Les Buveurs d’eau
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 5 (p. 1184-1223).
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LES


BUVEURS D'EAU


SCENES DE LA VIE D'ARTISTE.





II.


HELENE.





I. – LES VOYAGEURS.

Les premiers créateurs de la société des buveurs d’eau avaient été, nous l’avons dit, Antoine et son frère Paul, aidés de Lazare, un de leurs anciens camarades d’enfance. La société ne fut définitivement constituée qu’à l’époque où ceux qui en avaient eu la première idée purent réunir un certain nombre d’adhérens. La fraternité qui existait dans leurs goûts, la ressemblance dans leurs précédens, contribuèrent surtout à réunir plus étroitement tous les buveurs d’eau. Tous enfans de familles pauvres, ils avaient commencé de bonne heure l’apprentissage des privations. Déjà laborieux à un âge encore voisin de l’époque des jeux, ils réfléchissaient pendant le temps réservé à l’insouciance ; la solitude avait mûri leur esprit et avancé pour eux l’époque de la virilité. Poussés par le hasard des grandes villes les uns au-devant des autres, leur conformité d’âge et de position avait été le lien préliminaire d’une association que devait plus tard consolider un règlement. Entrés dans une carrière dont les difficultés sont proverbiales, et placés dans les conditions les plus défavorables pour y réussir, les buveurs d’eau devaient affronter des souffrances que nous nous proposons de retracer avec la rigidité du procès-verbal. En étudiant ainsi la vie d’artiste dans un milieu particulier, notre dessein n’est pas d’entreprendre la glorification d’une certaine classe de parasites qui ont rendu le titre d’artiste si banal et si peu respecté en s’en emparant, les uns pour couvrir leur désœuvrement, les autres leur incapacité. Le groupe que nous avons l’intention de mettre en scène se composait de jeunes gens véritablement doués d’une vocation réelle qui n’avait pu être fécondée par l’étude dès l’instant où elle s’était révélée ; ils avaient du moins la bonne foi de reconnaître cette infériorité, et c’était à la faire disparaître qu’ils appliquaient leurs efforts.

Le principal défaut des membres de cette association, c’était leur parti pris d’isolement. En se restreignant volontairement dans le cercle d’une existence uniforme, en demeurant comme ils le faisaient à l’écart de toute relation extérieure, ils perdaient nécessairement l’avantage de rencontrer ces occasions qui viennent quelquefois si utilement placer une échelle sous le pied de ceux qui tentent l’assaut des obstacles. Dans les habitudes de la vie moderne, et quand il n’est pas sorti de sa phase d’obscurité, l’artiste doit réunir au talent qui peut produire une œuvre l’intelligence et l’activité nécessaires pour la mettre en évidence. Il existe pourtant certaines natures qui reculent devant les exigences de la vie pratique. Incapables de tenter aucun effort pour constater leur existence, soit par indolence naturelle ou par ignorance des moyens à employer, elles prolongent ou perpétuent cet état d’anonymité qui est au talent ce que le boisseau est à la lumière. Les buveurs d’eau appartenaient à cette race de solitaires obstinés auxquels suffisent les jouissances de la vie contemplative. Reclus dans la pratique de leur art, le monde finissait pour eux aux murailles de leur atelier ; aussi devaient-ils subir l’influence de l’incognito, atmosphère malsaine qui engourdit les élus actifs, qui aigrit les plus pacifiques, qui asphyxie quelquefois. À des gens séquestrés volontairement dans un lieu étroit et renfermé qui se plaindraient de manquer d’air, le premier venu répondrait : — Ouvrez la fenêtre. Lorsque les buveurs d’eau découragés laissaient, pour toute récrimination contre leur destinée, échapper cette plainte banale : Nous n’avons pas de chance ! — on aurait pu leur répondre : Ouvrez la porte ; car non-seulement ils la tenaient fermée, mais encore ils poussaient pour ainsi dire le verrou à l’intérieur.

Si nous avons rappelé ici quels principes dirigeaient cette singulière société, c’est qu’ils serviront plus d’une fois à expliquer ces luttes douloureuses de l’intelligence avec la nécessité, au milieu desquelles nous ramène le récit qu’on va lire. Le principal personnage de ce récit est déjà connu : c’est l’artiste que nous avons désigné sous le nom d’Antoine ou l’homme au gant. Antoine avait habite la Normandie : voici à quelle occasion et dans quelles conditions, un matin il était réveillé avec l’idée qu’il avait besoin de voir la mer. Un caprice qui tombe dans la cervelle d’un artiste, quand celui-ci n’a pas le moyen de le satisfaire ou la force de le repousser, est le plus tumultueux trouble-travail qu’ on puisse imaginer. Comme la tyrannique obsession de ce désir lui causait une préoccupation qui fût remarquée par ses amis, Antoine dut leur en révéler le motif.

— La distance qui existe entre Paris et Le Hâvre est de cinquante lieues ; dit Lazare ; mais elle est aussi de cinquante francs. En faisant le voyage à pied, c’est le moins que tu puisses dépenser pour séjourner une quinzaine de jours dans le pays ; temps strictement utile pour voir et profiter de ce que tu auras vu. Il faut donc que tu accordes à la caisse sociale un délai pour qu’elle puisse économiser ce gros chiffre.

La proposition du trésorier de la société dépassait les espérances d’Antoine, car distraire au profit d’un seul membre une somme qui aurait pu, partagée, être utile à plusieurs, n’était pas un fait ordinaire. L’homme au gant aurait pu attendre que ses propres ressources lui permissent de se passer du secours de la caisse sociale ; mais il eût peut-être été forcé d’attendre trop longtemps. Rendu d’ailleurs égoïste par la violence de son désir, il accepta la proposition qui lui était faite, et, désormais assuré de faire ce voyage, il commença à éprouver tous les symptômes d’un état particulier qu’on pourrait appeler la fièvre du départ. Il aurait été question d’un passage aux Indes, qu’il ne se fût pas montré plus préoccupé. Il amassait des renseignemens sur la province qu’il devait parcourir ; il arrêtait chaque jour un nouvel itinéraire et se livrait à de prodigieux calculs, pour régler l’emploi de son budget et amoindrir le chiffre de ses dépenses quotidiennes, afin d’augmenter, ne fût-ce que d’une journée, la durée de cette pérégrination.

On pourra s’étonner de toutes ces puérilités à propos d’une excursion de quelques jours dans un pays que les facilités de communication ont mis aux portes de Paris ; mais jusque-là les promenades d’Antoine n’avaient point dépassé la limite des environs de la capitale, si riches en paysages variés, et qui seraient encore plus beaux, s’ils étaient interdits aux citadins. Cette fois il s’agissait d’un véritable voyage. Le jeune peintre savait qu’il ne repasserait pas le soir la barrière par laquelle il serait sorti le matin. Un premier voyage a beaucoup de ressemblance avec une première passion ; c’est la même recherche de sensations nouvelles unie à la même prodigalité d’illusions : la malle d’un premier voyage en renferme presque autant qu’une première lettre d’amour.

Outre le bénéfice qu’il pourrait comme artiste retirer de cette excursion ayant pour but un spectacle encore inconnu et l’un des plus beaux que puisse offrir la nature, Antoine devait être initié aux jouissances de la vie errante. Piéton enthousiaste, il battrait d’un pied libre ces grands chemins où l’imprévu se multiplie, tantôt pour le plaisir des yeux, tantôt pour l’étonnement de l’esprit. Etouffé dans l’âpre atmosphère de l’atelier, il respirerait à loisir l’air fortifiant qui souffle dans les campagnes maritimes. Pendant une semaine ou deux, il aurait quotidiennement dans sa poche une réponse régulière aux impérieuses exigences de la vie matérielle, et brisé par les courses de la journée, il goûterait chaque soir le tranquille et profond repos que procurent les saines lassitudes. Telles étaient les séductions qui donnaient à ce voyage les proportions d’un événement. Et en effet le plaisir est relatif et se mesure moins par la somme de jouissances qu’on en retire que par la difficulté que l’on éprouve à se procurer de telles jouissances, qui, pour des gens placés dans certaines conditions, sont autant de fruits défendus.

L’impatience d’Antoine était arrivée à un tel degré, qu’il ne pouvait passer devant un chemin de fer ou rencontrer une diligence sans tressaillir. Il ressemblait aux enfans auxquels on a promis de les conduire au spectacle et qui applaudissent par anticipation rien qu’en lisant les affiches. Un soir enfin, Lazare annonça à Antoine qu’il pouvait faire ses derniers préparatifs, et lui remit la somme fournie par la société pour les frais du voyage. À cette somme le trésorier des buveurs d’eau, ajoutait quelques petites économies personnelles. Ce qu’il y avait de privations dans ces deux ou trois pièces de cinq francs, Antoine pouvait mieux que personne le comprendre. — Tu me remercieras en me rapportant une belle étude normande, avait dit Lazare. Je te recommande la ferme de mon parrain entre Criquetot et Etretat. Mon parrain ne t’empêchera pas de copier sa maison ni ses pommiers ; mais s’il te fait seulement cadeau d’une pomme, je consens à en avaler les pépins. En voilà un vrai normand : quand il m’a tenu sur les fonts, il ne m’a pas même donné un de ses noms, il aurait craint d’en être privé ; au reste, un brave homme à qui je n’ai rien à demander, puisqu’il ne me doit rien !

Le soir fixé pour le départ, toute la société des buveurs d’eau accompagna Antoine au chemin de fer, qu’il devait prendre jusqu’à Mantes pour de là continuer sa route à pied jusqu’au Havre, en passant par Rouen, la ville aux maisons vieilles. En disant adieu à tous ses amis, Antoine ne put s’empêcher d’éprouver comme une espèce de remords. Pendant qu’il cheminerait gaiement, suivant sa fantaisie ceux qui lui faisaient ces heureux loisirs continueraient leur vie de lutte patiente, rendue momentanément plus difficile peut-être par le manque de cet argent que son caprice enlevait à leur nécessité il fut un moment sur le point de renoncer à son voyage, et de le remettre à une époque où les circonstances seraient plus favorables ; mais le dernier coup de la cloche du départ appelait les voyageurs dans les salles de l’embarcadère. Antoine n’eut pas le courage de la résistance ; il échangea un dernier adieu- avec ses camarades, et suivit la foule qui se précipitait.

Dans le wagon des troisièmes classes où il était monté, il n’avait que deux compagnons de route : c’étaient un homme d’une cinquantaine d’années et une jeune personne dont le visage offrait avec le sien une ressemblance qui la disait sa fille au premier regard. Tous deux semblaient appartenir à une condition tenant le milieu entre la classe ouvrière et celle des petits négocians parisiens retirés des affaires. La façon dont ils étaient vêtus l’un et l’autre révélait un dédain trop apparent de la mode en cours pour qu’il fût volontaire. La longue redingote verte du père avait dû être taillée sur un patron bien antique, et les plis nombreux dont elle était encore fripée indiquaient une récente réclusion dans une armoire publique malheureusement célèbre. Les autres vêtemens offraient le même aspect de vétusté qu’on remarque dans les objets vieillis par l’abandon dans lequel on les laisse plutôt que par l’usage qu’on en fait. Quant à la jeune fille, le contraste de sa personne et de son costume était encore plus frappant : elle était habillée d’une robe en étoffe d’été, dont la couleur et le dessin eussent fait sourire de pitié une grisette de province. C’était assurément quelque défroque étrangère appropriée à sa taille sans aucune préoccupation de coquetterie. Elle était coiffée d’un petit chapeau de paille commune, à peine garni d’un étroit ruban. Une espèce de pardessus en lainage grossier, des bottines de coutil et des gants de fil, complétaient ce costume, porté cependant avec autant de laisser-aller que s’il eût été le prospectus de la dernière élégance.

Dès que le convoi se fut mis en marche, les deux voyageurs retirèrent d’un panier qu’ils avaient avec eux du pain, un petit morceau de viande froide, une bouteille, une timbale, et le père et la fille commencèrent un repas improvisé auquel l’appétit de chacun d’eux sembla faire un égal honneur. Comme s’il croyait avoir besoin de s’excuser, l’homme à la redingote verte dit assez haut à sa fille pour que ses paroles fussent entendues d’Antoine : — C’est bien heureux que j’aie eu la précaution d’emporter quelques provisions. Un jour de départ, on a tant de choses à faire, qu’on ne peut même pas trouver l’instant de déjeuner. N’as-tu rien oublié, Hélène ? acheva- t-il en se retournant vers sa fille.

