LES
CASTES DANS L'INDE

II.[1]
LE PASSÉ

Le passé de la caste n’est intelligible qu’à la lumière du présent. On va en juger tout à l’heure. Car j’ai hâte d’arriver au double problème qui se posé pour nous : Quelle a été la condition ancienne des castes hindoues dans les siècles historiques ? Quelles sont enfin les sources du système, s’il est possible d’y remonter à travers ces obscurités qui enveloppent tous les commencemens ?


I

Nous avons donc à démêler d’abord sous quel jour la tradition nous présente les castes. Après l’observation directe, les documens littéraires. Je ne puis ici donner de ce passé qu’une idée très sommaire. A bien définir la portée et le caractère des témoignages, la tâche reste assez délicate.

La vie sociale des Hindous est théoriquement réglée par des livres dont la paternité est attribuée à des sages plus ou moins légendaires, Manou. Yâjnavalkya. Vasishtha, bien d’autres encore. La place qu’ils accordent à l’organisation civile et à la répression criminelle a contribué, avec une traduction trop mécanique de leur litre sanscrit, à les faire désigner comme « Livres de lois ». Il ne faudrait pas y chercher des codes. Ils n’en ont ni l’origine, ni la forme, ni l’autorité. Nous sommes dans un pays où l’inspiration religieuse qui préside à l’organisation ancienne des sociétés a été supplantée, moins qu’ailleurs, par l’éclosion d’un régime séculier. C’est par la coutume religieuse qu’est réglée la société hindoue. Les Livres de lois sont essentiellement des recueils de préceptes religieux. En l’absence d’une législation véritable, et sous l’empire toujours grandissant des brahmanes, ils ont fini par recevoir une sorte de sanction officielle et publique. Elle ne leur est échue que tardivement, non sans restrictions. C’est une évolution secondaire de leur histoire ; leur nature primitive n’en est pas atteinte.

Parallèlement, se déroule le courant de la tradition épique. Très archaïque par ses origines, beaucoup plus moderne par sa rédaction, elle couvre toute une vaste période assez mal déterminée. De sa nature, elle s’adresse à une partie toute différente de la population. Cependant, dans son cadre immense, elle n’embrasse pas seulement des récits d’un accent national ou légendaire ; elle s’est largement ouverte aux digressions doctrinales. Elle s’est d’ailleurs constituée à une époque où la suprématie des brahmanes, l’autorité de leur enseignement étaient, en tout genre, irrévocablement établies. Par sa rédaction, c’est aux brahmanes, à leur sphère d’influence immédiate qu’elle remonte directement. On s’en aperçoit aux ressemblances nombreuses, souvent littérales, qu’elle offre avec les « Livres de lois », aux citations qu’elle leur emprunte en abondance, surtout au plus célèbre de tous, au Code de Manou. Ainsi, quoique par son sujet qui est national, sinon par sa langue qui est savante, elle s’adresse à tout le peuple, quoiqu’elle emprunte sa matière centrale à la légende guerrière, l’épopée fait masse avec la tradition sacerdotale. Le champ en est si vaste, les récits si variés, qu’il n’a pu manquer de s’y glisser quelque inconsistance ; à tout prendre, les règles proclamées, le système reconnu, l’autorité prépondérante, sont bien les mêmes des deux côtés.

La part faite à des divergences légères, nous pouvons embrasser dans une seule vue, sans avoir à redouter aucune discordance essentielle, le tableau qui se déroule dans les deux séries de documens.

La théorie qui s’en dégage nous met sous les yeux une société répartie en castes sévèrement isolées, gouvernées par des règles très semblables à celles qui gouvernent l’usage vivant. Les occupations assignées à chaque caste sont distinguées et limitées. Le mariage est réglementé avec soin. Seule, une femme de même caste peut assister son mari dans les rites de la famille et du sacrifice ; elle assure seule au fils un rang égal à celui du père. Né d’une femme de caste moins haute, le fils tombe dans la caste de sa mère ; sa situation dans le partage du bien paternel s’en trouve singulièrement amoindrie. Il faut donc que la première femme tout au moins soit de même caste que l’homme. Il est d’ailleurs interdit de se marier soit dans le gotra de son père, soit dans la parenté proche de sa mère. En ce qui concerne la nourriture, la distinction entre les alimens permis et réprouvés est détaillée avec un luxe encombrant ; l’usage des liqueurs fermentées est condamné comme un des crimes les plus inexpiables. Le seul regard d’un homme de basse caste suffit à polluer un repas, et ce n’est qu’en vertu de tolérances exceptionnelles qu’il est parfois permis de recevoir la nourriture de ses mains. Ses dons mêmes, — et je crains, à vrai dire, que cette règle n’ait subi plus d’une entorse, — doivent être rigoureusement refusés par le brahmane. Plusieurs des coutumes les plus particulières trouvent ici leur consécration : il est ordonné de marier les filles avant la puberté, interdit aux veuves de contracter un second mariage.

La sanction suprême est l’exclusion de la caste. Elle n’est point ordinairement sans appel ; tout un code d’expiations graduées permet à ceux qui s’y soumettent de rentrer dans leur milieu social. Mais le nom même des fautes graves (pâlaka, « ce qui fait tomber », et oupapâtaka) affirme bien que leur effet naturel est de faire déchoir ceux qui les commettent de la caste à laquelle leur naissance les assignait.

On le voit, la concordance est frappante avec les données que recueille l’observateur du présent. Il y a pourtant une différence capitale. Si un fait saute aux yeux dans la vie réelle de l’Inde, c’est le nombre énorme des castes, l’entre-croisement et le fouillis où elles se mêlent. Pour la théorie, il n’y a que quatre castes, varnas : les Brahmanes, prêtres et savans ; les Kshatriyas, guerriers et nobles ; les Vaïçyas, agriculteurs et marchands ; les Çoûdras, classe servile, vouée à tous les bas offices. Les Brahmanes n’ont d’autre devoir que d’étudier et d’enseigner le Véda, d’offrir des sacrifices, de faire et surtout d’accepter des dons ; aux Kshatriyas il appartient d’exercer le commandement, de protéger le peuple, d’offrir des sacrifices par le ministère des brahmanes et d’étudier le Véda ; aux Vaïçyas, d’élever le bétail, de cultiver la terre, de commercer, de faire l’aumône, sans négliger les rites sacrés ni l’étude des écritures ; les Çoûdras n’ont qu’une seule tâche essentielle : servir les castes supérieures. En dehors de ce cadre, il n’y a que des populations barbares ou méprisées, sans accès à la vie religieuse et sociale du monde brahmanique, étrangers ou Mlecchas. Que vaut en fait cette belle ordonnance ? C’est toute l’autorité, tout le sens de la tradition que cette question met en cause.

Une observation d’abord. Malgré leur ton dogmatique, leur allure systématique, il n’est pas besoin de serrer de bien près les prescriptions pour s’apercevoir qu’une minutieuse recherche de détails très ténus y-masque bien des incertitudes, bien des lacunes. L’impérieux exclusivisme du langage y dissimule la faiblesse de l’autorité et le relâchement de la pratique. Cela se voit ailleurs que dans l’Inde. Les sanctions y sont souvent flottantes, la précision toujours médiocre. Plus graves encore sont les contradictions ; directes ou indirectes, elles abondent d’un passage à l’autre.

Le système ne comporte que quatre castes : il n’y en a pas de cinquième, nous assure-t-on. Et voici que, du mélange de ces castes, envisagé dans les diverses hypothèses imaginables, on fait sortir des castes nouvelles, les « castes mêlées », le degré de respectabilité assignée à chacune étant d’autant plus humble qu’elle suppose l’association d’une femme de caste plus haute avec un homme de caste plus infime. Ce n’est pas tout. Quoique issus d’un couple de même caste, des enfans peuvent déchoir, si l’on néglige les cérémonies obligatoires. Ils forment la classe des Vrâtyas. Mais, suivant qu’ils sortent de Brahmanes, de Kshatriyas ou de Vaïçyas, les Vratyas se ramifient, avec une symétrie qui décèle bien une ordonnance artificielle, juste en autant de castes distinctes. De toutes ces sections on nous donne les noms ; on nous renseigne sur les métiers qui conviennent à chacune. Ce ne sont pourtant là à coup sûr que des spécimens ; ces mélanges, ces complications en supposent bien d’autres ; un des recueils a certainement raison de déclarer innombrables les sectionnemens qui prennent ainsi naissance. Que nous voilà loin de la simplicité théorique !

