôt que soumise par une brusque conquête. Avec quelques tempéramens elle garde, là surtout où elle se cantonne et s’isole, beaucoup de son organisation ancienne. Par sa masse qu’elle interpose, par l’exemple de ses institutions très rudimentaires, par la facilité même avec laquelle ces institutions se fondent dans l’organisation assez sommaire des immigrans, elle oppose un obstacle de plus à la constitution d’un pouvoir politique véritable. Donc nul rudiment d’Etat.

Dans cette confusion, la classe sacerdotale a seule, en dépit de ses fractionnemens, gardé un solide esprit de corps ; seule elle est en possession d’un pouvoir tout moral, mais très efficace. Elle en use pour affermir et pour étendre ses privilèges ; elle en use aussi pour établir, sous sa suprématie, une sorte d’ordre et de cohésion. Elle généralise et codifie l’état de fait en un système idéal qu’elle s’efforce de faire passer en loi. C’est le régime légal de la caste. Elle y amalgame la situation actuelle avec les traditions tenaces du passé où la hiérarchie des classes a jeté les fondemens de sa puissance tant accrue depuis.

Sorti d’un mélange de prétentions arbitraires et de faits authentiques, ce système devient, à son tour une force. Non seulement les brâhmanes le portent comme un dogme dans les parties du pays dont l’assimilation se fait à une date tardive ; partout, grâce à l’autorité immense qui s’attache à ses patrons, il réagit par les idées sur la pratique. L’idéal spéculatif tend à s’imposer comme la règle stricte du devoir. Mais, des faits à la théorie, il y avait trop loin pour qu’ils aient pu jamais se fondre complètement.

Ce qui nous intéresse, c’est le chemin qu’a suivi l’institution dans sa croissance spontanée. Je puis donc m’arrêter ici.

La caste est, à mon sens, le prolongement normal des antiques institutions aryennes, se modelant à travers les vicissitudes que leur prépara le milieu qu’elles rencontrèrent dans l’Inde. Elle serait aussi inexplicable sans ce fond traditionnel qu’elle serait inintelligible sans les alliages qui s’y sont croisés, sans les circonstances qui l’ont pétrie.

Que l’on m’entende bien ! Je ne prétends pas soutenir que le régime des castes, tel que nous l’observons aujourd’hui, avec les sections infinies, de nature, de consistance diverses, qu’il embrasse, ne contienne rien que le développement logique, purement organique, des seuls élémens aryens primitifs. Des groupes d’origine variée, de structure variable, s’y sont introduits de tout temps et s’y multiplient encore : clans d’envahisseurs qui jalonnent la route des conquêtes successives ; tribus aborigènes sorties tardivement de leur isolement farouche ; fractionnemens accidentels soit de castes proprement dites, soit de groupes assimilés. Il y a plus : ces mélanges qui, aggravés de combinaisons multiples, donnent à la caste de nos jours une physionomie si déconcertante, si insaisissable, se sont, à n’en pas douter, produits de bonne heure, S’ils ont été en s’accusant, ils ont commencé dès l’époque où le régime se formait. Je l’ai dit déjà, je le répète à dessein. A condenser en une formule sommaire une conclusion générale, on risque de paraître outrer son principe ; effort de précision ou séduction de nouveauté, on risque de fausser, en l’étendant à l’excès, une pensée juste. Je ne voudrais pas que l’on me soupçonnât d’un entraînement contre lequel je suis en garde.

Ce que j’estime, c’est que, quelques influences qu’ils aient pu subir du dehors, quelques troubles qu’aient apportés les hasards de l’histoire, les aryens de l’Inde ont tiré de leur propre fonds les élémens essentiels de la caste, telle qu’ils l’ont pratiquée, conçue et finalement coordonnée. Si le régime sous lequel l’Inde a vécu n’est ni une organisation purement économique des métiers, ni un chaos barbare de tribus et de races étrangères et hostiles, ni une simple hiérarchie de classes, mais un mélange de tout cela, unifié par l’inspiration commune qui domine, dans leur fonctionnement, tous les groupes, par la communauté des idées et des préjugés caractéristiques qui les rapprochent, les divisent, fixent entre eux les préséances, cela vient de ce que la constitution familiale, survivant à travers toutes les évolutions, gouvernant les aryens d’abord, puis pénétrant avec leur influence et s’imposant même aux groupemens d’origine indépendante, a été le pivot d’une lente transformation.

Qu’elle ait été traversée d’élémens hétérogènes, je n’ai garde de l’oublier. D’ailleurs une fois achevée dans ses traits essentiels, elle a, cela va sans dire, comme tous les systèmes vieillissans où la tradition ne se retrempe plus dans une conscience vivante des origines, subi l’action de l’analogie. Les principes qu’on a cru y découvrir, l’arbitraire même, armé de faux prétextes, y ont fait leur œuvre. Pour être accidentelles ou secondaires, ces altérations n’ont pas laissé que de jeter quelque désarroi dans la physionomie des faits. Je n’y insiste pas cependant. On en retrouvera aisément les sources dans les détails que j’ai eu l’occasion de signaler en passant.