À ce nom d’Hélène, Antoine, qui jusque-là n’avait point pris garde à la jeune voyageuse, leva les yeux sur elle. Voici en deux mots quelle était la cause de cette soudaine attention. Antoine avait eu une petite sœur ainsi appelée, qu’il avait beaucoup aimée, et qui était morte à six ans, écrasée sous la roue d’une lourde charrette en revenant de l’école. Aussi, chaque fois qu’il entendait prononcer devant lui ce nom d’Hélène, il ne pouvait s’empêcher de penser à cette enfant, dont la mort précoce et affreuse avait été l’un des plus grands chagrins de sa vie. Dans ce moment, le souvenir de ce triste événement, qui le pénétrait toujours d’un mélancolique regret, lui parut encore plus douloureux. Il lui gâtait le début de son voyage. — Si mon Hélène vivait encore, elle aurait l’âge de celle-ci, pensait-il en regardant l’homonyme de sa sœur occupée au rangement d’un petit sac de voyage qu’elle tenait sur ses genoux. C’était une jeune fille de dix-huit ans, ni belle ni jolie, -une tête d’expression, comme disent les artistes, et qui aurait pu poser pour la figure de l’Etude dans un tableau allégorique. La fleur de la jeunesse paraissait déjà pâlie sur ce visage sérieux aux traits immobiles, dont les grands yeux noirs faisaient songer à l’épithète qu’Homère applique au regard de Junon. Cependant sous la froideur de ce masque réfléchi, derrière ce front encadré par les bandeaux inégaux d’une chevelure brune et un peu rare, on devinait l’intelligence. Les sourcils largement dessinés formaient un arc sévère annonçant la volonté et l’énergie. Ce qui manquait à cette physionomie comme grâce féminine était remplacé par un sentiment de fierté quasi virile qui mettait au moins la distinction là, où l’on aurait pu remarquer l’absence de douceur. Cette figure pouvait ne pas être sympathique à première vue, mais à première vue elle pouvait exciter la curiosité. Antoine, qui avait étudié les systèmes scientifiques qui font des signes du visage autant d’indices révélateurs du caractère, avait remarqué, en observant sa voisine, les traces visibles d’une fatigue récente dont il était par expérience personnelle en état d’apprécier l’origine ; Il croyait reconnaître dans ce teint légèrement blêmi, non les pâles couleurs de la maladie, mais ce hâle particulier qui résulte des longues veilles pendant lesquelles la fumée de la lampe s’incruste en fine poussière dans l’épiderme.

Dès qu’on fut sorti des limites de la banlieue parisienne, la jeune fille se mit à la portière et regarda la route avec autant de curiosité tonnée que si elle n’avait jamais vu ni eaux, ni bois, ni champs, fi ciel. Elle semblait aspirer avec délices la fraîcheur du vent qui échevelait dans les eaux du fleuve les saules penchés sur la rive ; En la voyant ainsi offrir son visage aux caresses de cette brise un peu vive, Antoine devinait le besoin d’un poumon affamé de l’air sain qui circu1e librement entre les grands horizons. Aux prières de son père, qui lui recommandait de ne point trop se pencher hors du wagon dans la crainte de quelque accident, elle répondait avec l’impatience mutiné des enfans que l’on trouble dans leur plaisir. — Si tu savais comme ce bon air me fait du bien ! s’écria-t-elle tout à, coup en frappant dans ses mains, et elle retira son chapeau pour mieux ressentir les effets de ces souffles bienfaisans.

Cependant on avait dépassé la forêt du Vésinet, et le train suivait le cours de la Seine, dont les bords commencent, de ce côté, à offrir de charmans aspects. Le père, ayant remarqué que le paysage était plus beau, vu de la portière dont il occupait un des coins, appela sa fille, qui se tenait à la portière opposée, pour lui céder sa place. Hélène s’empara du coin que venait de lui céder son père, mais elle parut hésiter un moment, en s’apercevant que pour profiter de l’avantage de la portière, qui était assez étroite, il fallait risquer un voisinage assez immédiat avec Antoine. L’artiste, devinant sans doute quelle raison retenait sa curieuse voisine blottie dans son coin, lui céda la jouissance pleine et entière de cette ouverture, complaisance dont elle profita sur-le-champ en remerciant le jeune homme plus encore par la joie qu’elle fit paraître que par le sourire qu’elle lui adressa.

Bien qu’on fût en route depuis une heure à peine, un changement sensible s’opérait dans la physionomie d’Hélène. Un pâle vermillon colorait ses joues, l’œil était devenu brillant, la lèvre humide. Sa parole pressée vibrait d’animation juvénile Elle s’efforçait de faire partager à son père l’enthousiasme que lui causaient les beautés du panorama dont les mobiles tableaux se déroulaient devant elle. Ses questions, ses étonnemens naïfs, semblaient indiquer que c’était la première fois qu’elle était mise en contact avec une nature véritablement rustique. Cette gravité un peu froide qu’Antoine avait d’abord remarquée chez la jeune fille était remplacée plus visiblement, à chaque élan nouveau du train parti à toute vapeur, par une animation, une vivacité de mouvemens qui paraissaient autant de symptômes d’un bien-être oublié, depuis longtemps par la voyageuse, s’il n’était pas entièrement nouveau pour elle. À la hauteur de Poissy, le train en croisa un qui descendait. — Ah ! les pauvres gens ! s’écria Hélène, comme je les plains de retourner à Paris ! — Antoine ne put s’empêcher de sourire, car sans le savoir la jeune voyageuse venait d’exprimer une idée qu’il avait eue en même temps qu’elle Cette conformité d’impressions excita la curiosité d’Antoine, curiosité sans but, qui était le résultat du penchant, naturel à certains esprits, de faire de toute chose offerte par le hasard un élément d’activité. L’artiste se demanda pour quelle raison cette jeune fille paraissait si heureuse de fuir Paris, et pourquoi elle semblait redouter d’y retourner. Là-dessus il bâtit mille suppositions, dont aucune ne le satisfit sans doute, puisque cette curiosité, qui avait commencé par n’être qu’un passe-temps, devint un réel désir de savoir qui étaient, ce que faisaient et où allaient les voyageurs que le hasard lui donnait pour compagnons.

Il cherchait depuis quelques minutes un moyen adroit pour entrer en conversation avec le père, quand celui-ci vint fournir lui-même le prétexte après lequel courait l’imagination peu inventive de l’artiste. Au bout d’une heure de causerie, Antoine savait que son compagnon de route était un ancien entrepreneur de travaux publics ruiné par des spéculations malheureuses, resté veuf avec une fille à laquelle il avait fait donner une brillante éducation pendant l’époque de sa prospérité. Quand les mauvais jours étaient venus, celle-ci s’était hâtée de convertir en une science sérieuse et plus étendue les connaissances qu’elle avait acquises dans une grande pension à Paris. Elle voulait se livrer à l’instruction publique, et travaillait depuis deux ans à obtenir les diplômes nécessaires pour le professorat. À la suite d’un examen brillant, autant pour la délasser un peu des laborieuses études qui lui avaient été nécessaires que pour la récompenser de son succès, son père lui donnait quelques jours de vacances, et profitait de ce voyage pour lui faire prendre quelques bains de mer.

Antoine allait peut-être en apprendre plus long, car le père d’Hélène se montrait volontiers disposé à la confidence ; mais le train s’arrêta brusquement, et le conducteur vint ouvrir la portière en criant : Mantes ! Mantes ! Antoine était arrivé à sa première étape ; il prit son sac, son bâton, salua ses compagnons de route et descendit du wagon. Dix minutes après, le train se remettait en route. Le père et la fille étaient restés seuls.

— Je regrette que ce jeune homme qui vient de descendre n’ait pas continué à voyager avec nous, dit le père, sa conversation m’intéressait. C’est un peintre qui va en Normandie faire des études. Il est fort poli. As-tu remarqué, Hélène ? depuis que nous sommes partis de Paris, il avait à la main une cigarette tout apprêtée, pourtant il n’a pas fumé. Je lui ai cependant dit de l’allumer, il n’a pas voulu ; c’est à cause de toi.

Hélène, occupée à regarder les premières campagnes de la Normandie, ne répondit pas ; mais peu de temps après elle sentit remuer sous son pied un objet qu’elle ramassa aussitôt.

— Le voyageur qui est descendu à Mantes a oublié cela, dit-elle en montrant un petit album de poche. Il y a des dessins dans ce cahier. Ce jeune homme y tient peut-être ; il faudra déposer cet album à la prochaine station, on le renverra à la station de Mantes, où ce monsieur aura peut-être l’idée de le faire réclamer.

— Tu as raison, dit le père en feuilletant l’album, qui renfermait quelques croquis à la plume ou au crayon. Voici des renseignemens dont nous pourrions profiter, Hélène, dit-il en désignant à la jeune fille une page qui contenait de l’écriture et des chiffres.

— Mais tu as tort de lire, dit la jeune fille avec vivacité, c’est une indiscrétion.

— Quel grand mal y a-t-il à lire cela ? C’est un itinéraire de voyage dans le même pays que nous voulons visiter. Ce jeune homme est artiste, il doit connaître les endroits curieux ; nous qui avions l’intention de faire à peu près la même route, nous profiterons des renseignemens qui lui ont été donnés, et qu’il nous donnera à son tour, sans que cela lui cause aucun préjudice. Je vois déjà des indications d’hôtels à Rouen, au Havre et à Trouville ; nous qui ne savions pas où descendre, nous irons dans ces maisons-là.

— Mais, dit la jeune fille avec inquiétude, tu sais que nous devons nous montrer très modérés dans nos dépenses. Ce monsieur, qui n’a pas les mêmes raisons que nous pour compter avec sa bourse. veut peut-être descendre dans des endroits où nous serions obligés de faire une dépense qui excéderait nos moyens.

— Oh ! fit le père, ce jeune homme ne parait pas riche.

— Son costume ne prouve rien, répondit Hélène. Les artistes n’ont pas grand soin de leur toilette, surtout en voyage. Ils ont en outre la réputation d’être fort prodigues et de dépenser leur argent aussi facilement qu’ils le gagnent. Si tu veux m’en croire, nous ne profiterons pas de ces renseignemens.

— — En voici pourtant un, dit le père, qui ne contrarie pas nos projets d’économie. Et il montra à Hélène une note ainsi conçue : — « A Rouen, sur le quai, en face du nouveau pont, les remorqueurs du commerce transportent des marchandises au Havre, et consentent à embarquer des voyageurs. — Prix : 1 fr. 50 c. — Départ le matin à six heures. — Demander les capitaines de l’Atlas ou de l’Hercule. »

Hélène prit dans sa poche un petit carnet qu’elle ouvrit. Après avoir lu quelques lignes qui s’y trouvaient écrites, elle dit à son père : — Les bateaux qui font le service régulier, et que nous devons prendre, coûtent six francs par personne ; en nous embarquant sur ces remorqueurs, nous réalisons une économie. Cette fois je suis de ton avis. — Et elle prit note sur son carnet du renseignement fourni par l’album d’Antoine.

— Ma pauvre enfant, dit le père d’Hélène, je crois bien que ce jeune homme n’est pas plus riche que nous, et qu’il a les mêmes raisons que nous pour voyager au meilleur compte possible. Si tu veux me croire, tu copieras tous ces renseignemens, qui lui ont probablement été donnés par quelqu’un qui connaît le pays et a les habitudes du voyage, car je sais par lui-même qu’il a quitté Paris pour la première fois.

— Mais si nous allons dans les mêmes endroits où ce jeune homme se propose d’aller, réfléchit Hélène, nous devons nécessairement le rencontrer, et cela ne lui paraîtra-t-il point singulier de nous trouver partout où il sera ?

— Nous ne nous rencontrerons pas, répondit son père, par cette raison que ce monsieur, qui voyagera à pied, n’arrivera dans tous les endroits qu’il s’est fait désigner que deux ou trois jours après que nous les aurons quittés, et même en supposant que nous dussions le revoir, qu’est-ce que cela peut nous faire ?

Hélène, trouvant probablement que son père avait raison, ne fit plus aucune objection ; elle copia l’itinéraire d’Antoine sur son carnet, et cette besogne achevée, remit sa tête à la portière, bien décidée à ne pas perdre un seul détail du paysage ; quant à son père, il s’endormit profondément.

Pendant que le train qu’il venait de quitter fuyait vers Rouen, Antoine, descendu à Mantes, avisait au bord de la Seine une espèce d’auberge dont l’enseigne promettait bon gîte et bon repas, et comme il était trop tard pour qu’il pût continuer sa route, il entra dans ce rustique bouchon pour y passer la nuit et y prendre sa nourriture. Une servante joufflue, qui semblait échappée d’une toile de Rubens, le débarrassa de son sac, qu’elle emporta dans la chambre qu’il devait habiter, en même temps que l’aubergiste l’invitait à se désaltérer. Cet aubergiste qui s’approchait de lui avec son pichet de cidre frais tiré, c’était la Normandie qui s’avançait au-devant de l’artiste voyageur, son breuvage national à la main. Un peintre romantique n’aurait pas manqué de boire en portant un toast à cette terre glorieuse et féconde ; Antoine fit moins de façons et but tout simplement parce qu’il avait soif.