Les quatre castes pourraient du moins paraître solidement enfermées dans la spécialité de leurs fonctions. Mais voici affluer les correctifs ! Chacune des castes supérieures est d’abord autorisée à embrasser le mode de vie propre à celle qui la suit dans l’ordre hiérarchique. Cette dérogation est limitée aux cas où la détresse l’impose. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit nullement de cas de nécessité exceptionnelle, mais de faits parfaitement ordinaires ; ils sont simplement voilés, pour l’honneur du principe, d’un honnête prétexte, d’une réserve que l’on prétend faire survivre à la faillite de la théorie. Parcourons la liste des brahmanes qu’elle répute indignes d’être conviés aux repas funèbres : voleurs, bouchers, serviteurs à gages, acteurs, chanteurs, entrepreneurs de tripots, à côté de beaucoup d’autres professions moins fâcheuses, figurent sur la liste comme des espèces fort ordinaires. Il est visible que, dès lors, la variété du gagne-pain était parmi les brahmanes aussi infinie qu’elle peut l’être de nos jours. Et Manou fait acte de prudence en déclarant qu’un brahmane doit toujours être considéré comme une grande divinité, « quel que soit le métier auquel il s’adonne »..Mais tous les brahmanes exclus de la caste modèle devaient, comme aujourd’hui, être, au moins pour une large part, distribués en castes particulières. Manou semble n’en rien savoir. Il ne souille mot de ces castes. C’est donc qu’il ne se pique pas de grouper les faits en un tableau fidèle. Il se borne à présenter le type de la caste brahmanique dans son intégrité idéale.

Le mariage régulier ne se doit conclure qu’entre conjoints de même caste. Mais les règles promulguées pour certaines cérémonies du mariage, les éventualités envisagées pour les héritages, l’autorisation expresse d’épouser, au moins à titre secondaire, des femmes de castes inférieures, toute la théorie enfin des castes mêlées, constatent que la règle n’était pas appliquée avec la sévérité uniforme que supposerait la formule générale. L’interdiction même d’épouser une çoûdrâ, qui pour les brahmanes et les kshatriyas, est répétée avec insistance, comporte visiblement bien des accommodemens. A plus forte raison en est-il de même des préceptes qui règlent la nourriture. Finalement, et sauf des réserves embarrassées, l’emploi de la viande elle-même est toléré. L’abstention des spiritueux, ordonnée ailleurs en termes si forts, n’apparaît plus en certains passages que comme un simple conseil de perfection.

En dépit de l’autorité divine sous laquelle elle s’abrite, la tradition a des concessions bien compromettantes. Ses formules semblent absolues ; mais, en vingt endroits, elle nous avertit que la règle véritable réside dans la coutume, que c’est l’usage propre à chaque région, à chaque caste, qui fait loi ; c’est d’après cet usage qu’un roi soucieux de ses devoirs doit régler ses actes et ses arrêts. Dans une large mesure, cela est vrai aujourd’hui encore. Il y a là un trait qui caractérise tout le passé de l’Inde : les connaisseurs les plus expérimentés y ont justement insisté. D’après certains textes, c’est à la pureté de la conduite que se reconnaît le plus sûrement une haute origine ; tant le mélange des castes a obscurci toutes les descendances. D’autres rejettent dans un âge antérieur et plus parfait du monde le temps où l’ordonnance des castes était exactement maintenue. C’est reconnaître que les règles théoriques sont en fait étrangement élastiques. Comme il fallait s’y attendre, la même impression se dégage de l’Epopée.

Les discordances sont ici précisément de même nature que dans les Livres de lois. Il en est d’intéressantes ; mais ce qui frappe surtout, c’est, dans les récits épiques, le nombre de cas où les faits contredisent la doctrine. On nous a préparés à la distinction stricte de toutes les professions et cependant toutes les castes prennent part au conflit armé : Drona, quoique brahmane, est un des principaux héros de la lutte, et, quoique fils de berger, Karna est un des chefs militaires les plus célèbres. Descendans d’une çoûdrà, Yajatra ni Vidura n’en sont pas entourés d’un moindre prestige. Les alliances entre kshatriyas et brahmanes, voire entre ces hauts personnages et les castes les plus humbles, y sont fréquentes. On n’y voit guère que les jeunes nobles soient ordinairement astreints à l’éducation religieuse, qui pourtant est de précepte ; on ne voit pas non plus que l’abstention de viande ou de liqueurs soit observée par les guerriers. Et cependant la règle ; est connue ; plus d’une fois la réprobation théorique s’étale dans le conte même qui en atteste la violation. Nous étonnerons-nous après cela de rencontrer des rois de toute caste, alors que Manou lui-même envisage comme possible, comme réel, le cas où un çoûdra exerce le pouvoir ?

L’Epopée est de sa nature trop solidaire de la classe noble pour ne pas attribuer volontiers au roi qui l’incarne la suprématie que les Livres de lois réservent jalousement au brahmane. Elle n’en est pas moins explicite à ses heures sur la grandeur incomparable de la classe sacerdotale. Voyez l’histoire de Matanga. Il se croit fils d’un brahmane ; en réalité, il est le fruit d’une faute : c’est d’un çoûdra que sa mère l’a conçu ; il n’est au fond qu’un misérable Outcast. Miraculeusement informé de sa disgrâce, il prétend à force d’austérités conquérir cette dignité’ qui lui échappe. Mais en vain il peine pendant des siècles ; en vain, pendant cent ans, il se tient dévotement en équilibre sur un pied ; Indra est ébranlé sur son trône, il accourt à lui, il lui prodigue les offres les plus séduisantes, et l’assure des plus singulières faveurs. Quant à la seule que le pénitent sollicite, impossible ! C’est par des milliers et des millions de naissances successives qu’il faut acheter l’ascension d’une caste à une caste supérieure. Râma n’hésite pas à trancher la tête d’un jeune çoûdra dont le seul crime est de se livrer à des austérités religieuses qui sont théoriquement interdites à sa caste. cette insolence menace de troubler tout l’équilibre de l’ordre public, tant est essentiel le maintien des prérogatives qui appartiennent en propre aux diverses castes ! En présence de témoignages anciens sur l’état social de l’Inde, notre recherche, soucieuse avant tout de rétablir l’enchaînement historique, incline d’abord à les prendre comme l’expression intégrale, sincère, d’une situation authentique. En avons-nous ici le droit ? Tradition épique ou enseignement sacerdotal, le système est identique des deux parts. Mais il n’est pas moins ici que là traversé d’incertitudes, de contradictions, qui sont autant d’aveux. Tout le dénonce comme artificiel et spéculatif. Il n’est pas le fondement légal des faits ; à tout moment, les faits le démentent, le contrarient ou le débordent. Il n’y prétend même pas ; il réserve expressément les droits supérieurs de la coutume. Il n’est enfin que la mise au point d’une situation de fait dont il se propose de faire disparaître les incohérences et les complications, qu’il s’efforce de transposer en un type idéal.

L’explication des castes mêlées n’a jamais pu faire illusion à personne. Des impossibilités flagrantes la jugent. On était en présence d’une foule de groupes dont la multiplicité ruinait le principe exclusif des quatre castes. Il s’agissait d’en justifier l’existence. C’est du principe même qu’ils entamaient qu’on s’avisa de les dériver. Le système ne pouvait en bonne logique servir qu’une fois, pour expliquer la première origine de ces groupes. Encore le nombre des sections que l’on arrivait à interpréter ainsi était-il sûrement insuffisant ; les noms géographiques que portaient beaucoup d’entre elles démentaient clairement la genèse qui leur était attribuée. Peu importait : l’esprit hindou, saisi par l’ivresse des classifications, n’est pas pour s’arrêter devant ces scrupules. La réalité lui prêtait d’ailleurs un point d’appui : c’était le cas, sans doute souvent observé, où une section nouvelle sortait du groupement local de gens que leur naissance irrégulière excluait de la caste paternelle, reléguait à un échelon social inférieur. Sur cette base, avec la rigueur décevante dont le génie hindou est coutumier, on échafauda en affirmations absolues des hypothèses plus que suspectes. Elles avaient un double avantage : elles créaient une apparence de symétrie dont la séduction est toute-puissante sur les théoriciens de l’Inde ; elles faisaient sortir du principe posé à la racine de l’organisation sociale la confusion même qui semblait de nature à la compromettre. Le penchant était si fort, qu’il se manifeste en plusieurs manières. N’est-ce pas Manon lui-même qui représente comme des kshatriyas que des fautes diverses, — omission des rites, dédain des brahmanes, — ont réduits à la condition de çoûdras, les tribus des Paundrakas, des Codas, des Drâvidas, des Kâmbojas, des Yavanas, des Çakas, des Paradas, des Pahlavas, des Cînas, des Kiratas, des Daradas, c’est-à-dire toutes les populations guerrières non hindoues de l’Inde ou de l’étranger, Dravidiens et Chinois, Perses et Grecs, Scythes et aborigènes ? Aucun lien d’origine ne les rattachait, bien entendu, à l’organisation brahmanique ; il fallait à tout prix les faire rentrer dans l’ordonnance préconçue !