Même à nous enfermer dans la période de formation, combien nous souhaiterions de fixer des dates ! Ce que j’ai dit de la tradition littéraire expliquera que je n’en aie pas de précises à offrir. Des institutions anciennes ne s’imprègnent que par progressions insensibles d’un esprit nouveau ; des mouvemens qui peuvent, suivant les circonstances, marcher d’un pas inégal dans des régions diverses, ne se manifestent dans les témoignages que lorsque l’ordre antérieur est devenu tout à fait méconnaissable. Ils sont obscurs parce qu’ils sont lents. Ils ne supportent pas de dates rigoureuses. Tout au plus pourrait-on espérer de déterminer à quel moment le système brâhmanique, qui a depuis régi théoriquement la caste, a reçu sa forme dernière. La prétention serait encore trop ambitieuse. Nous pouvons nous en consoler ; nous n’en serions pas beaucoup plus avancés, s’il est vrai que ce système résume l’idéal de la caste dominante plus qu’il ne reflète la situation vraie. Même en ce qui concerne le Véda, la valeur des indices qu’il apporte n’est rien moins que définie. Il faudrait savoir s’il épuise bien l’ensemble des faits contemporains, s’il les rend intégralement et fidèlement. C’est ce dont je n’estime pas du tout que nous soyons certains. Ce qui est sûr, c’est qu’on y voit saillir encore en un plein relief cette hiérarchie de classes qui s’est plus tard résolue dans le régime des castes. Il est pourtant indubitable que, dès la période védique, les causes avaient commencé d’agir qui, par leur action combinée et suivie, devaient sur le vieux tronc aryen greffer un ordre nouveau.

Les aryens de l’Inde et les aryens du monde classique partent des mêmes prémisses. Combien les conséquences sont de part et d’autre différentes !

A l’origine, les mêmes groupes, gouvernés par les mêmes croyances, les mêmes usages. En Grèce et en Italie, ces petites sociétés s’associent et s’organisent. Elles s’étagent en un système ordonné. Chaque groupe conserve dans sa sphère d’action sa pleine autonomie ; mais la fédération supérieure qui constitue la cité embrasse les intérêts communs et régularise l’action commune. Le chaos prend forme sous la main des Grecs. Les organismes disjoints se soudent en une unité plus large. Au fur et à mesure qu’elle s’achève, l’idée nouvelle qui en est l’âme latente, l’idée politique, s’ébauche. Comme la caste, la cité est issue de la constitution primitive commune ; jetée dans le moule des mêmes règles religieuses, des mêmes traditions, mais inspirée par des nécessités nouvelles, elle dégage un principe nouveau d’organisation. Elle se montre capable de s’élargir, de s’affranchir des barrières qui ont soutenu, mais aussi contenu ses premiers pas. Plus tard, elle suffira, en se transformant, aux besoins des révolutions de mœurs et de pouvoir les plus profonds.

Dans l’Inde, la caste continue les antiques coutumes ; elle les développe même à plusieurs égards dans leur ligne logique ; mais elle perd quelque chose de l’impulsion qui avait créé les groupes primitifs, et elle n’en renouvelle pas l’esprit. Des notions diverses se mêlent ou se substituent ici au lien généalogique qui avait noué les premières sociétés. En se modifiant, en devenant castes, elles ne trouvent pas en elles-mêmes de principe régulateur ; elles s’entre-croisent, chacune isolée dans son autonomie jalouse. Le cadre est immense, sans limites précises, sans vie organique ; masse confuse de petites sociétés indépendantes, courbées sous un niveau commun.

La langue classique de l’Inde se distingue des langues congénères par une singularité frappante. Le verbe fini a peu de place dans la phrase ; la pensée s’y déroule en composés longs, de relation souvent indécise. Au lieu d’une construction syntactique solide où le dessin s’accuse, où les incidences se détachent elles-mêmes en propositions nettement arrêtées, la phrase ne connaît guère qu’une structure molle où les élémens de la pensée, simplement juxtaposés, manquent de relief. Les croyances religieuses de l’Inde ne se présentent guère en dogmes positifs. Dans les lignes flottantes d’un panthéisme mal défini, les oppositions et les divergences ne se soulèvent un instant que pour s’écrouler comme un remous rapide dans la masse mouvante. Les contradictions se résolvent vite en un syncrétisme conciliant où s’énerve la vigueur des schismes. Une orthodoxie accommodante couvre toutes les dissidences de son large manteau. Nulle part de doctrine catégorique, liée, intransigeante. Sur le terrain social, un phénomène analogue nous apparaît dans le régime de la caste. Partout le même spectacle d’impuissance plastique.

Quelque sève qu’il ait empruntée aux circonstances extérieures et historiques, c’est bien le fruit de l’esprit hindou. L’organisation sociale de l’Inde est à la structure des cités antiques ce qu’est un poème hindou à une tragédie grecque. Aussi bien dans la vie pratique que dans l’art, le génie hindou se montre rarement capable d’organisation, c’est-à-dire de mesure et d’harmonie. Dans la caste tout son effort s’est épuisé à maintenir, à fortifier un réseau de groupes fermés, sans action commune, sans réaction réciproque, ne reconnaissant finalement d’autre moteur que l’autorité sans contrepoids d’une classe sacerdotale qui a absorbé toute la direction des esprits. Sous le niveau du brâhmanisme, les castes s’agitent, comme les épisodes se heurtent désordonnés dans la vague unité du récit épique. Il suffit qu’un système artificiel en masque théoriquement le décousu. Les destinées de la caste sont, à y bien regarder, un chapitre instructif de la psychologie de l’Inde.


EMILE SENART.

  1. Voyez la Revue du 1er février et du 1er mars 1894.