L’idée lui vint ensuite de prendre un croquis de l’auberge où il venait de s’arrêter, et qui était dans une situation très pittoresque. C’est alors qu’il s’aperçut de la perte de son album, et cela non sans une vive contrariété. Le jeune peintre était ainsi privé d’un itinéraire tout tracé auquel la précaution de Lazare avait ajouté des indications qui permettaient à Antoine de ménager le plus possible les ressources de son menu budget. Comme celui-ci commençait tant bien que mal à prendre son parti de cet accident, le hasard du voyage lui offrit bientôt comme compensation la bonne fortune d’une rencontre avec une connaissance parisienne. C’était un jeune homme qui avait été le camarade d’Antoine à l’époque où celui-ci fréquentait l’École des Beaux-Arts. Il se nommait Jacques, et retournait au Havre, où il avait des travaux d’ornementation à terminera bord d’un navire appartenant à un grand seigneur anglais. Il était descendu à Mantes pour donner en passant une marque de souvenir à une femme qui habitait cette ville, et avec laquelle il avait eu jadis une liaison qui s’était prolongée pendant deux années. Jacques devait continuer sa route par le train de nuit.

Les deux anciens camarades renouvelèrent connaissance et se racontèrent réciproquement leur vie depuis l’époque où ils avaient cessé de se voir. Cette existence était la même à peu de variantes près. Seulement, depuis trois ans le sculpteur Jacques avait renoncé à la statuaire pour se livrer à l’ornementation, branche de l’art qui se rapproche plus immédiatement des besoins de l’industrie. Il avait acquis dans cette partie une habileté véritable, qui le faisait rechercher dans les principaux ateliers de Paris. C’était à lui que l’on réservait tous les travaux qui s’écartaient de la commande ordinaire.

— Que voulez-vous ? dit-il à Antoine ; j’avais rêvé mieux que cela ; mais au bout du compte je suis encore heureux d’avoir pu trouver une ressource dans mon talent. Mes ébauchoirs me font vivre. J’ai des travaux en abondance. Si cette veine de prospérité se continue, dans trois ou quatre ans j’aurai amassé quelques économies qui me permettront de revenir à la sculpture et d’aborder avec toutes les conditions que réclame cet art, matériellement le plus coûteux de tous, une tentative sérieuse dont le résultat me fixera définitivement sur l’avenir qui m’est réservé comme artiste.

Ayant appris qu’Antoine avait le dessein de visiter la Normandie, Jacques parvint à décider le peintre à partir avec lui pour Rouen le soir même. — J’ai une affaire dans cette ville ; elle ne me prendra pas plus d’une heure, je me mettrai ensuite à votre disposition pour vous piloter dans le vieux Rouen, et dans un seul jour vous en verrez plus avec moi qu’un cicérone ne pourrait vous en montrer en une semaine. Au lieu de gagner Le Havre par petites étapes comme vous en avez le dessein, je vous proposerai de nous y rendre tout d’une traite, en prenant le bateau qui fait le service régulier. Ce sera pour vous une occasion de voir les bords de la Seine jusqu’à son embouchure : c’est très beau. Vous passerez avec moi une semaine ou deux au Havre : c’est tout ce qu’il me faut pour terminer mon travail. Une fois ma besogne achevée, nous battrons les chemins de compagnie. Je suis content de moi, je m’accorderai volontiers quelques vacances. D’ailleurs nous voici dans une saison où j’ai peu de travaux. Cela vous convient-il ? acheva Jacques.

Comme le plaisir du voyage est ordinairement doublé, si on peut le partager avec un esprit sympathique dont les sensations se font l’écho des vôtres, Antoine était fort disposé à accepter la proposition qui lui était faite, bien qu’elle dérangeât un peu ses plans. Il crut cependant devoir faire à son compagnon la confidence de certaines mesures économiques qui lui étaient imposées par la modicité de son budget. Il craignait surtout, qu’un séjour prolongé dans la ville du Havre ne fit à ses finances une brèche trop sérieuse. Jacques le rassura pleinement à ce sujet. Habitué à courir les grands chemins, le sculpteur connaissait particulièrement les ressources du trajet et les moyens de vivre au meilleur compte possible. Il eût fait d’avance la carte de sa dépense dans une auberge, rien qu’à en regarder l’enseigne. — D’ailleurs, dit Jacques à Antoine, pendant tout le temps que vous resterez au Havre, vous n’aurez besoin d’ouvrir votre bourse que pour des dépenses de luxe. Le Roi Lear nous offrira à tous les deux le gîte et le couvert : un excellent lit dans une jolie cabine et deux repas excellens à la table du capitaine Thompson, qui, d’après les ordres de mon client, lord W…, propriétaire du Roi Lear, m’a offert une hospitalité aussi cordiale que somptueuse que je vous propose de partager, si vous n’avez pas de répugnance à dormir sous la protection du pavillon britannique.

— Mais je n’ai pas les mêmes raisons que vous pour être hébergé par la Grande-Bretagne.

— Je vous en trouverai d’excellentes pour ménager votre susceptibilité, dit le sculpteur. Je vous ai connu autrefois très habile dessinateur : vous pourrez abréger ma besogne en me donnant de temps en temps un coup de main ; nous compterons ensemble après.

— Je vous rendrai ces petits services à une condition seulement, c’est que vous n’en ferez aucune, répondit Antoine. Mais que dira-t-on de nous voir arriver deux là où vous êtes attendu tout seul ?

— C’est ce qui vous trompe, fit Jacques. J’ai prévenu le capitaine Thompson que je ramènerais de Paris un camarade pour m’aider, et après-demain soir ce brave marin fera ajouter deux couverts à sa table.

Antoine n’avait plus dans son amour-propre, qui était ultra-scrupuleux, aucune raison pour protester contre les arrangemens qui lui étaient proposés ; il se décida à profiter de l’aubaine, et le soir, à onze heures, il montait avec Jacques dans un train d’où, vers deux heures du matin, ils descendirent à Rouen.

La nuit était magnifique ; un plein clair de lune répandait sur la vieille cité normande cette lumière si favorable aux grands effets. Bien qu’ils éprouvassent le même besoin de sommeil, les deux artistes ne purent résister au commun désir d’aller courir les rues. Tourmenté par cette fièvre d’impatience commune à tous les voyageurs novices, Antoine donna rapidement un à-compte à cette curiosité qui s’empare de l’esprit lorsqu’on arrive pour la première fois dans une ville où l’histoire et l’art d’un autre temps ont laissé de nombreuses traces. Après avoir parcouru principalement les quartiers qui ont le mieux conservé le caractère de leur date, les deux voyageurs prirent quelques heures de repos et retournèrent voir le lendemain, sous la lumière d’un grand soleil, la vieille ville, confusément devinée pendant leur promenade de la nuit. Lorsque Jacques eut terminé les affaires qui avaient motivé sa station à Rouen, au moment de partir pour Le Havre, il apprit que le service de la compagnie des bateaux avait été momentanément suspendu. Antoine, qui avait été séduit par la perspective du voyage par eau, éprouva quelque contrariété à prendre la voie de terre. Ce fut alors qu’il se rappela les remorqueurs du commerce que lui avait désignés son ami Lazare. Jacques avait connaissance de ces bateaux, dont les capitaines consentent quelquefois à prendre, moyennant une rétribution insignifiante, des passagers qui ont plus de temps que d’argent à dépenser, car ces paquebots, qui sont presque toujours lourdement chargés et qui remorquent quelquefois d’autres navires jusqu’à l’embouchure du fleuve, sont exposés à mettre un jour ou deux pour effectuer un voyage qui peut se faire en six ou huit heures. — Comme c’est le seul moyen qui nous reste pour aller au Havre par eau, et que je désire que vous voyiez les bords de la Seine, prenons les remorqueurs, dit Jacques. Je vous avertis seulement que nous n’y aurons pas nos aises et que nous risquons de rester un peu longtemps en route. Quant à moi, je n’ai pas annoncé mon retour à heure fixe.

— Je ne suis ni plus difficile ni plus pressé que vous, répondit Antoine.


II. — L’ATLAS.

Les deux artistes descendirent sur le quai, et voyant le remorqueur l’Atlas qui commençait à chauffer, ils demandèrent le capitaine, qui consentit à les recevoir à son bord et les prévint qu’ils eussent à embarquer des vivres. On partait dans une heure.

Au moment où Jacques et Antoine revenaient à bord, ce dernier laissa échapper un mouvement de surprise en apercevant sur le pont de l’Atlas les deux voyageurs avec lesquels il avait fait le trajet de Paris à Mantes.

— Vous connaissez ces personnes ? demanda Jacques, qui avait vu son camarade saluer Hélène et son père, assis à l’arrière sur un ballot.

Antoine raconta comment il avait rencontré les voyageurs.

— Ce sont probablement des gens du pays, dit Jacques, car sans cela ils ignoreraient que les remorqueurs prennent des passagers.

— Non, fit Antoine, ils viennent de Paris, et c’est la première fois que la jeune fille voyage. J’ai su cela par son père, avec qui j’ai causé dans le wagon.

— En tous cas, ils ne ressemblent guère à des Parisiens. Elle est singulièrement vêtue. Voyez donc sa robe. Je connais un fauteuil qui est habillé de la même façon.

Sans qu’il sût pourquoi, cette plaisanterie fut désagréable à Antoine ; aussi n’y donna-t-il pas cette réplique du sourire qui est un encouragement offert à celui qui plaisante.

— Mais à propos, reprit Jacques, puisque ces voyageurs étaient seuls avec vous dans le wagon où vous avez laissé votre album, ils pourraient peut-être vous en donner des nouvelles.

— Ils l’ont vu dans mes mains et savent qu’il m’appartient. S’ils se sont aperçus de mon oubli, ils m’en parleront sans doute.

Au même instant, les deux ou trois matelots qui composaient l’équipage de l’Atlas détachèrent les amarres, et le remorqueur vira lentement pour aller prendre le milieu du fleuve.

— Route ! cria le capitaine au mécanicien. — Les grandes roues commencèrent à se mouvoir, et le bateau, qui partait sur lest, fila avec assez de rapidité pour qu’on eût bientôt perdu de vue la flèche aiguë de Saint-Ouen. Pour échapper aux scories que la cheminée du remorqueur faisait pleuvoir sur leurs têtes, le père et la fille quittèrent l’arrière du bateau, où se trouvaient Antoine et Jacques, qui causaient en fumant avec le capitaine. — Si nous allons ce train-là, disait celui-ci, nous entrerons au Havre à trois heures, à moins qu’il ne se rencontre en rivière des navires qui réclament le remorquage, ce qui retardera nécessairement notre marche.

— Pensez-vous que la mer soit calme quand nous y arriverons ? demanda le voyageur à la longue redingote. Et il ajouta plus bas, en désignant Hélène : — C’est à cause de ma fille que cela m’inquiète, c’est la première fois qu’elle s’embarque.

— Eh ! eh ! fit le capitaine, nous avons une grande marée aujourd’hui, et si le nord-ouest s’en mêle, comme cela en a l’air, nous pourrions bien danser un peu quand nous aurons passé la barre.

Cette nouvelle, qui fut rapportée à Hélène par son père, parut préoccuper la jeune fille.

— Est-ce que vous craignez réellement du mauvais temps ? demanda Antoine au capitaine.

— Monsieur plaisante, interrompit Jacques, le vent est au sud, et tout ce que nous pouvons craindre, c’est une pluie d’orage pour la fin de la journée.

— Votre ami m’a compris, dit le capitaine en riant ; mais quand il m’arrive des passagers qui n’ont pas navigué encore, je leur fais un peu peur d’avance, cela me distrait. Cependant, ajouta-t-il, la marée sera un peu forte.

— Singulière façon de plaisanter ! dit tout bas Antoine à Jacques. Je suis sûr que cette jeune personne s’attend à rencontrer du mauvais temps, et cette crainte peut suffire pour gâter tout le plaisir de son voyage.

Le cas de retard qui avait été prévu se réalisa bientôt. Un caboteur et un brick anglais réclamèrent le remorquage de l’Atlas, dont la marche se trouva trop ralentie pour qu’on pût arriver à Quillebeuf assez à temps pour profiter de la marée. Aussi le capitaine fit relâcher à La Meilleraye, où l’on arriva un peu avant le coucher du soleil. Comme il était impossible de passer la nuit à bord, les passagers descendirent à la plus voisine auberge, où l’on dîna en commun. Après le repas, prolongé par l’interminable café normand, que la coutume du pays arrose d’un si grand nombre de libations aux noms bizarres, on sortit pour aller faire un tour de promenade sur le bord de l’eau. La soirée était magnifique. Dans la brise, un peu rafraîchie par la pluie qui venait de tomber, on sentait déjà un souffle salin. Le flux de la marée, sensible à cet endroit de la Seine, vastement élargie, et les mouettes qui volaient au-dessus des eaux bruyantes, annonçaient l’approche de l’Océan. Le soleil se couchait lent et majestueux derrière les hautes futaies du grand parc de La Meilleraye, qui paraissait être l’asile choisi par tous les oiseaux de la contrée. Peu à peu, les derniers feux du couchant s’éteignirent en passant par toutes les dégradations de lumière qui préparent l’arrivée du crépuscule, dont les ténèbres indécises enveloppèrent bientôt le fleuve et ses rives. Retentissemens sonores des marteaux dans les chantiers, souffle régulier de la forge aux vitres ardentes, aigres gémissemens de l’essieu, vibrations des clochettes du troupeau revenant de l’abreuvoir, tous les bruits de la journée affaiblirent progressivement leurs rumeurs familières, dont les vagues murmures s’étouffèrent avec l’accord harmonique d’un decrescendo. À l’exception du capitaine de l’Atlas et du père d’Hélène, qui étaient fort insensibles aux spectacles de la nature, l’aspect mélancolique qu’elle revêt à ces pâles heures du soir pénétrait les trois jeunes gens, qui marchaient ensemble sans se parler, sans se voir peut-être, isolés dans une rêverie commune. Ce fut Antoine qui le premier rompit le silence.