La théorie des castes mélangées ouvre d’abord dans le système une brèche inquiétante. Mais que dire des quatre castes principales ? On ne peut douter que la prétention de faire de tous les çoûdras un simple ramassis d’esclaves ne soit purement arbitraire. Elle est infirmée par la situation même que, du point de vue civil, des textes parallèles leur assignent. Peut-on croire que les trois castes supérieures aient jamais formé ces unités fermées, compactes, réglées, dont on évoque l’image ? La caste brahmanique poursuit ses destinées sous nos yeux. Dans quelles conditions ? nous l’avons vu, non pas comme une caste véritable, mais comme une agglomération de castes innombrables, inégales en droits, en rang social, et séparées à cet égard par des distances énormes. Que l’on se rappelle les longues listes de brahmanes dégradés et déchus qu’énumère la tradition ! Il n’en était donc pas autrement du temps où furent rédigés les Livres de lois. Quant aux kshatriyas et aux vaïçyas, c’est à peine si leur nom même a survécu dans quelques traces ; elles sont aussi suspectes que rares. Là où il paraît, le nom a pu être repris à la tradition à des époques récentes, — nous en avons des exemples avérés, — pour servir les prétentions arbitraires de tel ou tel groupe. Comme castes séparées, authentiques, on ne les saisit nulle part. Nous n’y pouvons voir encore que des noms génériques, un cadre très vaste destiné à embrasser, à dissimuler un fractionnement réel infini.

J’ai eu occasion naguère de montrer ici même, à propos du théâtre, comment les Hindous procèdent pour établir des enseignemens théoriques. Goût des classifications et dédain des faits, insouci de notre sens logique et respect superstitieux des formules, tout conspire chez eux, avec la tyrannie de l’esprit scolastique, avec la domination incontestée d’une classe sacerdotale, pour hâter l’éclosion des systèmes, pour prêter aux plus artificiels un prestige très immérité. Ce qui est vrai pour la littérature ne l’est pas moins pour la religion et pour les lois. Et nous ne devons pas nous scandaliser dans l’Inde d’une vue qui pourrait ailleurs passer pour téméraire. L’Hindou n’hésite pas à généraliser, sans s’inquiéter des limitations même les plus indispensables à nos yeux. Un exemple entre cent.

Il y a quatre situations pour le brahmane fidèle aux devoirs de sa caste. Il faut qu’il étudie, comme novice, les écritures et les règles du sacrifice ; plus tard il se marie et fait souche de fils qui continueront la tradition des cérémonies familiales. Il en est qui se retirent dans la solitude pour s’y livrer à une vie d’austérités. Il en est qui, plus détachés encore de la terre, se font ascètes mendians. Sous la main des théoriciens, ces quatre conditions deviennent les étapes régulières et, s’il se fallait lier aux apparences, obligatoires, de la carrière d’un brahmane. Prendrons-nous cette exigence fut sérieux ? Nous serions loin de compte si, d’après les textes, nous nous figurions tous les brahmanes uniquement adonnés à l’étude et à la pénitence, partageant leur carrière en quatre périodes et consacrant les deux dernières à la vie d’ermite et à la profession de fakir errant ! Les rédacteurs des livres ont simplement soudé en un système des faits isolés, plus ou moins exceptionnels, prêté un aspect impératif à ce qui n’était qu’un idéal de perfection rarement réalisé. N’avons-nous pas vu le théoricien littéraire créer une catégorie dramatique pour une seule pièce, et généraliser un cas si particulier en un précepte universel ?

Ces législateurs religieux et moralistes obéissaient donc à un penchant naturel très puissant sur l’esprit hindou. Ils obéissaient aussi, plus ou moins sciemment, il n’importe, à une tendance personnelle, intéressée, dont l’action partout apparente achève d’enlever à leur œuvre l’autorité d’un témoignage sûr. Avant tout, ils se proposent de consacrer la suprématie absolue des brahmanes. Tout chez eux est rapporté à cette glorification, tendu vers cet intérêt. Sortis de leurs écoles, les livres sont calculés pour exalter leur pouvoir, fortifier leur prééminence. Maîtres exclusifs de la littérature, ce sont eux aussi qui ont donné leur forme aux traditions épiques ; il est naturel que, malgré des dissonances accidentelles, elles reflètent, avec autant d’insistance que la littérature sacerdotale elle-même, les prétentions des brahmanes, qu’elles signalent avec une emphase égale les privilèges qu’ils revendiquent. Non seulement les Livres de lois réservent aux brahmanes toutes les fonctions influentes, toutes les faveurs ; l’échelle de la répression criminelle est invariablement graduée à leur profit. On a vu comment le Conseil représentatif ou l’Assemblée générale de la caste, sous la direction de son chef attitré, a mission d’exercer la police intérieure, de prononcer les exclusions nécessaires ou de régler les termes de la composition au prix de laquelle le délinquant pourra y échapper. Manou et Yajnavalkya ne parlent à cet égard que de réunions de brahmanes versés dans les saintes lettres. La préoccupation d’étendre le pouvoir brahmanique est ici sensible ; et aussi bien, même de nos jours, un brahmane, seul ou adjoint au Conseil de la caste, prend souvent dans ces décisions la part prépondérante. L’ambition brahmanique pénètre et inspire cette littérature tout entière. Il peut être malaisé de marquer dans le détail jusqu’où va l’arbitraire ; il est certain qu’il colore plus d’une partie du tableau, qu’il fausse plusieurs des ressorts de l’organisation sociale telle quelle nous est esquissée ; et l’on voit quelles réserves appelle le témoignage de la tradition littéraire. Des faits actuels elle semble ainsi tour à tour et se rapprocher et s’éloigner singulièrement. Tout s’y comprend sans peine, — les contradictions se résolvent en diversités locales, les symétries impossibles eu essais d’explications systématiques, — si l’on admet qu’elle correspond à une situation réelle absolument analogue à celle qui existait hier encore. Cette situation est seulement présentée dans une perspective trompeuse, avec des généralisations, des corrections, des interprétations, telles qu’en pouvait inspirer soit le tour d’esprit propre aux Hindous soit la préoccupation souveraine des intérêts brahmaniques.

Je dis analogue, je n’oserais dire identique. Si un fait ressort clairement du spectacle des castes, c’est, sous l’action continue de principes assez stables, la mobilité des formations. Il n’est sûrement pas nouveau ; les causes qui le produisent sont en jeu depuis de longs siècles. La situation ancienne qui correspond à la rédaction des Livres de lois et de l’Epopée a donc pu dans le détail s’écarter plus ou moins des données actuelles. Les grandes lignes en étaient toutes semblables. Il faut seulement, dans l’organisation des castes comme ailleurs, réserver la possibilité, la vraisemblance de modifications telles que le temps ne manque jamais d’en introduire dans les institutions humaines, même après cette première et décisive évolution qui a constitué leur individualité.

En somme, ce n’est pas la théorie qui peut rendre compte des faits : ce sont les faits qui aident à voir la théorie sous son vrai jour, à la ramener dans ses justes limites.


II

Les Livres de lois et l’Epopée correspondent à une époque où le monde hindou est définitivement constitué. Ils reposent sur une double assise de productions plus anciennes : une couche de littérature sacerdotale, et, plus haut encore, le trésor des hymnes védiques, ce que, dans l’usage occidental, moins large que la terminologie hindoue, nous appelons spécialement le Véda.

Il nous faut remonter jusque-là. De vieille date, les enseignemens propres aux écoles sacerdotales ont été condensés dans des sortes d’aphorismes appelés Soûtras. Nous en possédons de nombreuses collections. C’est à cette source qu’ont puisé les Livres de lois. Chacun, en dernière analyse, se rattache plus ou moins directement à l’une ou l’autre de ces traditions. Cette littérature technique couronne une longue élaboration que représentent les Brâhmanas, les témoins les plus reculés de la réflexion religieuse appliquée aux opérations du sacrifice. Livres singuliers où, au hasard des cérémonies successivement décrites, se coudoient les jeux étymologiques les plus hasardeux et un mysticisme pénétrant, des déductions enfantines et de hardies spéculations. Nulle part ils ne traitent de parti pris le sujet qui nous occupe. On n’y peut rencontrer que des indications accidentelles. Elles n’en ont que plus de prix, étant en somme assez clairsemées. Suivant un connaisseur éminent, M. Weber, « l’organisation des castes est, dès cette période des brâhmanas, en pleine floraison ; dès lors, nous nous trouvons en présence de la même situation qui nous apparaît, idéalisée et codifiée, dans les lois de Manou ». A défaut d’exposés complets, les allusions, les informations fragmentaires ne permettent pas d’en douter.