— Quel malheur que nous n’ayons pu continuer notre route ! nous serions entrés en mer par cette belle nuit.

— Bah ! répondit Jacques, vous avez bien le temps de la voir, la mer.

— Il me semble, reprit Antoine, que nous aurions aussi bien pu dormir la nuit sur le remorqueur et y prendre notre repas, puisque nous avions des provisions. Cela aurait toujours économisé les frais d’auberge.

— Parlez plus bas, lui dit Jacques ; il n’est pas utile qu’on sache le secret de notre bourse.

Antoine se retourna, et à quelques pas derrière lui il aperçut Hélène, qui s’était arrêtée, assise sur une barque échouée, écoutant le refrain lent et monotone avec lequel les matelots du brick, anglais accompagnaient une manœuvre.

— Il faut avouer que nous ne sommes guère galans, ni l’un ni l’autre, de laisser cette demoiselle toute seule.

— Il est vrai que je ne m’étais pas aperçu qu’elle nous accompagnait, dit Jacques.

— Je l’ignorais aussi, ajouta Antoine.

Comme ils parlaient, ils virent Hélène, qui retournait sur ses pas, sans doute pour aller à la rencontre de son père ; mais l’un de ses pieds s’étant embarrassé dans une amarre qu’elle n’avait pas vue, elle fit un faux pas et tomba à terre. Antoine et Jacques accoururent près d’elle. Hélène s’était déjà relevée : sa chute ayant eu lieu sur un sable amolli par le remou de la vague, elle avait seulement un peu mouillé ses vêtemens. Elle rassura les deux jeunes gens, qui semblaient craindre qu’elle ne fût blessée. — Je croyais mon père derrière moi, dit-elle, et son accent trahissait l’embarras qu’elle éprouvait à se trouver seule avec deux inconnus.

— Voici monsieur votre père qui vient avec le capitaine, dit Jacques, apercevant la silhouette des deux hommes à une vingtaine de pas.

— Tu me laisses seule ! dit la jeune fille à son père, qui venait de la rejoindre.

— Comment seule ! interrompit le capitaine en désignant Antoine et Jacques. N’avez-vous pas deux cavaliers ?

— Nous venons seulement de rejoindre mademoiselle, dit Antoine avec empressement.

— Est-ce que tu veux rentrer ? demanda le père d’Hélène.

— Mais non, s’écria-t-elle avec vivacité, en se rapprochant de lui comme pour lui prendre le bras.

— Va devant, lui dit son père. Nous causerons avec le capitaine. Cela ne t’amuserait pas, dit-il d’un air singulier qui fut sans doute compris par sa fille, car elle se pencha à son oreille et lui dit très bas et très vite : — Voilà encore que tu racontes tes affaires à une personne que tu ne connais pas ! — Elle acheva ces paroles avec un petit mouvement d’impatience.

— … Je vous disais donc, capitaine, reprit le bonhomme en continuant sa conversation, que mon associé était un coquin, ce que je prouve dans un mémoire.

— Allons ! murmura Hélène en s’éloignant,… le voilà parti !

— Permettez-moi de vous offrir mon bras, lui dit Antoine en la voyant marcher toute seule.

Elle s’appuya légèrement sur le bras qui lui était offert et continua sa promenade en ralentissant le pas de façon à ne laisser qu’une très courte distance entre elle et son père. Mais celui-ci possédait une manie commune à certains bavards : quand il causait en marchant, il s’arrêtait devant son interlocuteur ; puis, pour mieux faire pénétrer son raisonnement, il secouait rudement celui qui l’écoutait par le collet de son habit, et marquait chaque point du discours en lui frappant sur l’épaule. Les petites stations qu’il imposait au patient capitaine de l’Atlas s’étaient renouvelées assez fréquemment pour qu’il se trouvât encore une fois assez éloigné de sa fille. Qu’elle s’en fût aperçue ou non, Hélène semblait ne point y prendre garde ; elle continuait à marcher tranquillement au bras d’Antoine, avec qui elle causait. Entraînée par le besoin que les natures naïves ont de s’épancher, elle lui faisait les confidences de ses impressions depuis qu’elle avait commencé ce voyage. — Quel malheur que nous n’ayons pas pu entrer en mer par cette belle soirée ! dit-elle avec regret. — Peu d’instans auparavant, Antoine avait fait la même réflexion avec son ami Jacques ; Celui-ci en fit tout haut la remarque. Cette communauté de regrets établit une espèce de sympathie qui rompit l’état de gêne que ressentent deux personnes étrangères mises momentanément et par hasard au bras l’une de l’autre. La causerie devint sinon intime, au moins familière. Jacques y prenait part ; il avait quelquefois dans sa façon de s’exprimer des figures qui amenaient le sourire sur les lèvres de la jeune fille, pour qui ce langage était nouveau. Comme la fraîcheur qui montait de la rivière lui causait un léger frisson, Jacques lui couvrit les épaules avec une vareuse qu’il portait sur son bras. Hélène voulut refuser d’abord et faisait un mouvement pour retirer ce vêtement ; mais Antoine boutonna rapidement la vareuse sous le cou de la jeune fille.

— Mais décidément mon père m’abandonne, dit-elle en se retournant.

— Il nous suit, dit Jacques. J’aperçois le feu du cigare du capitaine.

— Il ne faut pas que ce soit ma présence qui vous gêne, reprit Hélène en s’apercevant que ses deux compagnons avaient abandonné leur pipe.

— Je suis éteint, dit Jacques, et je n’ai pas de feu sur moi.

— Allez vous rallumer au cigare du capitaine, fit Antoine très naturellement.

— Compris ! murmura le sculpteur à l’oreille de son ami et en lui poussant le coude.

Antoine devina que son ami avait supposé qu’il voulait se ménager un tête-à-tête. — J’irai moi-même chercher du feu, dit-il avec vivacité, et il mit Hélène au bras de Jacques, au moins aussi étonné que sa compagne.

— Tâchez donc de ramener mon père, dit celle-ci. Nous allons vous attendre, ajouta-t-elle avec une certaine intention.

Antoine mit deux ou trois minutes à rejoindre le père d’Hélène, qu’il trouva encore arrêté avec le capitaine, auquel il parlait avec une volubilité extraordinaire. — Je viens vous demander du feu, capitaine, dit Antoine. Mademoiselle votre fille vous attend, ajouta-t-il en se retournant vers le père d’Hélène.

— Allez toujours. Nous vous rejoignons, répondit celui-ci. – Et rappelant le jeune homme au moment où celui-ci allait s’éloigner, il lui remit une espèce de pardessus qu’il avait sous son bras. — Donnez donc, je vous prie, ce manteau à ma fille. Je crains qu’elle n’ait froid.

En se retirant, Antoine entendit le bonhomme qui disait à son compagnon : — Oui, capitaine, c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Je suis arrivé à Paris avec quatorze francs, et j’ai remué des millions… - Comme il se hâtait et que le chemin était un peu obscur, Antoine accrocha par mégarde à une branche basse qui lui faisait obstacle le vêtement qu’on venait de lui donner pour Hélène. Après l’avoir dégagé, comme il le retournait en tout sens pour voir s’il ne l’avait pas déchiré, un objet s’échappa de la poche du pardessus. En se baissant pour le ramasser, Antoine reconnut avec surprise que c’était l’album oublié par lui dans le wagon. Il ralentit un peu son pas, assez intrigué par cette découverte, et se demandant pourquoi ni Hélène ni son père ne lui avaient parlé de cette trouvaille. Il ne voulut pas cependant reprendre l’album, et le remit dans la poche d’où il était tombé. — Ils ne peuvent ignorer que cet album m’appartienne, pensait-il, car pendant le voyage ils me l’ont vu entre les mains. Pourquoi ne pas me le rendre ?… Après cela, il peut se faire qu’ils n’y aient point songé. Attendons.

En achevant ces réflexions, Antoine rejoignit Hélène et Jacques, qu’il retrouva à l’endroit où il les avait quittés. — Voici un manteau que votre père m’a chargé de vous remettre, mademoiselle, dit-il à Hélène.

— Comment, mon père n’est pas venu avec vous ! fit celle-ci avec étonnement.

— Je l’ai laissé au milieu d’une conversation très animée avec le capitaine ; au reste ils nous suivent.

— Allons toujours alors, dit Jacques en remettant la jeune fille au bras de son ami. Nous ne pouvons pas nous perdre, puisque le chemin est tout droit.

Hélène avait substitué à la vareuse que Jacques lui avait mise sur les épaules le vêtement que venait de lui apporter Antoine. Tout en causant, celui-ci se préoccupait d’amener à propos dans la conversation quelque parole qui pût rappeler à sa compagne, au cas où elle n’y songerait pas, qu’elle avait en sa possession un objet qui ne lui appartenait pas. Comme on passait devant un puits entouré d’une grille qui paraissait très curieusement ouvragée, Antoine dit à Jacques : — Voilà, je crois, une jolie chose ; si j’en ai le temps demain, avant de partir, je viendrai faire un tour par ici avec mon album.

— Je croyais que vous l’aviez perdu dans le chemin de fer, répondit Jacques.

— Vous savez bien que j’en ai acheté un autre à Rouen.

Hélène ne dit pas un seul mot. Seulement Jacques remarqua qu’elle avait fait un mouvement. Le silence qu’elle gardait devant cette réclamation indirecte embarrassa singulièrement Antoine. Son album ne contenait aucun dessin achevé. Ce n’étaient pour la plupart que des croquis, renseignemens pris en trois coups de crayon. Un grand nombre de feuillets convertis en mémento renfermaient des adresses, des dates, des calculs, toutes les notes de la vie familière. Quel intérêt pouvait donc avoir cette jeune fille à vouloir garder ces feuillets insignifians ? Il ne se l’expliquait pas, et avait grande envie de le demander à Hélène ; il se contint cependant et remit à un autre moment pour lui faire cette réclamation. La fraîcheur devenant plus sensible, Hélène pria les deux artistes de la ramener à son père, qu’elle voulait décider à rentrer.

Le capitaine ne put dissimuler sa satisfaction quand le retour des trois jeunes gens vint mettre un terme au bavardage de son obstiné passager. Hélène prit le bras de son père, et l’on regagna l’auberge, où chacun se disposa à se mettre au lit, car le capitaine avait demandé les pilotes pour quatre heures du matin. Antoine et Jacques se retirèrent dans une chambre roumaine. Comme ils n’avaient aucun désir de sommeil, ils se mirent à leur fenêtre et causèrent quelque temps en fumant Antoine ne put s’empêcher de raconter à son camarade comment il avait découvert que la jeune voyageuse avait trouvé son album.

— Mais puisqu’elle paraît ne pas vouloir le rendre, le trouvant sous ma main, je l’aurais tout simplement gardé, dit Jacques. C’était votre droit.

Une transition de causerie rappela aux deux amis l’incident de la promenade qui, pendant quelques minutes, avait laissé Hélène seule avec Jacques.

— À propos, demanda Antoine, pourquoi donc supposiez-vous que je voulais vous éloigner pour rester seul avec cette demoiselle ?

— Cette supposition était bien naturelle, répondit le sculpteur ; vous vouliez m’envoyer à cent pas derrière vous pour chercher du feu, et vous aviez l’amadou dans votre poche ; c’était me dire clairement : Va te promener. Au reste, vous avez pu voir que j’y allais de bon cœur.

— C’est pourtant vrai, j’avais le feu sur moi, fit Antoine en retrouvant dans sa poche la boite d’amadou. Je vous affirme cependant que je l’ignorais. Je croyais au contraire que vous l’aviez conservé.

— Alors, reprit Jacques, il n’était pas utile de vous éloigner pour aller chercher du feu ailleurs : il fallait m’en demander.

— C’est que je voulais vous prouver que votre supposition de tête-à-tête n’était, pas fondée.

— Ah ! murmura le sculpteur, qui veut trop prouver ne prouve rien.

Voyant que son ami semblait encore conserver une arrière-pensée à ce propos, Antoine, insista pour le dissuader. Jacques répondit à cette insistance par un éclat de rire. — Que de mal vous vous donnez pour rien ! dit-il à Antoine. Vous ressemblez à un homme qui prendrait une lieue d’élan pour franchir un caillou. En tout cas, ajouta-t-il, si c’était vous qui au lieu de moi fussiez resté seul pendant ces quelques minutes avec Mlle Hélène, il est probable que vous n’auriez pas été aussi bête que moi. Figurez-vous que sans y prendre garde, et plutôt pour dire quelque chose, je me suis mis à me plaindre de l’humidité et de la fraîcheur de la soirée, de façon que Mlle Hélène, à qui je venais de prêter ma vareuse, s’est excusée de m’en avoir privé et m’a proposé de me la rendre. Aussi vous avez vu avec quelle précipitation elle m’a restitué mon vêtement, quand vous lui avez apporté cette singulière enveloppe qu’elle appelle un manteau.

— Mais, mon ami, interrompit Antoine, votre réflexion justifiait cet empressement.

— Je ne dis pas non, fit Jacques ; c’est égal, la jeune personne est un peu susceptible.

Pendant que les deux jeunes gens s’occupaient ainsi d’Hélène, celle-ci, avant de rentrer chez elle, avait pris son père à partie et lui faisait des remontrances à propos de l’abandon dans lequel il l’avait laissée pendant la soirée, et le grondait aussi au sujet de la singulière manie qu’il avait de prendre le premier venu pour confident de ses affaires. — Comment peux-tu croire que de tels récits puissent intéresser un étranger ? lui disait-elle. À quoi cela sert-il de revenir sans cesse sur des événemens que tu devrais au contraire t’appliquer à oublier, puisque le souvenir te trouble ? — Il s’ensuivit entre le père et la fille une discussion à laquelle celle-ci renonça la première, car elle ne se sentait plus maîtresse de son impatience et craignait de se laisser emporter plus loin que ne lui permettait d’aller le respect filial. Les deux amis l’entendirent rentrer chez elle et fermer sa porte, au moment même où ils regagnaient leurs lits, se rappelant qu’ils devaient être debout au point du jour.

Le lendemain, à quatre heures, un matelot de l’Atlas vint réveiller tous les passagers. Comme ils descendaient dans la salle commune, l’aubergiste les pria de lui communiquer leurs passeports, ou, s’ils n’en étaient pas pourvus, de s’inscrire eux-mêmes sur le registre de police. Il se passa alors une petite scène qui pendant quelques minutes parut tenir Hélène sur les épines. Son père, à qui l’on avait remis le registre pour qu’il s’inscrivît, ne terminait pas ses préparatifs : il trouvait l’encre trop épaisse, la plume trop grosse : il ne comprenait pas l’utilité de ce qu’on lui demandait ; enfin il se décida. Voyant qu’il mettait à écrire beaucoup plus de temps que cela n’était nécessaire, sa fille passa sa tête par-dessus son épaule, pour voir ce qu’il écrivait. — N’en mets pas si long, lui dit-elle tout bas, ce n’est pas utile.

— Laisse-moi donc, je sais ce que je fais, lui répondit-il en la repoussant.

Hélène se mit à battre avec son pied des appels d’impatience. Elle voyait Antoine et Jacques se parler tout bas, et devinait que son père était l’objet de ces propos qu’elle supposait ironiques. Son père finit par déposer la plume ; un autre ennui commença pour la jeune fille. En réglant le compte, son père entama une discussion avec l’aubergiste ; il traitait celui-ci avec une familiarité qui semblait n’être pas de son goût, il comptait et recomptait sa note, dont le chiffre était une bagatelle. Voyant que l’on avait marqué deux bougies qui restaient presque entières, il exigea qu’on les lui laissât emporter.

— Mais ce n’est pas l’usage, lui faisait observer Hélène, rendue confuse par ces minuties.

— Comment ! ce n’est pas l’usage de profiter de ce qu’on paie ? s’écria son père, voilà qui est fort.

Sur un signe de son maître, la servante, qui était allée chercher les bougies, les remit au père d’Hélène en le priant de ne pas l’oublier. Le bonhomme était occupé à chicaner l’aubergiste, qui lui avait rendu parmi sa monnaie une pièce à peine marquée ; il en réclama une autre. On la lui donna.

— N’oubliez pas la fille, dit la servante, qui le voyait resserrer son argent dans une bourse longue d’une aune.

— Ça en a tenu, ça, mon brave, fit le père d’Hélène, remarquant que l’aubergiste regardait sa bourse avec curiosité.

— Tant mieux pour vous ! répondit celui-ci.

Hélène se mordait les lèvres jusqu’au sang. Son père, toujours poursuivi par la servante, se décida à lui mettre quelque chose dans la main. La Normande lui fit une révérence moqueuse, et montrant le décime qu’il lui avait donné, elle ajouta : — Merci, monsieur, c’est pour les pauvres.

Antoine, à qui l’on avait passé le livre de police, ne put s’empêcher de sourire en voyant une longue énumération qui remplissait plusieurs lignes et qui était à peu près ainsi conçue : « M. Denis-Désiré Bridoux, ancien entrepreneur des travaux du gouvernement, ancien prud’homme des métiers de Paris, ancien propriétaire, ancien juré, et Mlle Hélène Bridoux, sa fille, actuellement professeur diplômée au second degré par la Sorbonne de Paris, tenant un cours pour les jeunes personnes qui se destinent à l’instruction publique. On s’inscrit à Paris, rue…, n°… Se rendant aux bains de mer. » Jacques se livra à toute sorte de plaisanteries à propos de cette notice singulière. — En parlant de toutes ses anciennetés, il a oublié de parler de sa redingote qui parait dater des croisades. C’est égal, ajouta le sculpteur ; il est encore malin : il a fait une annonce à sa fille, mademoiselle la bachelière ès-lettres.

Cette gaieté déplut à Antoine, qui se demandait intérieurement quand et par qui il avait entendu citer le nom qu’il venait de voir sur le registre. Au moment où les deux jeunes gens réglaient leur compte, le capitaine de l’Atlas entra dans l’hôtellerie accompagné des pilotes de La Meilleraye, qui devaient passer à son bord et à celui des deux autres navires remorqués par l’Allas ; ils venaient boire avant de s’embarquer. — Vous m’avez amené un singulier voyageur, capitaine, lui dit l’aubergiste ; il a coupé les liards en quatre avant de payer sa dépense, et il a écrit son histoire sur mon registre.

— Ah ! parbleu, s’écria le capitaine en jetant un coup d’œil sur la note laissée par M. Bridoux ; je la connais, son histoire : il m’a tenu pendant deux heures à me la raconter hier au soir.

— Mais si cela vous ennuyait, il ne fallait pas l’écouter, monsieur, dit tranquillement Antoine.

— Mais ce n’était pas possible, répliqua le capitaine sans se formaliser de l’interruption. Figurez-vous que le gaillard m’avait jeté le grapin après mon habit ; il a fallu tout avaler. Par exemple, s’il lui prend la fantaisie de recommencer tantôt, je le fais fourrer dans la soute au charbon.

Comme le capitaine achevait de parler, Antoine, en levant les yeux sur la glace qui était au fond du comptoir, aperçut Hélène qui se tenait debout sur le seuil de l’auberge. À la confusion peinte sur son visage et à ses manières embarrassées, le jeune homme devina qu’elle avait dû entendre les propos tenus par le capitaine sur le compte de son père.

— Qu’y a-t-il pour votre service, mademoiselle ? demanda sèchement l’aubergiste.

— Pardon, monsieur, répondit Hélène ; c’est que j’ai oublié mon ombrelle dans la chambre ; si vous vouliez avoir la bonté de l’envoyer chercher.

— Voilà la clé de la chambre, dit l’hôtelier en jetant une clé sur le comptoir ; montez vous-même.

— Ne vous donnez pas la peine, mademoiselle, interrompit Antoine en prenant la clé ; j’ai quelque chose à aller chercher chez moi ; je descendrai votre ombrelle en même temps.

Avant qu’elle eût pu accepter cette complaisance, Hélène vit Antoine disparaître ; dans l’escalier. Jacques l’avait regardé tout étonné. — C’est pour l’instant que la jeune personne aurait besoin d’ombrelle, dit le capitaine tout bas à l’oreille du sculpteur, car elle a l’air de piquer un fameux coup de soleil.

La phrase n’était pas achevée, qu’Antoine était redescendu et remettait à Hélène l’objet oublié par celle-ci.

— Qu’aviez-vous donc laissé dans votre chambre ? lui demanda Jacques avec une intention malicieuse.

— Mon album, répondit Antoine.

— Décidément, vous n’avez pas de chance avec vos albums ; vous les oubliez partout, dit le sculpteur assez haut pour être entendu de Mlle Bridoux, qui était à peine sortie.

— Allons, mes enfans, et vous, messieurs, en route ! dit le capitaine en s’adressant aux pilotes et à ses passagers.

On gagna le canot de l’Atlas, mouillé à quelques toises de la rive. M. Bridoux et sa fille étaient déjà dans le canot, qui accosta l’Atlas en quelques coups d’aviron. Le remorqueur ne possédait pas d’escalier d’embarquement ; deux ou trois tassaux espacés le long du bordage formait une saillie qui suffisait aux matelots pour monter à bord ou en descendre. M. Bridoux, qui n’avait pas le pied marin, se plaignit tout haut de la difficulté qu’on devait éprouver pour monter.

— Quand on veut ses aises, on ne navigue pas sur un bateau qui ne transporte que des marchandises ; les barriques et les boucauts ne demandent pas d’escalier, dit sèchement le capitaine. Cependant, comprenant l’embarras dans lequel se trouverait la jeune fille, il fit descendre une échelle dans le canot pour qu’elle pût monter plus facilement. Son père profita de la circonstance ; il monta après elle, assez embarrassé par les longues basques de sa redingote. À peine sur le pont, Hélène courut reprendre la place qu’elle y occupait la veille ; son père alla se placer ailleurs : ils semblaient se bouder ; un quart d’heure après, l’on était en route. Placés de chaque côté du bateau, deux matelots plongeaient alternativement dans l’eau la longue perche métrique qui sert à en mesurer la profondeur, et proclamaient à haute voix le résultat de chaque coup de sonde. Attentif à ces indications répétées d’une voix monotone, le pilote, les yeux fixés sur le timonier, lui indiquait, selon le mouvement imprimé à sa main, la marche qu’il devait suivre. Tous ces détails de navigation étaient nouveaux pour Antoine et excitaient sa curiosité. Quant à M. Bridoux, il paraissait fort inquiété par le travail de la sonde.

— Nous sommes donc dans un passage dangereux ? demanda-t-il aux deux jeunes gens.

Jacques lui expliqua que les bancs de sable, souvent déplacés par le mouvement des eaux, nécessitaient l’emploi des pilotes ; M. Bridoux alla porter ce renseignement à sa fille, qui se borna à lui répondre qu’elle aurait pu le lui fournir elle-même.

Après avoir dépassé Caudebec, où l’on s’arrêta quelques instans pour prendre de nouveaux pilotes et déposer ceux de La Meilleraye, Antoine et Jacques, dont l’appétit était aiguisé par l’air vif du matin, s’installèrent sur une grande caisse renversée pour y déjeuner avec les vivres embarqués la veille. M. Bridoux, qui avait eu la même idée et au même instant, demanda aux deux jeunes gens la permission de profiter d’un coin de leur table improvisée ; il alla chercher auprès de sa fille le cabas qui contenait ses provisions. Hélène parut contrariée de ce déjeuner en commun, et refusa de prendre part à ce qu’elle considérait comme une indiscrétion de la part de son père. La véritable raison de ce refus, c’est qu’elle redoutait que M. Bridoux ne renouvelât auprès des deux amis quelque récit du même genre que ceux à propos desquels le capitaine de l’Atlas s’était exprimé avec la rancune d’un homme ennuyé.

Cet incorrigible penchant à une intimité trop immédiate, qui entraînait M. Bridoux à jeter dans l’oreille d’un étranger bon nombre de choses, parmi lesquelles il s’en trouvait d’utiles à taire, était chez lui doublé d’une autre mauvaise habitude : il répondait quelquefois avec certaines formes de familiarité qui pouvaient n’être pas du goût de tout le monde, et choquer des gens susceptibles ou mal disposés. Si délicatement qu’elle eût essayé de lui faire entendre raison, Hélène avait presque toujours échoué auprès de son père. Il ne pouvait comprendre qu’en appelant mon brave, homme ou mon cher quelqu’un avec qui il causait depuis cinq minutes, il blessait au moins certains usages, s’il ne blessait pas la personne avec laquelle il employait ces locutions. Quand sa fille lui faisait quelque observation à cet égard, il avait coutume de répondre qu’il s’était trouvé en relations très souvent avec de grands personnages, et que jamais ses façons d’agir ou de parler n’avaient porté atteinte à ses intérêts ou à l’estime qu’on faisait de sa personne. Hélène l’aurait confondu de surprise, et certainement ne l’aurait pas crue, si elle avait tenté de lui prouver que, vu la nature de ses relations avec les grands personnages en question, ceux-ci avaient toute autre chose à faire qu’à prendre garde à ses façons d’être ou de n’être pas. D’ailleurs, loin de les blesser, l’ignorance de certains usages chez leurs inférieurs est au contraire une espèce de flatterie aux yeux des gens qui, par leur position, pensent être les seuls destinés à les connaître et à les pratiquer. Fille de sens, et du meilleur, Hélène souffrait de savoir que son père pouvait souvent trahir à l’observation des moins clair-voyans un manque de tact dont l’origine était un défaut d’éducation. Sa situation était d’autant plus pénible quand elle se croyait obligée de lui faire quelque remontrance, qu’elle craignait d’amener dans l’esprit de son père cette réflexion assez naturelle : que les bienfaits de cette éducation qu’il lui avait procurée n’étaient pas sans amertume pour lui, puisque Hélène en faisait usage pour remarquer les imperfections de la sienne.