Les quatre castes y apparaissent installées déjà dans leur séparation et dans leurs privilèges respectifs ; les droits et les devoirs des brahmanes, en particulier, concordent absolument avec les descriptions plus modernes ; la pureté nécessaire de la race leur est dûment inculquée. Les membres des trois hautes castes sont tenus d’épouser une première femme de rang égal, sans préjudice, bien entendu, d’autres unions secondaires. La caste se perd par la négligence persistante de l’initiation ; elle se perdrait par beaucoup d’autres fautes, si des expiations graduées ne permettaient d’échapper à cette pénalité suprême. Tout commerce est interdit avec les exclus, patitas (tombés) ; aucune union avec eux n’est admise. Nulle nourriture ne se peut accepter de leurs mains. La préoccupation des contacts impurs est toujours présente ; on ne mange pas avec des gens de basse origine, on ne peut se servir des vases des çoûdras, et un brahmane ne peut être médecin, à cause des souillures que la profession rend inévitables. L’usage des liqueurs est désapprouvé ; l’usage de la viande est, au moins dans certains cas, interdit ; la chair de certains animaux, proscrite. Les castes mêlées elles-mêmes, le fait sinon la théorie, ont ici leur place. Bon nombre sont nommément énumérées.

Si les règles soutirent de nombreux tempéramens, cela n’implique nullement qu’elles soient en voie de formation. De nos jours encore, si nous prétendions réduire la coutume en formules générales, nous serions amenés à une foule de réserves pareilles. Sachons démêler la signification de ces incertitudes, de ces contradictions. Elles relèvent, suivant les cas, d’explications diverses. A prendre à la lettre certains passages, il semblerait que la dignité de brahmane fut alors le prix du savoir et de la vertu, plus que le privilège du sang. Mais une expérience que vérifie toute la littérature postérieure nous enseigne ce que signifie ce langage : ce n’est rien qu’un détour pour glorifier la vertu et le savoir supposés des prêtres ; il n’emporte en aucune façon l’oubli des droits que crée, que crée seule la naissance. Il se pourrait, en un sens, justifier littéralement : la négligence des obligations religieuses, dont l’ignorance ou le vice peuvent devenir la source, suffit à faire déchoir de la caste.

Si, pour les brahmanes, les expiations sont ici rendues, en nombre de cas, singulièrement douces, faut-il en conclure qu’on n’attachait que peu de prix aux prérogatives dont elles étaient destinées à restituer l’intégrité ? Je le crois d’autant moins que, aujourd’hui encore, les purifications et les amendes sont souvent, nous l’avons vu, fort légères. Que l’on songe d’ailleurs à cette glorification passionnée de la grandeur des brahmanes qui s’étale partout ici, à l’exagération absurde des honoraires qui sont réclamés pour leur intervention dans les sacrifices et qui se montent jusqu’à des centaines de milliers de vaches, au sang-froid avec lequel on déclare que le devoir d’un arbitre est, en face d’un adversaire plus humble, de donner toujours raison à un brahmane, quels que soient ses torts ! Comment les auteurs ou rédacteurs de ces livres, tous brahmanes, auraient-ils marchandé aux brahmanes les facilités soit pour tourner ou limiter des obligations pénibles, soit pour expier leurs fautes ? Cette indulgence même prouve de quel prestige ils étaient dès lors investis.

Nul doute, cette littérature repose déjà sur le terrain que révèlent les Livres de lois ou l’Epopée. C’est s’aveugler à plaisir que d’y chercher un témoin contemporain de la formation du régime. Mais, par ses exagérations, par l’inspiration si exclusive dont elle est pénétrée, elle montre plus clairement encore à l’œuvre, les inclinations, les intérêts, les travers d’où est sorti, non le régime lui-même, mais le système qui lui a donné ; sa forme dogmatique. Elle en dénonce, elle en précise le caractère artificiel et spéculatif. Or, par ses racines au moins, elle touche aux couches littéraires les plus primitives ; parmi les Hymnes védiques, plusieurs sont, à n’en pas douter, contemporains de l’époque où elle-même s’élaborait sous la main des prêtres.

Un de ces hymnes passe pour le document le plus ancien qui atteste explicitement dans l’Inde l’existence des castes. C’est celui qui décrit comment l’univers sort tout entier de la substance du Mâle primitif, Pourousha. Le texte déclare que « le Brahmane était sa bouche, le Râjanya (Kshatriya) ses bras, le Vaïçya ses cuisses », que « de ses pieds naquit le Çoûdra ». De l’aveu de tous, ce morceau est parmi les plus récens de la collection vénérable où il a pris rang. Il a pourtant bénéficié en quelque mesure du prestige qui s’attache à l’ensemble. On s’est d’autre part, pour apprécier, pour commenter le témoignage, inspiré de cette idée préconçue que l’existence des castes devait se manifester sous la forme des quatre castes du système développé ; rien à mon sens de plus fragile.

Un exemple va me faire comprendre. Haug, et après lui, avec plus de précision, M. Kern, ont cherché à démontrer, contrairement à l’opinion la plus commune, que les castes non seulement auraient été parfaitement connues à l’époque védique, mais qu’elles remonteraient plus haut, jusqu’au temps où les ancêtres des Iraniens et ceux des Hindous vivaient côte à côte. Quel argument invoquent-ils ? Ils s’appuient, soit sur les textes de l’Avesta, soit sur les témoignages plus récens qui montrent l’ancienne population de l’Iran partagée en quatre pishtras, analogues aux quatre varnas de l’Inde. L’existence des castes n’est nullement attestée dans l’histoire de la Perse. Mais la notion de caste est, dans l’esprit de MM. Kern et Haug, si indissolublement liée à la quadruple division en Brahmanes, Kshatriyas, Vaïçyas et Çoûdras, que, à en découvrir l’équivalent dans une région apparentée, ils concluent sans hésitation que le régime des castes a dû exister parallèlement dans les deux milieux ! J’estime, et j’y vais revenir, que M. Kern est parfaitement fondé à rapprocher les deux séries ; j’admets volontiers qu’elles ont, entre elles, plus qu’une ressemblance extérieure, une affinité intime ; mais, malgré la fusion qui s’est opérée dans l’Inde entre ce quadruple fractionnement et le système des castes, rien ne prouve que la connexité soit originelle, nécessaire, qu’ils s’emportent l’un l’autre.

Je dois m’en expliquer.

La doctrine officielle n’admet que quatre castes ; la réalité fait éclater ce cadre trop étroit : elle en montre un nombre infini. Et c’est là que réside, entre la théorie et les faits, une opposition capitale, la seule, à vrai dire, qui ne soit pas aisément réductible. Peut-on arguer de la différence des temps ? Mais la théorie, par plus d’un indice, par les contradictions mêmes où elle s’engage, constate et avoue que, de vieille date, les castes ont été bien autrement nombreuses qu’elle ne paraît d’abord le supposer. J’ai dit combien il est douteux qu’une caste de Kshatriyas et de Vaïçyas ait jamais réellement existé. On sent de reste combien des catégories si vastes sont peu compatibles avec les règles mêmes, avec cet exclusivisme jaloux, cette organisation corporative et autonome qui caractérisent la caste vivante.

Les millions d’hommes qui dans l’Inde revendiquent le titre de brahmanes, et sont, en un sens, unifiés parce nom, sont en réalité partagés en une foule de sections parfaitement distinctes, dont chacune possède les caractères et les organes qui définissent la caste. Nous parlons couramment de la caste brahmanique ; c’est les castes brahmaniques qu’il faudrait dire. Nous enveloppons dans un seul terme générique des castes multiples qui ont chacune leur individualité. Les aveux de Manou à propos des brahmanes dégradés prouvent qu’il faisait exactement de même. Alors comme aujourd’hui, le nom de brahmanes ne les embrassait que comme un titre honorifique commun. Le Mahâbhârata déclare quelque part que le fils d’un brahmane est brahmane, de quelque origine que puisse être sa mère. La contradiction avec les règles de Manon n’est pas nécessairement si irréductible qu’elle semble d’abord. Quoi que prétende la théorie, on peut rester brahmane tout en changeant de caste.

Regardons autour de nous. Les Râjpouts d’aujourd’hui, les clans militaires de l’Inde occidentale, ont la prétention de correspondre, — ils correspondent par le rang et la profession, — aux Kshatriyas du système. Est-ce à dire qu’ils ne forment qu’une seule caste, ou qu’ils ne soient que le morcellement progressif d’une caste unique ? Nous avons constaté au contraire que, jusque sous nos yeux, des castes qui n’y ont aucun titre s’arrogent tel nom qui représente pour elles un avantage social. Pourquoi le cas serait-il nouveau ?

Nous touchons ici du doigt la situation vraie : les noms de Brâhmanes, de Kshatriyas. de Vaïçyas, de Çoûdras, représentent, non pas quatre « castes » primitives, mais quatre « classes ». Ces classes peuvent être fort anciennes. C’est seulement par la suite qu’elles ont été superposées aux castes. Différentes de nature et d’origine, les vraies castes ou les organismes dont elles sont issues étaient, dès le début, bien plus fractionnées et bien plus nombreuses. Seule, cette explication rend compte de la discordance qui éclate entre la théorie et les faits.

C’est ici que la comparaison des textes iraniens prend tout son prix. Entre les quatre pishtras iraniens et les quatre varnas hindous, la symétrie est tout à fait significative : les Athravas ou prêtres correspondant aux Brâhmanes, les Rathaesthas ou guerriers aux Kshalriyas, les Vâstriyas-Fshouyants ou chefs de famille, aux Vaïçyas, les Hûitis ou ouvriers manuels aux Çoûdras. La ressemblance générale est frappante ; elle rejette dans l’ombre quelques différences douteuses. Les Vaïçyas sont, dans la tradition brahmanique, réputés surtout agriculteurs et marchands ; mais justement la littérature bouddhique, en les appelant d’ordinaire grihapatis ou « maîtres de maison », les rapproche rigoureusement de l’interprétation donnée pour la catégorie iranienne. La classe des Hûitis n’est pas décrite avec une précision qui permette d’instituer avec les Çoûdras des comparaisons décisives ; la façon même dont elle est, comme souvent celle des Çoûdras, laissée de côté, isolée par conséquent des trois premières, crée entre les deux, toutes deux présentées comme des classes religieusement et socialement inférieures, un lien de plus et non des moins forts. De part et d’autre, l’entrée définitive de l’individu dans la communauté des classes supérieures est marquée par une cérémonie identique, par l’investiture du cordon sacré. La correspondance est donc parfaite.

Ce qui a été contesté et contesté très justement, c’est que les pishtras de l’Iran aient constitué des castes, Quant à décider s’il n’a pas existé dans l’Iran des germes d’où la caste aurait pu sortir, les germes d’où elle est sortie dans l’Inde, c’est une autre affaire. En tous cas, les quatre pishtras de l’Avesta ne représentent que des classes. Il n’en est pas autrement, à l’origine, de la quadruple division hindoue. Si de part et d’autre le sectionnement concorde, c’est qu’il remonte à une date reculée ; si les castes se sont développées dans l’Inde seule, c’est qu’il n’est point lié de sa nature et indissolublement avec le régime des castes.

Je sais qu’on cherche à accommoder les choses ; on admet que l’émiettement actuel résulte de la désorganisation lente d’une stricte unité primitive. Les impossibilités sautent aux yeux. C’est du reste un point où je dois revenir en énumérant les systèmes divers par lesquels on a cherché à rendre compte des origines. Quant à présent, je me confine dans les élémens d’information que fournit la tradition littéraire. Il nous faut sonder les indices que, dans ses monumens les plus anciens, elle livre à notre critique.


III

Les quatre castes ne sont pas, je viens de l’indiquer, dans les sources hindoues, simplement coordonnées. Elles se résolvent en deux groupes : l’un est composé des trois plus hautes, l’autre comprend la quatrième seule. Le premier embrasse les dryas ou, d’un autre nom, les dvijas, les hommes dont la naissance naturelle se double de la renaissance religieuse que confère l’initiation. Exclus de cette sorte de sacrement, les Çoûdras n’ont point de part à la science et aux écritures sacrées, auxquelles il sert d’indispensable introduction, point de part directe aux sacrifices, ni à aucune des cérémonies qui sont destinées à sanctifier, dans ses phases diverses, la vie des castes supérieures. Tout au plus sont-ils admis à célébrer certains rites inférieurs ; par là seulement ils restent enveloppés, encore qu’à un degré très humble, dans l’organisation commune. L’initiation est la porte par où l’on entre dans la grande famille aryenne ; comme le dit expressément Manou, tant qu’il n’a point passé par cette seconde naissance, l’Arya lui-même n’est pas supérieur au Çoûdra. La division est donc essentielle. Elle est religieuse, non pas simplement sociale. Un mort des trois hautes castes, porté par un çoûdra, ne pourrait entrer au ciel. La formule la plus forte pour condamner certaines fautes chez les brahmanes, c’est de déclarer qu’elles font d’eux des çoûdras, c’est-à-dire des Outcats. Manou déclare que, pour le çoûdra, il n’y a pas de péché grave, pâtaka. Il n’y a pas en effet pour lui de fautes entraînant la déchéance : il n’a point d’accès à ces hauteurs d’où l’on peut tomber.

Une distinction si tranchée ne peut guère, à l’époque où nous transportent ces recherches, manquer de correspondre à une scission nationale. Nous ne saurions discerner si la population comprise sous la dénomination de çoûdras était uniquement composée de ces élémens aborigènes que rencontrèrent les Aryens en immigrant du Nord-Ouest dans l’Inde, ou si elle englobait des élémens mélangés. Le point est secondaire. D’Aryas à Çoûdras, il y a certainement à l’origine une opposition de race, qu’elle soit plus ou moins absolue. Le mélange inévitable entre vainqueurs et vaincus, entre envahisseurs et autochtones, a pu diminuer la distance et réduire l’antinomie ; il n’en a jamais effacé le souvenir.

Veut-on juger de l’excès d’hostilité et de mépris avec lequel le çoûdra était considéré ? Un texte met sur la même ligne le meurtre d’un çoûdra et la destruction d’un caméléon, d’un paon, d’une grenouille ; un brahmane novice a le droit de prendre sans plus de façon à un çoûdra ce dont il a besoin pour payer les honoraires de son maître ; les châtimens les plus terribles frappent le çoûdra qui, même dans les rapports extérieurs, ne garderait pas sa distance vis-à-vis d’un homme des trois castes âryennes. L’antithèse entre çoûdra et ârya — Arya embrassant les trois hautes castes — est consacrée dans la littérature des Brâhmanas. Une foule d’indices trahissent entre les deux termes, non pas une simple inégalité de rang, mais la lutte autrement profonde de deux traditions religieuses. Les hymnes védiques nous montrent cette lutte en pleine action.

Le mot varna, — littéralement couleur, — passe pour être eu sanscrit le nom de la caste. J’aurai, à cet égard, des réserves à marquer. Il est certain du moins qu’il sert régulièrement à désigner les quatre castes théoriques. Cette acception n’est pas connue du Veda. Le mot y est en revanche employé dans deux locutions qui s’opposent : ârya varna et dàsa varna, la « race aryenne » et la « race ennemie ». Elles y ont des synonymes encore plus transparais, tels que la peau noire, les hommes noirs. La littérature plus moderne oppose encore parfois la race noire (krishna varna) aux brahmanes. Cette antithèse est donc le prototype, parfaitement équivalent, de celle qui plus tard s’exprime par ârya et çoûdra, ârya varna et çoûdra varna. Par quelque évolution qu’en ait pu ensuite passer l’usage, le mot varna a donc été employé d’abord pour distinguer deux populations différentes et ennemies, caractérisées lune par la blancheur au moins relative, l’autre par la noirceur de sa peau. Si les « varnas âryens » désignent dans la littérature postérieure les trois castes réputées de souche aryenne, l’expression a primitivement été consacrée au singulier : le « varna âryen » a désigné collectivement toute la race claire des envahisseurs.

Il est donc certain que la terminologie du système repose sur un passé diffèrent. Elle enveloppe dans son réseau et façonne à sa convenance des divisions qui, d’origine, correspondent à des notions tout autres, des termes qu’elle a détournés de leur portée première. Retenons l’avertissement.

Quelque idée que l’on se fasse de l’état des choses à l’époque védique, il est incontestable que les hymnes distinguent, dans la population aryenne, trois grandes catégories : les prêtres, les chefs et le peuple ; les prêtres, que, sous des titres variés, nous retrouvons sans cesse occupés aux œuvres du sacrifice et à la composition des chants qui l’accompagnent, — les chefs, que nous suivons dans les combats et dans les assemblées, — le peuple, toujours désigné ; par un pluriel qui le plus souvent nous montre les « clans » qui le composent entourant les chefs à la guerre.