Plus qu’en toute autre circonstance, la fille de M. Bridoux était contrariée de voir son père engager, si courtes qu’elles dussent être, des relations avec les deux jeunes gens que le hasard leur donnait depuis deux jours pour compagnons de voyage. En leur qualité d’artistes, elle pensait que les deux amis devaient avoir cette disposition à la moquerie qui est traditionnelle dans les ateliers, et elle redoutait que son père n’allât à la rencontre de quelque plaisanterie désobligeante. Cependant, lorsqu’elle avait des craintes semblables, la préoccupation d’Hélène n’avait ordinairement que son père pour objet. Elle s’affectait de toute remarque malicieuse faite sur le compte de M. Bridoux ; mais ce n’était qu’indirectement. Cette fois, et sans qu’elle se l’avouât peut-être, c’était pour elle-même qu’elle avait peur. Elle tremblait que certains propos paternels n’attirassent sur elle une curiosité embarrassante, et c’était pour y échapper qu’elle avait refusé d’accompagner M. Bridoux.

En voyant celui-ci revenir seul, Antoine lui avait demandé si sa fille ne viendrait pas.

— Plus de curiosité que de faim ! répondit le père d’Hélène. La chère enfant ne sait plus où elle en est. Elle déjeune des yeux. C’est naturel : depuis six mois qu’il est question de ce voyage, vous comprenez, elle est toute désorientée ; le grand air la grise. Ce n’est pas surprenant, quand on reste depuis trois ans toute la sainte journée le nez dans ses livres, et jamais la moindre distraction. Elle profite de son bon temps, elle a raison. Depuis que nous sommes en route, elle ne peut pas dormir, tant elle est inquiète de ce qu’elle verra le lendemain ; la veille de notre départ, elle avait passé la nuit à se faire sa robe ; ah ! mon Dieu, en six heures ç’a été taillé et cousu ; elle n’est pas couturière pourtant, mais elle a de l’idée, acheva M. Bridoux en se frappant le front.

— Elle est très originale, cette robe, dit Jacques, à qui son ami lança un coup d’œil.

— Oui, répondit naïvement M. Bridoux, on n’en voit pas beaucoup de pareilles, c’est un fond de magasin qu’on m’a laissé pour presque rien, parce que l’étoffe est passée de mode. Dam ! vous savez, chacun connaît sa bourse, n’est-ce pas ? J’ai pris le coupon tout entier ; il m’en restera pour faire un rideau ou un couvre-pied…

— Ou une housse de fauteuil, interrompit Jacques d’un ton qui lui attira un nouveau regard d’Antoine.

— Oh ! je n’ai plus de fauteuil, répondit très naturellement M. Bridoux. J’ai eu un excellent voltaire, mais il a été vendu avec tout le reste à ma débâcle. Les brigands qui ont causé ma ruine ne sont pas parvenus à me déshonorer. J’ai forcé les huissiers qui sont venus saisir à regarder dans toutes les armoires. Ils me disaient : Mais, monsieur Bridoux, qu’est-ce que ça vous fait, si nous voulons avoir la vue basse ? — Je veux que vous voyiez tout, quand je devrais vous prêter mes lunettes. Tout ce qui est ici est le bien de mes créanciers. — Je suis sorti de ma maison avec ma femme et ma fille sous mon bras. Mes créanciers m’ont racheté des meubles à ma vente, et m’ont renvoyé tout mon linge. Ma femme avait la manie de la toile ; nous avions plus de soixante paires de draps. Ça a été vendu depuis. Vous entendez bien qu’on n’a pas besoin de tant de linge quand il ne vous reste plus qu’une armoire ; c’est du pain pour les rats. C’est pour achever de vous dire, continua M. Bridoux en s’adressant à Jacques, que je n’ai pas besoin de housse, puisque je n’ai plus de fauteuil ; vous dire que ça ne me prive pas, si. D’abord on n’est jamais ennemi de ses aises, et puis, quand il venait à la maison une personne étrangère, je lui offrais mon voltaire, et je prenais une chaise ; c’est une politesse ; je sais que cela se fait. Quand j’allais autrefois chez le ministre pour causer de nos affaires, il me montrait toujours un fauteuil. J’étais souvent appelé dans son cabinet ; deux hommes qui se voient fréquemment, vous entendez,… on finit par se lier. L’estime particulière qu’il me témoignait m’encouragea même à lui demander une marque de faveur. À l’occasion de la fête de ma femme, je donnais un grand dîner où je réunissais quelques amis, des fournisseurs, mes contre-maîtres, mon caissier, la marraine de ma fille, une personne très bien élevée ; je me hasardai à inviter le ministre. Ce n’était pas choquant, il n’était qu’un parvenu comme moi. — Mme Bridoux serait particulièrement flattée si elle pouvait avoir l’honneur de vous recevoir, lui dis-je. — Le ministre fut désolé ; il était précisément invité au château. Il s’excusa poliment ; rien à dire, vous entendez… Du reste, joli dîner, bien servi : vins de choix, marée fraîche, liqueurs des îles, tout ce qu’il fallait. Au dessert, la bonne apporte sur la table un grand carton ; tout le monde se regarde. — Vous êtes donc folle, Julie ? dit ma femme ; qu’est-ce que c’est que ça ? — La bonne répond qu’elle fait ce qu’on lui a commandé. — Qui ? demanda Mme Bridoux. — Comme j’avais mes raisons pour ne pas répondre, je jette mon couteau sous la table, et je fais semblant de le chercher. Je ne lève le nez que lorsque j’entends un grand cri d’admiration poussé par tous les convives. En ouvrant le carton, ma femme avait trouvé dedans un cachemire des Indes, un vrai cachemire ; ça coûtait bien mille écus, mais, parole d’honneur, j’ai eu pour dix mille francs de plaisir à voir la joie de ma femme. Ç’a été une des belles soirées de ma vie. Le cachemire a été vendu aussi ; ma femme ne l’a jamais mis ; elle voulait l’étrenner au mariage de sa fille.

Dans ce temps-là, poursuivit l’infatigable discoureur, nous avions quelques idées sur mon neveu ; il avait reçu de l’instruction ; nous l’avions vu élever. Je dis à ma sœur : Si tu veux, je prendrai ton fils à la maison ; je l’emploierai à ma comptabilité. Eh bien ! plus tard, s’il se conduit bien, moi j’aurai fait ma pelote, je lui donnerai ma fille. — Malheureusement sa mère était trop bonne : à seize ans, on lui permettait d’aller au spectacle ; il lisait des romans ; il rentrait après dix heures du soir. À seize ans, c’était fort. J’en fis l’observation à ma sœur. — Quand il en aura vingt, il ne rentrera plus, lui dis-je. Il n’était pas à la maison depuis un mois, que je m’aperçus que j’avais fait une mauvaise acquisition. Ce fut mon caissier qui nie prévint. — Monsieur, votre neveu me gêne plus qu’il ne m’est utile, me dit-il ; il sort toutes les cinq minutes pendant une heure pour aller fumer des cigarettes dans la cour, et le peu de temps qu’il reste au bureau, il l’emploie à composer des chansons qu’il apprend aux ouvriers. – Je lis appeler mon neveu : Je te reverrai avec plaisir comme parent, mais comme employé je ne peux pas te garder, lui dis-je. Je suis resté cinq, six ans sans le voir ; puis un beau jour il est débarqué à la maison avec une barbe de sapeur. C’était juste après mes malheureuses affaires. Je lui sus gré de s’être souvenu qu’il était de mon sang. Il faisait toujours des chansons, ça ne lui donnait pas meilleure mine. Je lui ai prédit que ses chansons le feraient crever de faim. Il ne veut pas avoir l’air d’en convenir. Quant à sa cousine, elle le reçoit très froidement, bonjour, bonsoir, jamais un mot de plus.

Ainsi parlait M. Bridoux, tout en déjeunant sur le pouce. C’était sa manière ordinaire de discourir. On comprendra qu’elle devait surprendre ceux qui l’entendaient pour la première fois. Antoine et Jacques se regardaient avec un égal étonnement. Il aborda ensuite avec la même faconde le chapitre de sa fille, fille s’était vouée à l’instruction, et, pour être plus tôt en état de recueillir un bénéfice de cette profession, pendant trois années elle avait travaillé jour et nuit afin de conquérir les diplômes nécessaires pour avoir le droit de professer. Comme ces trois années d’études avaient été coûteuses, le ménage était dans un état voisin de la nécessité. Hélène courrait le cachet, en attendant qu’elle pût ouvrir un cours et être en état d’y recevoir des élèves. M. Bridoux énumérait, avec cette prodigalité de détails dont on a en le spécimen, toutes les difficultés que sa fille avait dû vaincre pour terminer en trois fois moins de temps qu’il n’en faut ordinairement les études nécessaires. Son naïf orgueil atteignait presque à l’éloquence, quand il racontait comment Hélène espérait faire de sa science un élément de fortune qui pourrait assurer à son père une meilleure existence dans l’avenir. Il s’enthousiasmait en songeant à la science que possédait sa fille. — Si on lui retirait tout ce qu’elle a dans la tête, disait-il, je suis sûr qu’on pourrait en emplir une grande bibliothèque ; Ce qu’elle a là est incalculable, et rien que des livres sérieux, comme son cousin n’en a jamais ouvert. Je suis sûr, ajoutait-il, comme pour donner une idée de ces vastes connaissances, je suis sûr qu’elle pourrait nous dire le nom de tous les villages devant, lesquels nous passons, car elle les connaît pour les avoir vus sur la carte.

Et sans aucune transition, M. Bridoux initiait ses auditeurs aux habitudes de la vie qu’il menait avec sa fille. Suivant une expression employée plus tard par Jacques, il ouvrait non-seulement à leurs regards les fenêtres de son intérieur, mais encore les portes des armoires. Souvent même Antoine et son ami s’étaient trouvés embarrassés par des révélations que l’on ne hasarde ordinairement qu’à l’oreille d’une amitié éprouvée. Bien qu’elle ne pût l’entendre, Hélène pouvait comprendre de quelle nature étaient les propos tenus par son père, rien qu’en suivant ses gestes, parmi lesquels elle en remarqua quelques-uns qui revenaient régulièrement, lorsque M. Bridoux entreprenait certains récits. La jeune fille devina qu’on s’occupait d’elle. Tout en s’efforçant de dissimuler sa surveillance, elle épiait la physionomie des auditeurs de son père et recherchait avec curiosité l’impression que pouvaient causer ses paroles. Il lui parut reconnaître dans l’attitude des deux jeunes gens quelque chose de plus que le semblant d’attention polie accordé par les gens bien élevés aux propos d’un bavard ennuyeux. Jacques, en effet, n’avait rompu par aucune parenthèse ironique cette narration confuse, lente et minutieuse. Il avait eu envie de rire souvent, mais il s’était contenu. C’est que dans sa causerie M. Bridoux avait de brusques ressauts d’une naïveté souvent niaise à un bon sens souvent élevé. Son visage offrait un masque d’énergie que l’adversité n’avait pu vaincre ; sa parole avait conservé ce ton élevé que donne l’habitude du commandement. Même sans en avoir été instruit, on devinait que c’était un homme qui avait vécu dans l’action, et pour qui l’immobilité devait être un supplice. Sa franchise à raconter ses affaires intimes à qui voulait bien l’entendre n’était après tout qu’un défaut qui lui nuisait à lui-même. Antoine, l’avait écouté avec une attention véritable. Cette attention était surtout motivée par certains détails de la vie familière de M. Bridoux, dans lesquels il trouvait des points de rapport avec quelques autres de sa propre existence. Il établissait ainsi une ressemblance entre le père d’Hélène et sa grand’mère. Une autre raison qui le rendait attentif, c’est qu’il croyait reconnaître dans M. Bridoux l’oncle d’un de ses amis, membre de la société des buveurs d’eau, le poète Olivier. Celui-ci lui avait quelquefois parlé d’un parent dont Antoine croyait reconnaître le type dans la personne de M. Bridoux. Quant à Hélène, Olivier n’en avait pas dit un mot ; ce silence causait l’indécision d’Antoine, qui s’abstint cependant de demander aucun éclaircissement au père de la jeune fille.

— Voilà un singulier personnage, dit Jacques, lorsque M. Bridoux se fut éloigné ; quel sac à paroles ! Je vous demande un peu si tout ce qu’il vient de nous raconter nous regarde.

— J’en conviens, répondit Antoine, mais avouez que ce que vous avez appris vous retire l’envie de plaisanter à propos de sa longue redingote et de la robe de sa fille.

— Est-ce que cette plaisanterie vous a déplu ? demanda Jacques, un peu surpris de voir que son ami en avait gardé le souvenir.

— Aucunement, répondit Antoine avec un ton qui demandait à être cru ; seulement, si des apparences qui indiquent certains embarras ne trouvent pas d’indulgence chez nous, qui sommes à même d’apprécier ces embarras, où pourront-elles la rencontrer ? Mais j’oubliais que vous aviez rompu avec la misère.