Que, dès lors, les fonctions sacerdotales aient été solidement organisées, protégées contre des intrusions trop faciles, leur complication même nous en est garante ; que, comme partout, le pouvoir royal ou, d’une façon plus générale, la dignité des nobles ait eu une tendance marquée à se fixer par une hérédité plus ou moins rigoureuse, le fait est universel. Mais il faut assurément une forte prévention, le parti pris de retrouver dans le passé les enseignemens du système brahmanique, pour découvrir, dans cette triple classification, des castes au sens strict du mot, telles que les suppose la doctrine ou l’usage plus moderne. Aucun des caractères qui font la caste n’est expressément mentionné.

Les trois termes sont parfois rapprochés ; ils embrassent visiblement tout l’ensemble du peuple aryen. Un vers assure que « les viças (les clans) s’inclinent spontanément devant le chef (râjan) que précède un brahmane (brahman) », c’est-à-dire, pour parler le langage technique, devant le roi qui a un ponrohita ou prêtre domestique. Tout en constatant que les prétentions du pouvoir sacerdotal sont déjà établies, il présente la situation sous son vrai jour : le roi et le prêtre, dans la fonction qui leur est propre, mis en regard du peuple entier. Nous sommes en présence de classes plus ou moins fermées et jalouses, non pas de castes. On ne peut cependant méconnaître que cette triple division corresponde exactement aux trois premières castes de la théorie brahmanique. Comment expliquer la chose ?

Des noms que portent les trois castes, brâhmana se trouve seul dans les hymnes (en faisant, comme il convient, abstraction de l’hymne à Pourousha dont j’ai parlé plus haut et qui suppose achevé ce système dont nous voulons sonder les origines). Encore y est-il rare. Le primitif brahman est fréquent ; au neutre, c’est le terme consacré pour embrasser l’ensemble des fonctions sacerdotales. Des deux titres qui dans la suite désignent les guerriers, kshatriya, qui, comme épithète exprimant la puissance, accompagne à plusieurs reprises le nom de certains dieux, n’est appliqué à des chefs qu’une ou deux fois, dans des passages suspects d’appartenir à une époque récente, râjanya est inconnu. En revanche, le simple râjan est le titre courant des nobles ; le thème kshatra résume l’idée de la puissance royale. Le nom des vaïçyas est étranger aux hymnes ; le primitif viç est, au pluriel, le nom invariable de ces « clans » qui constituent la masse de la nation. La trinité brahma, kshatra et viç, embrassant toute la population aryenne, ne se rencontre pas seulement dans le Véda. Dans la littérature postérieure des Brâhmanas, elle reste consacrée. Elle se répète, avec une insistance qui témoigne d’une origine ancienne et respectée, dans les livres mêmes qui connaissent et emploient à l’occasion les termes définitifs : Brâhmana, Kshatriya, Vaïçya. Ces termes, il est visible, je pense, qu’ils sont une dérivation de la formule ancienne, une dérivation technique et savante. Le régime auquel ils sont associés n’est pas le simple prolongement spontané, organique, de la situation que reflète le Véda ; comme les mots dans lesquels il s’incarne, il représente un système réfléchi, adapté à des conditions ou entièrement nouvelles ou au moins très différentes de celles d’où découlait la triple division primitive. C’est retourner la relation vraie que d’interpréter les témoignages védiques par la théorie brahmanique d’un âge plus récent.

Au-dessous des tribus aryennes et affrontées comme des adversaires constans, les hymnes ne connaissent que le dâsa varna, la population ennemie, qu’ils appellent aussi Dasyous. Les Çoûdras leur sont inconnus. Le nom des Dasyous a au contraire été repris par la littérature et affecté aux couches les plus basses de la population, à celles qui, n’ayant aucune place régulière dans les cadres brahmaniques, sont quelquefois, et jusqu’à l’heure actuelle, désignés comme outcasts. Ou il n’existait à l’époque védique aucune couche de population correspondant aux Çoûdras, à la fois exclue de la communauté âryenne et rattachée à elle par certains liens assez lâches pour assurer sa dépendance sans compromission fâcheuse ; ou, si elle existait, les poètes dont les chants nous sont parvenus n’ont pris aucun souci de lui assigner une place à part, en dehors de la masse des Dasyous. Preuve nouvelle que le système est tout autre chose que le développement normal de la situation védique.

Que les Viças du Véda n’aient point circonscrit une caste, qu’elles englobent tout ce qui, dans la population aryenne, n’était pas distingué par des fonctions sacerdotales ou par un rang aristocratique, que, par conséquent, la théorie brahmanique ait, en créant le dérivé vaïçya, fait du primitif une application en partie arbitraire, historiquement fausse, nous en avons un indice qu’il ne faut point oublier. Le nom d’arya, quoiqu’il ne paraisse pas usité ainsi dans les hymnes, est incontestablement synonyme iYârya. Il est parfois employé ainsi par la littérature sacerdotale ; mais il est surtout appliqué spécialement aux vaïçyas. On se souvenait donc fort bien que les vaïçyas formaient en réalité toute la classe des hommes libres, le gros de la nation. Entre ce vague groupement et la caste véritable, nécessairement plus restreinte, adonnée à une profession définie, reliée par une commune descendance, enfermée dans des règles particulières, gouvernée par des coutumes propres, il y a un abîme.

J’ai admis jusqu’ici, comme on fait d’ordinaire, que varna, dans la théorie brahmanique, est le terme qui correspond précisément à la notion de caste. La concession n’était que provisoire. Elle veut être limitée. Employé d’abord pour marquer une opposition de couleur entre deux populations rivales, fractionné ensuite, si j’ose ainsi dire, pour être étendu non plus à ces deux varnas primitifs, mais à des catégories plus nombreuses, il n’a pas perdu toute trace de ses origines. Il ne désigne, pas la caste en général et dans le sens rigoureux, mais seulement « les quatre castes ». Il s’applique uniquement à ce que, quelque part un livre épique, le Harivamça, appelle les « quatre castes légales ». Pour désigner les autres, ces castes secondaires ou mélangées qui correspondent, non à des divisions théoriques, mais aux vraies castes, telles que nous les voyons vivre et agir, les Livres de lois ont un autre terme, jâti. Il fait précisément pendant par le sens au mot « caste », puisqu’il veut dire « naissance, race ». C’est, je crois dans cette acception, non dans celle de « famille », qu’il le faut entendre partout où remploient Manon, Yâjnavalkya, et les autres. Cette distinction entre les deux termes, on a eu le tort de n’en point tenir un compte suffisant. Elle perpétue jusqu’à une époque assez basse le souvenir des deux élémens qui sont combinés dans la théorie brahmanique.

La conclusion s’impose.

Dépositaire d’un passé lointain, le Véda reflète une division de classes dont la comparaison de l’Iran, d’autres indices encore, attestent l’antiquité très haute. La littérature plus moderne se trouvait, elle, tout à la fois contemporaine, dès ses origines, d’un régime de castes, et prisonnière de la tradition védique, tenue d’en accepter sans réserve ; tout l’héritage. Souvenirs du passé et réalités du présent se fondirent dans un système hybride ; le régime vivant des castes s’encadra dans de vieilles divisions de races et de classes qui furent démarquées à cet effet. Ces incohérences n’étaient pas pour effrayer une spéculation scolastique plus qu’aucune autre dédaigneuse des faits et de l’histoire. Son œuvre était d’ailleurs facilitée par ce qui, jusque dans l’émiettement des castes, survivait certainement de l’esprit de classe.

Aujourd’hui encore, l’orgueil de classe pénètre tous les brahmanes ; il domine toutes les inégalités, toutes les différences qui les séparent au vrai en une multitude de castes. A plus forte raison devait-il en être de même, en un temps où, la diffusion du peuple aryen étant moindre, le mélange des races moins avancé, le fractionnement était encore plus restreint. Même chez l’aristocratie guerrière, et quel qu’ait été son morcellement en clans, tribus ou castes, l’amour-propre de classe, les intérêts de classe ne pouvaient manquer de garder un empire puissant et de maintenir une certaine unité. A coup sûr, ce sentiment, cette unité relative étaient pour une classe sacerdotale, ambitieuse et déjà savante, particulièrement indispensables à la fois et aisées à sauvegarder. Il n’y a entre classes et castes point d’incompatibilité absolue ; les deux régimes se peuvent combiner et compléter. L’erreur consiste à en confondre les origines.

Seule l’autorité de la théorie brahmanique a pu répandre sur cette distinction profonde une fâcheuse illusion. Elle a donné crédit à une interversion complète des rôles. C’est sous son insidieuse influence que l’on s’est obstiné à chercher l’origine des petits groupes bien vivans, dans des catégories qui n’en sont plus que l’exposant collectif, dont la valeur est en quelque sorte devenue nominale, qui ont été superposées à un régime auquel elles sont primitivement étrangères, moins par un développement organique que par une construction savante.

On a beaucoup discuté, et sans serrer les termes d’assez près, la question de savoir si les castes existaient à l’époque védique. D’un commun accord, on a considéré que l’hymne à Pourousha était trop récent pour faire foi à cet égard. Les observations qui précèdent ne tranchent pas le problème. Il en résulte au moins que, partisans ou adversaires de l’existence védique des castes, doivent décidément modifier leur base d’opération. Que le mot varna ne signifie point caste dans les hymnes, il importe peu, s’il est vrai que ce mot n’ait jamais eu rigoureusement ce sens, ou du moins qu’il ne l’ait reçu qu’en vertu d’une extension tardive. Que l’on discerne dans la population une triple division que l’on soit même fondé à en induire l’existence dans un passé encore plus recule, il n’y a rien à conclure de là, s’il est vrai qu’il s’agisse de classes, non de castes. La hiérarchie des classes se retrouve dans des milieux trop divers pour être par elle-même significative. La caste, organisme de sa nature circonscrit et séparatiste, a nécessairement d’autres racines. Le vrai problème consiste à déterminer si, au-dessous de ces grandes catégories de prêtres, de guerriers nobles, d’hommes libres, et inscrits, si j’ose ainsi parler, dans ces cercle s’étendus, il y a trace dans les hymnes de groupes héréditaires, agglutinés par l’un quelconque, — consanguinité, profession, religion résidence, — des facteurs que nous savons contribuer à la constitution des castes, des organismes enfin identiques ou simplement analogues à la caste. Voilà ce qu’il faut chercher ; autre chose est de savoir si la recherche sera fructueuse. Personne n’a fouillé le Véda avec plus de compétence que M. Ludwig, ni plus de penchant à y dénoncer la caste. Il ne s’est laissé arrêter par aucune des conclusions négatives, même les plus autorisées. Il n’a rien découvert. Des classes, oui ; des castes, non. Que la complication même des rites et des chants ail, dès l’époque védique, solidement cimenté le sacerdoce, que les fonctions en aient été souvent, habituellement, même, héréditaires, personne n’en peut douter. Qu’il se soit formé une classe de chefs riches, puissans par les armes, et que cette noblesse ait dans l’Inde, comme ailleurs, reposé essentiellement sur la naissance, M. Ludwig n’a rien démontré de plus. Il n’a retrouvé aucune des limitations positives que suppose la caste, ni prouvé que ces Maghavans qu’il assimile aux Kshatriyas appartinssent à un groupe fermé. Au fond, M. Ludwig reconnaît lui-même qu’il ne peut discerner que deux classes distinctes, l’une de prêtres, l’autre de nobles, placées au-dessus de la masse du peuple aryen, des Viças. S’il estime que ces indices suffisent pour affirmer l’existence du régime des castes, c’est qu’il prend son point de départ dans le système brahmanique. Il considère, au moins tacitement, ce système comme l’expression exacte des faits ; par conséquent toute trace qui, dans le passé, accuse avec lui une certaine concordance, démontrerait que, du temps où elle remonte, il existait dans son ensemble. C’est une pétition de principe.

M. Zimmer était certainement autorisé à en prendre avantage en faveur de la thèse opposée. Autre chose est de décider si, inversement, il est certain qu’il n’ait point existé de castes dès l’époque où furent composés les hymnes les plus anciens. Si l’on songe combien, malgré son importance souveraine dans la vie pratique et sociale, le mécanisme des castes (je ne parle pas de la domination des brahmanes ou des nobles, comme classes) tient au fond peu de place dans toute la littérature postérieure, on avouera que le seul silence des textes a ici peu de poids. Si, comme je l’estime, la caste prend son origine dans une évolution normale de la plus ancienne constitution de la famille, évolution organique, mais spéciale à l’Inde, déterminée par les conditions ethniques et économiques, géographiques et psychologiques qui lui sont propres, le développement a dû se produire trop lentement, il repose sur des élémens trop primitifs, trop instinctifs de la vie, pour qu’une littérature comme celle des hymnes, déjà ambitieuse et déjà savante, promette sur ces élémens, sur leur développement, beaucoup de témoignages utiles. Le système qui se manifeste dans la tradition hindoue n’existait pas encore au temps des hymnes anciens, ou du moins n’était pas reconnu par leurs auteurs ; cela est certain, puisque les termes principaux de la théorie ont été dérivés de thémes qui ne sont encore familiers aux hymnes que dans leur état primitif, puisque la teneur générale de la théorie a été influencée, au point d’en être faussée, par le désir de se rapprocher de la tradition des hymnes. Mais ce système brahmanique a de tout temps couvert une situation de fait très différente. L’absence du système ne suffit donc pas à démontrer que la situation de fait dont il s’inspire n’ait pris naissance que plus tard. Le développement complet en paraît, à vrai dire, peu compatible avec l’état historique et économique qui se dégage du Véda ; encore a-t-il pu exister dans une phase antérieure, s’acheminant vers son avenir définitif.

Je crains fort que les textes ne fournissent jamais une réponse péremptoire. Le doute est d’autant plus permis que la vraie position des hymnes dans l’antiquité hindoue est encore plus imparfaitement déterminée, que nous discernons encore plus vaguement à quel moment précis de l’évolution historique ils correspondent. Ils reflètent une époque ancienne, mais non sans y mêler une foule de traits purement hindous ; la civilisation qui les suit, leur accorde les respects les plus hyperboliques, mais tout en se déroulant sur un terrain religieux et dogmatique, géographique et social, profondément différent. Qui prétendrait déterminer dès aujourd’hui dans quelle relation exacte il faut décidément concevoir ces deux phases ?


IV

Sur la genèse des castes, les Hindous ne possèdent que peu de légendes. Elles sont aussi insignifiantes qu’elles sont rares. Elles portent au front un caractère symbolique et superficiel. La plus répandue est celle que nous connaissons déjà, qui tire les brâhmanes de la bouche, les kshatrivas des bras, les vaïçyas des cuisses, les çoûdras des pieds du démiurge. Là même où elle est mise en œuvre, comme dans Manou, elle est visiblement un placage qui trouble l’ordonnance de la théorie cosmique. La chose est encore plus claire dans le Râmâyana, où, en fin de compte, les castes paraissent tirées de Manou, femme de Kacyapa, un peu comme, dans l’Iran, les trois classes sont tour à tour dérivées soit de Jima, le premier roi, soit de Zarathoustra, le grand initiateur religieux. Les variantes de certains Brâhmanas ne sont que jeux d’esprit, petits arrangemens étymologiques, sans sérieux et sans portée. Dans la plupart des spéculations sur l’origine des êtres, il n’est tenu nul compte des castes. Les combinaisons qui en rattachent l’apparition soit aux âges successifs du monde, soit aux inclinations natives des hommes, n’ont pas plus d’autorité, ni de fixité que telle fiction accidentelle qui, dans la vie future, réserve à chaque caste un ciel particulier. Toutes ces explications sont scolastiques et tardives ; le système des quatre castes fondamentales les inspire, comme il pénètre la tradition tout entière.

J’ai parlé en passant de ces conflits souvent violens qui en cent endroits s’élèvent entre castes voisines. Ils s’allument sur quelque privilège très spécial qu’une caste ne peut souffrir de se voir contester. Ils ne supportent, ni par la nature, ni par l’importance des mobiles, aucune comparaison avec ces luttes de classes pour la domination, qui ont dû se produire entre prêtres et nobles dans le passé.

Que la limite des prérogatives, que la balance des attributions entre la classe sacerdotale et la classe noble n’aient point eu, en fait, et dès le début, la stabilité ni la précision que leur attribuent les textes dogmatiques, c’est ce dont nous ne pouvons douter a priori. Nous savons ce que la rigueur des règles masque de flottement dans la pratique. Quelque soin que mît la classe sacerdotale à se réserver le privilège des œuvres rituelles et des études sacrées. Ce privilège soutirait, surtout dans la période ancienne, bien des exceptions. Admis à la communication de l’enseignement religieux, les chefs devaient dans plus d’un cas, en dépit des prétentions contraires, s’en faire à leur tour les instituteurs. Nombre de chants védiques sont attribués à des kshatriyas, voire à des vaïçyas. Si les hymnes mêmes recommandent aux chefs avec tant d’insistance d’avoir près d’eux un prêtre de profession, un pourohita, c’est peut-être qu’ils s’affranchissaient souvent de ce devoir. Dans plusieurs cas, des tils de nobles remplissent cette fonction. La littérature sacerdotale témoigne de la science éminente de certains rois ; ils en remontrent aux brâhmanes mêmes. Les livres qui représentent la théorie brahmanique dans son complet épanouissement prévoient encore le cas, à vrai dire exceptionnel, où un brahmane peut accepter pour maître un kshatriya ou un vaïçya.