— Rompu ! dit Jacques en riant, nous sommes séparés provisoirement, mais le divorce n’a pas été prononcé, et d’un jour à l’autre notre brouille peut finir comme une querelle d’amour. Ce qu’il y a de certain, c’est que ce n’est pas moi qui ferai les avances. Avouez à votre tour, mon cher Antoine, reprit le sculpteur après un moment de silence, avouez que l’histoire de cette robe faite en une nuit, avec une étoffe à rideau, vous intéresse. Quand le père de la demoiselle vous a raconté ce beau trait, vous avez regardé celle-ci d’une telle façon que votre regard lui a mis une touche de vermillon sur les joues, et qu’elle s’est cachée derrière son ombrelle.

— Vous reconnaîtrez au moins que ce fait prouve toute absence de coquetterie chez cette jeune personne ?

— Cette absence de coquetterie, que je blâme d’ailleurs chez une femme, ressemble peut-être au désintéressement d’une maîtresse que j’ai eue,… et qui se passait de diamans toutes les fois que je ne lui en donnais pus. Cela est arrivé très souvent.

Si indirect que fût le rapport établi par cette comparaison entre la personne d’Hélène et l’héroïne d’un souvenir galant, Antoine y parut désagréablement sensible et ne put le dissimuler. Jacques protesta contre toute intention désobligeante, et mit cette parole sur le compte d’une étourderie de langage. Si amicale qu’eût été la petite explication que les deux amis venaient d’avoir à ce propos, il en résulta cependant un moment de froid entre eux. Antoine alla s’appuyer contre le bastingage, regardant les rives du fleuve, qui allait toujours en s’élargissant ; mais les sites, qui auraient pu le frapper en tout autre moment, n’apparaissaient que vaguement à sa vue distraite. — Jacques a beau dire, pensait-il intérieurement, on pourrait croire qu’il a une antipathie contre cette jeune personne. — De son côté, Jacques faisait cette réflexion, que la susceptibilité de son ami était peut-être bien exagérée, surtout se manifestant à propos d’une étrangère. Tout en se promenant sur le pont et en fredonnant l’air d’une chanson dont il essayait vainement depuis le matin de se rappeler les paroles, il s’approcha pour allumer sa cigarette de l’un des tambours auquel était accroché un tube où brûlait un bout de câble converti en mèche. Comme il continuait à fredonner, quelques vers de cette chanson qui le poursuivait lui revinrent subitement à la mémoire, et, pour s’exciter au rappel des autres, il chanta un peu plus haut. Hélène, qui était assise à quelques pas, détourna aussitôt la tête. Ce mouvement fut si vif, l’expression de curiosité étonnée qui parut sur son visage fut si spontanée, que Jacques s’interrompit et jeta sur la jeune fille un coup d’œil qui lui causa une sorte d’embarras, car elle se détourna pour parler à son père.

Sans tirer aucune conclusion de l’attention dont il venait d’être l’objet, le sculpteur continua sa promenade et aussi sa chanson, puis il alla se placer auprès d’Antoine ; mais celui-ci ne laissa voir par aucun signe qu’il eut remarqué sa présence. — Ah ! fit Jacques, un peu piqué de ce silence, il me tient encore rancune ; quand cela sera passé, il le dira. — Et il se remit à fredonner le couplet qu’il était parvenu à reconstruire, et qui avait été entendu par la fille de M. Bridoux :

Enveloppé d’épaisse prose
Comme de flanelle un frileux,
Laisse parler l’esprit morose
Qui s’est trop pressé d’être vieux…
Le charbon médit de la rose :
C’est le péché des envieux.

— Tiens ! s’écria Antoine, en sortant brusquement de sa rêverie, vous connaissez cela ! où donc l’avez-vous entendu chanter et quand ?

— Il y a longtemps déjà, répondit Jacques. C’est par une femme que j’ai comme autrefois ; tenez, justement par celle que j’aurais désiré revoir à Mantes. Elle me disait même que ces couplets avaient été faits pour elle ; mais c’était un mensonge greffé sur une vanité. La chanson me plaisait, surtout parce que c’était un signal convenu pour nos rendez-vous. Elle chantait bien faux cependant ; mais vous savez, quand on est dévot, la cloche a beau être fêlée, on aime à entendre l’Angélus. Je ne sais pas comment cette chanson m’est revenue, ou plutôt ne m’est pas revenue ; mais depuis tantôt cela me tracasse. Vous savez, un air qu’on veut se rappeler, c’est agaçant comme si on avait quelque chose dans les dents. À propos, vous la connaissez donc aussi, cette chanson ? dit Jacques ; est-ce que ce serait la même personne qui nous l’aurait apprise à tous les deux ?

— Je tiens ces couplets d’un de mes amis, répliqua Antoine.

— Si vous les savez, dites-les-moi.

— Je suis comme vous, la mémoire me fait défaut.

Il murmura pourtant, sur l’air fredonné par son ami, ces deux vers :

Pourrais-tu donc perdre sans peine
Ainsi la plus belle saison ?

— Attendez donc, j’y suis, interrompit Jacques.

Lorsque dieu d’amour, la main pleine,
Fait sa divine semaison.
Tu peux ouvrir ton cœur…

Aïe ! fit Jacques, je ne sais plus. — Antoine reprit :

Tu peux ouvrir ton cœur, Hélène,
Le semeur voudra ta moisson.

Au moment où il achevait ce couplet, Antoine se frappa le front comme un homme saisi d’une idée. Ah !… fit-il ; puis il s’arrêta tout à coup en voyant son compagnon faire exactement le même geste. – Ah çà ! décidément cette chanson est célèbre, dit Jacques ; nous sommes trois personnes qui la connaissons sur ce bateau. Et il raconta à Antoine ce qui s’était passé entre lui et Mlle Bridoux quelques instans auparavant. — Mais à quel propos vous êtes-vous récrié en achevant ce couplet ? demanda le sculpteur à son compagnon. Est-ce que vous auriez le même soupçon que moi ?

— Quel soupçon ?

— Mais que Mlle Bridoux… est l’héroïne de cette chanson.

— Non, fit Antoine avec une espèce de contrainte, je n’ai pas cette idée ; il n’y a pas qu’une Hélène au monde.

— C’est juste, reprit Jacques, mais il est probable qu’il n’y en a qu’une sur ce bateau, et comme elle s’est retournée de mon côté quand j’ai chanté, j’en tire cette conclusion très raisonnable que je vous exprimais ; il se pourrait fort bien que…

Un bruyant coup de cloche se fit entendre à l’avant du remorqueur et interrompe Jacques ; on allait arriver à une station. C’était Quillebeuf. Une trentaine de vaisseaux attendaient la marée pour lever l’ancre. Le capitaine de l’Atlas prévint les passagers qu’on allait s’arrêter au moins deux heures, et qu’ils pouvaient descendre en ville.

— Je vous demanderai la permission de ne pas vous accompagner, dit Jacques ; je tombe de sommeil, je vais me reposer jusqu’au départ.

— J’ai presque envie d’en faire autant, répondit Antoine.

— Je vous conseille de descendre et d’aller faire un tour dans la ville. Il y a une petite église assez jolie et un cimetière où vous trouverez de curieuses inscriptions ; après cela, c’est comme vous voudrez.

Comme il était indécis, Antoine aperçut M. Bridoux et sa fille qui passaient sur la planche restée comme un trait d’union entre le remorqueur et un chaland amarré au quai. Ne voulant point paraître les suivre, il attendit qu’ils eussent disparu pour prendre le même chemin.

— Il n’y a plus de doute, pensa-t-il, M. Bridoux est l’oncle d’Olivier ; mais celui-ci ne m’avait pas dit qu’il fût amoureux de sa cousine. Cependant cette chanson qui a fait retourner Hélène indique le contraire. Je n’y pensais plus, à celle chanson. Pour que cette jeune fille l’ait reconnue, comme le dit Jacques, il faut bien que son cousin la lui ait donnée… Eh bien ! qu’est-ce que cela prouve ? se demanda-t-il à lui-même, très étonné en remarquant que depuis quelques heures Mlle Bridons ou ce qui se rattachait à elle n’avait pas cessé d’occuper sa pensée. — C’est à peine si j’ai vu le paysage depuis La Meilleraye, se dit-il avec reproche.


III. – LE CIMETIERE.

Selon l’indication que lui avait donnée Jacques, Antoine se rendit à la petite église qui est voisine de la jetée, et située au milieu du cimetière. Comme il y entrait, il aperçut de loin M. Bridoux et sa fille agenouillés devant une chapelle, à la voûte de laquelle étaient suspendus de nombreux ex voto en forme de navires, déposés là par la piété des riverains, la plupart pêcheurs ou marins. Antoine fut contrarié de rencontrer les deux passagers du remorqueur. — J’ai l’air de les avoir suivis, pensait-il. Il eut un instant l’idée de se retirer ; mais il fit cette réflexion, qu’une église étant une curiosité artistique, il était très naturel qu’elle attirât un étranger de passage, et il s’avança dans la petite basilique, qui est d’une date déjà ancienne.

L’une des cinq ou six chapelles latérales était placée sous l’invocation de la patronne de sa grand’mère. La bonne femme avait une vénération particulière pour cette sainte, et son habitude était de lui faire brûler un cierge tous les dimanches, lorsqu’elle allait entendre la messe dans une paroisse éloignée de son quartier où sa patronne avait un autel. Antoine n’était pas dévot ; c’était un des mille indifférens comme la jeunesse moderne en compte tant dans toutes les classes. Cependant il n’avait jamais pensé et on ne lui avait jamais entendu dire rien qui pût blesser les choses saintes ; il avait surtout un profond respect pour la foi réelle de sa grand’mère, et il lui vint l’idée de faire pour elle et en son nom ce qu’elle n’eût pas manqué de faire, si elle se fût trouvée où il se trouvait. Antoine chercha des yeux s’il n’apercevrait pas un bedeau pour faire ajouter un cierge à ceux qui brûlaient à demi consumés sur l’if de la chapelle. Un petit garçon de huit ou neuf ans, vêtu comme les enfans de chœur, sortit au même instant de la sacristie ; Antoine l’appela par un signe et lui exprima son désir.

— Vous voulez faire un cierge ? dit l’enfant ; le père Boisseau n’y est pas ; mais je sais où il met sa boite. La voulez-vous grosse, la chandelle ?

— Comme celles qui sont là, répondit Antoine en montrant l’if.

L’enfant de chœur s’éloigna et revint bientôt apportant un petit cierge. — C’est six sous, dit-il en l’allumant et en le piquant sur l’if. Au moment où il lui donnait l’argent, Antoine entendit des pas sur la dalle : c’était M. Bridoux et sa fille qui traversaient la nef. Hélène s’arrêta un instant, et Antoine, qui se sentit observé dans cet acte de foi fait pour le compte d’un autre, en éprouva une légère confusion. À la porte de l’église, il se rencontra avec Hélène et son père ; celui-ci trempa son doigt dans le bénitier et fit le signe de la croix ; sa fille, qui s’apprêtait à l’imiter, se retourna vers Antoine, qui était auprès d’elle, et lui tendit deux doigts ; Antoine, qui ne s’attendait pas à cela, avança une main.

— Pas celle-là, dit doucement Hélène.

Antoine avait tendu la main gauche. Il fit le signe de la croix : il lui sembla que Mlle Bridoux observait comment il s’y prenait.

En arrivant sous le porche de l’église avec ses deux compagnons, Antoine aperçut l’enfant de chœur qui parlait à une petite fille de cinq ou six ans ; il lui désignait les trois voyageurs. Comme ceux-ci redescendaient l’escalier qui donne sur la place de l’église, la petite fille courut après eux ; avec un accent normand très prononcé, elle vint leur demander s’ils ne voulaient pas voir le cimetière. — Je pourrai vous conduire au tombeau de Rose Lacroix ; ah ! c’est que c’est le plus beau de tout le cimetière, et de tout le pays aussi ! dit avec orgueil la petite Normande.

— Allons ! dit Antoine à la petite fille.

— Allons ! répéta Hélène en prenant le bras de son père.