Ne rencontrons-nous pas aussi des femmes, de race brahmanique ou royale, dont les noms perpétués par la légende sont restés attachés au souvenir d’un vaste savoir théologique et d’argumentations victorieuses ? Il y a même un cas où le Brâhmana, après avoir exalté la science d’un roi, Janaka, du Videha, semble, en manière de conclusion, assurer qu’il devint brahmane. C’est la légende de Viçvàmitra qui fournit l’exemple le plus fameux d’une promotion de ce genre. Les hymnes védiques indiquent entre Viçvàmitra et Vasishtha, une longue rivalité ; peut-être la faveur du roi Soudas, la charge de chapelain auprès de lui, en était-elle l’enjeu. Les textes sont obscurs, et leur combinaison douteuse. Quoi qu’il en soit, le thème primitif s’est, dans l’épopée, brodé de copieuses variations ; il se précise en une lutte violente qui s’engage entre les deux personnages, à qui possédera la vache miraculeuse, Sourabhi, qui réalise tous les vœux ; surtout il se charge d’austérités prodigieuses, au bout desquelles Viçvàmitra, qui appartient d’origine à la lignée royale des Kouçikas, devient brahmane.

C’est une étrange illusion de prétendre empruntera de pareils récits des documens pour l’histoire de la caste. Tout ce qu’ils peuvent indiquer, c’est que, malgré la prétention de la classe brahmanique, le monopole de la vie et de l’activité religieuse ne lui a jamais, en fait, été absolument réservé ; c’est surtout que, à l’époque où ils ont été arrêtés, les ambitions brahmaniques avaient reçu leur consécration définitive dans le système qui fait loi. Admettre qu’un kshatriya n’avait pu toucher aux choses sacrées qu’en devenant brahmane, c’était, aux yeux des brahmanes, rendre encore hommage à leur privilège. Une exception si rare, achetée si chèrement, confirmait la règle. On n’y saurait voir la preuve que des changemens de caste aient été officiellement reconnus, moins encore que la légende soit plus vieille que le régime des castes. Tout au plus peut-on en induire que la règle qui a réservé aux seules castes de brahmanes le ministère religieux, étrangère à la constitution archaïque des rites qui ne supposait pas un sacerdoce privilégié, soutirait, dans la haute antiquité, plus d’exceptions encore qu’à des époques plus modernes, plus éloignées du primitif sacerdoce familial.

Il peut être piquant, il est à coup sûr périlleux de monnayer des légendes en histoire. Le procédé exige d’extrêmes ménagemens. On a laborieusement colligé les récits empruntés soit à l’épopée, soit aux pourânas, où sont remémorées les violences de certains rois à l’égard des brahmanes et les châtimens dont elles sont punies. C’est Vena interdisant aux prêtres de sacrifier, Pouroûravas leur enlevant leurs joyaux, Nahousha faisant traîner son char par mille brahmanes, d’autres contes encore. On y a dénoncé le souvenir de la lutte entre brahmanes et nobles pour la prééminence. Il est, sans scandale, permis de douter si tous reposent sur un fondement de fait si solide et si précis. Le plus suggestif est assurément l’histoire de Paraçou-Râma. Fils de Jamadagni, il’appartenait à la lignée des Bhrigouïdes. Un jour, le roi Arjouna. accueilli dans l’ermitage de Jamadagni, reconnaît traîtreusement cette hospitalité en enlevant le veau d’une vache que le saint homme se préparait à sacrifier. Prompt à venger l’injure paternelle, noire héros, vénérable mais brusque, s’empresse de détruire à vingt et une reprises la race des kshatriyas. Il fait tant que, d’après certaines versions de la légende, les guerriers ayant tous disparu, il ne reste aux brahmanes, pour rendre à la terre ses maîtres tutélaires, à l’organisation sociale son indispensable équilibre, d’autre ressource que de s’unir aux veuves des kshatriyas pour faire souche avec elles d’une nouvelle caste noble. Quelle est au vrai l’origine de ce récit ? Reflète-t-il une vaste lutte de classes entre nobles et prêtres ? Cette conclusion m’apparaît, je l’avoue, moins clairement qu’à d’autres juges. Mais il ne vaut point la peine, d’épiloguer. Le conte trahit assurément des uns aux autres, au moins eu certains lieux et à certains momens, des relations fort tendues.

Une domination comme celle que les brahmanes ont conquise, qu’ils ont dû fortifier de siècle en siècle, ne se fonde point sans contestations. Le soin que prennent leurs livres, à toutes les époques, depuis les hymnes védiques, d’établir le dogme de leur supériorité dans les termes les plus forts, les plus extravagans, montre bien qu’il a fallu un persévérant travail pour en assurer le succès. On ajustement fait valoir que toute une série d’hymnes de l’Atharvavéda semble refléter une période, ou au moins des exemples nombreux, de conflits entre brahmanes et kshatriyas. Il est clair d’ailleurs que, de tout temps, le pouvoir dont ils disposaient, comme représentans par excellence de la classe noble, a assuré aux rois vis-à-vis des prêtres une situation que des respects extérieurs et des scrupules religieux ne suffisaient pas à entamer.

Le Çatapatha brâhmana déclare que « rien n’est au-dessus du pouvoir royal (kshatra) ; » il se hâte d’expliquer que, étant produit par l’énergie créatrice du « pouvoir religieux » (brahma), il le doit respecter comme sa propre source ; l’aveu n’en est pas moins limpide. Dans le bouddhisme, la supériorité sociale est volontiers reconnue à la classe militaire. C’est à cause de cette supériorité, nous assure-t-on, que Çàkyamouni a pris naissance dans une famille royale. Pour être de source bouddhique, le témoignage est moins suspect qu’on ne serait enclin à l’imaginer. Le Dhammapada, un livre bouddhique et des plus anciens, des plus autorisés, célèbre le Brahmane dans une suite de strophes éloquentes, le prend et reprend comme personnifiant l’idéal même de la perfection humaine. Du temps du Brâhmana comme du temps du bouddhisme, le régime des castes existe souverainement. Ni les traces de conflits entre nobles et brahmanes, ni certains passages exceptionnels (en les supposant authentiques) d’un groupe à l’autre, ne prouvent que la caste ait été, à l’époque où en remontent les témoignages, dans un état rudimentaire. Luttes de classes, conflits d’influences, sont de toutes les époques ; ils se greffent sur les constitutions sociales les plus diverses. Ces incidens n’excluent en aucune façon, pas plus d’ailleurs que par eux-mêmes ils ne l’impliquent, l’existence parallèle de la caste.

Le premier témoignage documentaire que nous possédions de l’existence de la caste, c’est l’apparition du système qui a prétendu la réglementer. Il se manifeste dès la période la plus haute de la littérature sacerdotale, et même dans les couches les plus récentes des hymnes védiques. Naturellement, le système est postérieur aux faits qu’il prétend codifier et remanier. Quand il se révèle, c’est que la caste est déjà le régime reconnu. Mais depuis combien de temps ? C’est ce qu’il nous est impossible de préciser. Non seulement la caste existait, tout indique qu’elle existait dans une condition foncièrement identique à sa condition d’aujourd’hui. C’est ce que, à eux seuls, les textes seraient impuissans à démontrer : et c’est pourquoi j’ai pu dire qu’ils avaient grand besoin, pour être bien entendus, des lumières qui s’empruntent à l’expérience du présent.

La théorie y a masqué et faussé la réalité. Reliant par un compromis plus ou moins artificiel les faits vivans à la tradition d’un passé évanoui, elle identifie et superpose la distinction des castes à l’ancienne distinction des classes ; à ces classes qu’elle pose en castes, elle transporte un nom qui a d’abord marqué une division de races. Dans toute cette construction symétrique et savante, si elle laisse pénétrer quelque reflet de la complexité et de la confusion réelles, elle le rejette au second plan, le dissimule, comme dans la théorie des castes mêlées, sous une régularité factice.

La littérature ne nous tire donc pas d’affaire. Elle ne nous a conservé ni enchaînement historique solide ni souvenirs décisifs. Si je ne l’ai pu démontrer sans quelques longueurs, les esprits attentifs s’en consoleront peut-être en découvrant ici un instructif exemple des obscurités propres à la tradition hindoue, des difficultés qu’elle oppose et de la prudence qu’elle commande à nos curiosités.

Il ne nous reste d’autre ressource que d’aborder directement la question des origines.


E. SENART.

  1. Voyez la Revue du 1er février.