La petite fille guida les voyageurs dans ce cimetière, qui avait la coquetterie d’un jardin soigneusement entretenu. On s’arrêta auprès d’une tombe ayant beaucoup plus d’apparence que les autres ; elle était construite en marbre blanc. Sur l’une des faces, un bas-relief assez grossièrement exécuté représentait un bateau dont le mât était brisé, et dont la voile flottait déchirée, Dans la partie du bas-relief qui figurait la mer, une jeune fille se débattait contre la vague, et élevait en l’air une main qui tenait un bouquet. Au-dessous de cette sculpture commémorative, on lisait en lettres creusées : Le 8 septembre 184… La petite Normande donna aux voyageurs le temps d’admirer ce monument ; puis, à la première question qui lui fut adressée par Antoine, elle s’assit sur une pierre, mordit une grande bouchée dans la tartine qu’elle tenait à la main, et, déposant son pain à côté d’elle, elle commença, avec cette voix traînante des enfans qui récitent une leçon, l’histoire de Rose Lacroix. C’était un récit fort simple. Rose Lacroix avait été élevée avec un garçon du pays, ils s’étaient aimés tout enfans, et se l’étaient dit quand ils avaient cessé de l’être ; mais la pauvreté du garçon, qui s’appelait Guillaumin, avait été un obstacle à son mariage avec son amie d’enfance. Ce fut alors que Guillaumin s’engagea pour aller à Terre-Neuve. Quand il aurait eu amassé la dot que lui demandaient les parens de Rose, il devait revenir pour l’épouser, Rose lui avait promis de l’attendre, ne dût-il revenir qu’en cheveux blancs. Au bout de cinq ans, Guillaumin n’était pas revenu, et Rose ayant trouvé d’excellens partis, ses parens voulurent la marier ; mais elle avait toujours refusé, malgré les mauvais traitemens que ces refus lui attiraient dans sa famille. Comme ses parens l’avaient menacée de la mettre dans un couvent, si elle ne voulait pas obéir, elle avait déclaré qu’elle se tuerait plutôt que de ne pas attendre Guillaumin, comme elle l’avait promis. Le curé, qui avait été prévenu de ce dessein, lui avait dit que si elle se donnait la mort, elle ne serait pas inhumée en terre sainte et mourrait damnée ; il l’exhortait à obéir à ses parens ; Rose répondait qu’elle serait aussi bien damnée, si elle manquait au serment qu’elle avait fait à Dieu d’attendre Guillaumin, et elle attendit.

Une nuit, en revenant de Tancarville, où on l’avait invitée à être marraine d’un bateau de pêche, celui dans lequel elle se trouvait avec son père et deux ou trois amis fut assailli à deux lieues de Quillebeuf par un terrible coup de vent. Rose était tombée à l’eau et avait disparu. En débarquant à la jetée, le père de Rose trouva Guillaumin revenu de la veille. Le jeune homme attendait avec toute sa famille le retour de celle qui devait être sa femme, car il avait fait une petite fortune dans les pays d’outre-mer. Après le premier moment de désespoir, Guillaumin recouvra toute sa raison. Il déposa toute sa fortune, cinq ou six mille francs, chez un notaire, et déclara que la somme appartiendrait à celui qui retrouverait le corps de son amie. Comme elle avait péri dans cette partie du fleuve qui est séparée de la mer par cet endroit de l’embouchure qu’on appelle la Barre, il pouvait se faire que le cadavre fût encore en Seine. Tous les gens qui possédaient une embarcation, tentés par la brillante récompense, se mirent en route. Deux heures après, plus de deux-cents bateaux croisaient entre Quillebeuf et Tancarville. Guillaumin, dans un canot à six avirons, dirigeait les recherches. Le soir, toute la flottille rentrait sans que sa croisière eût ramené celle qu’on avait tant cherchée. Guillaumin récompensa tous les pêcheurs, puis il alla s’asseoir sur le bord du fleuve, à l’endroit même où Rose avait reçu ses adieux le jour de son départ et où elle lui avait juré de l’attendre. Aucune prière, aucun raisonnement ne purent le ramener chez lui. Il était comme fou. — Elle m’a juré de m’attendre, et elle m’a tenu parole. Moi je jure de l’attendre aussi.

Quand on voulut employer la force pour l’arracher de cet endroit, Guillaumin tira un couteau et menaça de se tuer si on portait la main sur lui. On attendit qu’un moment de faiblesse pût le livrer sans péril. Au bout de dix-huit heures, Dieu, selon les gens du pays, l’avait pris en pitié et faisait un miracle. La marée ramenait le corps de Rose à l’endroit où son amant l’attendait. Dans l’une de ses mains serrées par l’agonie, elle avait conservé le bouquet de roses blanches qu’elle portait au baptême du bateau. Guillaumin s’en empara d’abord. Rose fut enterrée le surlendemain. Rendant les deux jours qui précédèrent cette triste cérémonie, Guillaumin avait disparu. Une heure avant le départ du cortège pour le cimetière, on le vit reparaître et prendre part au repas des funérailles, qui est une coutume du pays. Il avait un crêpe au bras et parlait de Rose comme si elle eût été véritablement sa femme. Toutes les jeunes filles du pays, vêtues de blanc, suivirent le convoi. En arrivant au cimetière, on apprit du fossoyeur que c’était Guillaumin qui avait creusé la fosse lui-même. Il avait retiré tous les cailloux qui se trouvaient mêlés à la terre ; on en voyait un tas sur le bord. Comme on allait descendre le cercueil, une des cordes se rompit. L’un des hommes choisis pour cette triste besogne s’y prenait mal pour renouer la corde, Guillaumin la lui prit des mains : — Donnez, je vais faire un nœud à la marinière, dit-il tranquillement. — La besogne faite, il aida les fossoyeurs à descendre la bière, et jeta dessus la première pelletée de terre. Lorsque la dernière eut entièrement comblé la fosse, Guillaumin se mit à genoux et pria un moment ; puis il tira de sa poche un petit pistolet, le posa sur son cœur et se tua. On apprit le soir par le notaire du pays qu’il avait laissé un testament. N’ayant aucun parent, il léguait son bien à la première fille ou au premier garçon du pays qui n’aurait pas de dot pour épouser celui ou celle qu’ils auraient choisi. L’exécution de cette volonté était remise à la probité du notaire. Celui ou celle qui devait profiter de cette dot s’engagerait à entretenir cinquante rosiers plantés sur la tombe de Rose. Une seconde clause fixait une somme destinée à un architecte avec lequel le testateur s’était entendu pour l’élévation d’un monument. « Aucun argent, disait une dernière clause, ne sera employé à faire dire des messes pour Rose et moi. Rose est une sainte qui n’a pas besoin de prières, et comme je mourrai damné, je n’en ai pas besoin non plus ; ce serait de l’argent perdu. » Les volontés de Guillaumin avaient été fidèlement exécutées. La tombe de Rose était devenue à Quillebeuf ce que le tombeau d’Héloïse est au Père-Lachaise, un lieu consacré par les amans. Trois ou quatre, cents noms étaient écrits ou gravés sur le marbre funéraire.

Telle fut l’histoire récitée par la petite Normande, qui s’interrompait de temps en temps pour mordre dans sa tartine, ou pour chasser les abeilles qui voltigeaient autour de sa tête. Bien qu’elle eût été racontée avec précipitation et indifférence, cette aventure avait la poétique saveur de la légende recueillie sur place. M. Bridoux, qui n’accordait qu’une dose de sensibilité très restreinte à tout ce qui approchait du romantique, ne prit qu’un intérêt médiocre aux deux héros de ce drame. – Bah !! dit-il, je m’attendais à autre chose que cela. C’est un roman ; ce n’est pas une histoire.

— Si, interrompit sa fille, puisque c’est arrivé.

— Sans doute, répliqua M. Bridoux ; mais il n’y a pas assez longtemps pour que ce soit une histoire.

Antoine jeta sur M. Bridoux un regard qui fit baisser les yeux à sa fille. — Cependant, reprit l’artiste en paraissant particulièrement s’adresser à Hélène, la mémoire de ces deux jeunes gens vivra longtemps dans ce pays. Leurs noms deviendront populaires comme l’étaient ceux de Roméo et de Juliette avant que la poésie les eût rendus immortels.

M. Bridoux regarda Antoine d’un air profondément étonné ; Hélène elle-même semblait, par son regard, s’excuser de ne pas répondre. Pendant ces courts propos, la petite fille avait enjambé la grille de la tombe et cueillait des roses. Antoine, s’étant aperçu de ce qu’elle faisait, voulut l’arrêter. — On ne prend pas des fleurs dans un cimetière ; ce n’est pas un jardin, lui dit-il doucement ; laisse ces roses, ma petite.

— Oh ! fit l’enfant en riant, je peux bien prendre un bouquet à ma sœur, peut-être.

Antoine ayant forcé la petite fille à s’expliquer, celle-ci raconta naïvement qu’elle était la sœur de Rose Lacroix. La tombe de Rose étant célèbre dans le pays, elle racontait l’histoire que l’on connaît aux voyageurs de passage, et quand il y avait des dames, elle leur donnait des roses, qui avaient, disait-elle naïvement, le don de leur faire connaître si leur bon ami était fidèle, suivant qu’elles restaient plus ou moins longtemps fraîches. On lui donnait ordinairement quelque monnaie pour son histoire et pour ses fleurs. En allant offrir les roses à Hélène, la petite lui dit en faisant la révérence : — Ce sera ce que vous voudrez.

Le père de Rose se faisait ainsi un revenu de l’événement qui l’avait privé d’une fille, et il avait dressé son autre enfant à le lever sur la curiosité ou la sensibilité des curieux. — Ah ! fit Hélène en rejetant les roses, c’est affreux.

— Pauvre fille ! murmura tristement Antoine en se penchant sur la tombe. Quelle profanation !

La petite fille, qui ne rencontrait pas toujours des personnes aussi scrupuleuses sur le respect que l’on doit aux morts, et qui ne comprenait rien aux reproches qu’on lui adressait, s’avança auprès d’Antoine, et lui offrit un bout de crayon noir pour qu’il écrivît son nom. — Ça porte bonheur au monde, dit-elle en reprenant le ton d’un cicérone qui fait une explication ; on dit partout que ma sœur vient lire la nuit les noms des personnes qui se sont intéressées à elle, et elle en parle au bon Dieu dans ses prières.

— Voici déjà la superstition qui se mêle à la vérité, dit Antoine en regardant Hélène. Quand le marbre de cette tombe sera en ruine, la tradition en perpétuera le souvenir. On viendra encore, et de loin peut-être, chercher des roses à cette place, et on ne les vendra plus.

Voyant que le jeune homme ouvrait la porte pratiquée dans la grille, M. Bridoux ne put retenir un geste d’étonnement. — Vous allez réellement écrire votre nom ? demanda-t-il à Antoine.

— Et pourquoi non ? répondit celui-ci avec vivacité ; on salue bien les morts quand on se rencontre sur leur passage ; on peut leur rendre hommage quand on visite leur tombe. Dans celle-ci repose une honnête fille. Et d’ailleurs, ajouta Antoine, parmi tous ces noms qui s’y trouvent déjà, voici deux ou trois signatures célèbres et une illustre.

Il nomma un grand poète auquel sa visite au tombeau de Rose Lacroix avait dû rappeler le douloureux souvenir d’un événement qui avait eu pour théâtre un lieu voisin. Hélène s’avança pour voir les deux vers qu’il avait écrits au-dessus de son nom. — Vous n’écrivez pas, mademoiselle ? lui dit Antoine.

Hélène désigna son père d’un coup d’œil ; mais comme celui-ci parlait à la petite Normande, la fille de M. Bridoux dit tout bas et très vite : — Écrivez pour moi ; je m’appelle Hélène.

— C’était le nom d’une sœur que j’ai beaucoup aimée, répondit Antoine, qui écrivit le nom de la jeune fille après le sien.

Comme ils entendirent la cloche du remorqueur qui sonnait pour le départ, les trois voyageurs quittèrent le cimetière, laissant leur petite conductrice très étonnée de ce qu’ils n’avaient pas voulu emporter les roses, et surtout de ce qu’ils ne lui avaient rien donné pour l’histoire de sa sœur.

— Ces Normands ! disait M. Bridoux en faisant allusion à ce trafic, ça ne laisse rien traîner tout de même.

Quand on remonta à bord de l’Atlas, Jacques était sur le pont. Il sourit en voyant reparaître Antoine en même temps que M. et Mlle Bridoux. Antoine lui raconta sa visite au cimetière, mais il s’abstint de raconter ce qui avait pu se passer de particulier entre lui et Hélène.

— Eh bien ! savez-vous ce que j’ai fait pendant votre absence, moi ?

— Vous avez dormi.

— Non, répondit Jacques, j’ai cherche la chanson qui me tracassait tant.

— Et vous êtes parvenu à la retrouver ?

— Oui, mais pas dans ma mémoire ; je l’ai trouvée par terre,… sur le pont,… à la place où était Mlle Bridoux quand elle s’est retournée pour m’écouter chanter.

Et Jacques montra à son ami une feuille de papier sur laquelle la chanson était entièrement transcrite.

— Ce n’est pas l’écriture d’Olivier, dit Antoine, comme se parlant à lui-même.

— Qui cela, Olivier ? demanda Jacques.

— L’auteur de cette chanson, un de mes amis, et s’il faut tout vous dire, acheva Antoine, je crois que c’est le cousin de Mlle Bridoux.

— Allons donc, s’écria le sculpteur en faisant claquer sa main, j’étais bien sûr que la chanson l’intéressait. Son cousin l’a faite pour elle ; c’est clair. — Au fait, voulez-vous que je vous dise mon avis ? Ce petit papier-là a une odeur d’amourette, ajouta le sculpteur en secouant la chanson.

— Vous avez peut-être raison, fit Antoine ; cependant Olivier ne m’a jamais dit qu’il songeât à sa cousine.

— En tous cas, sa cousine songe à lui, puisqu’elle emporte ses œuvres en voyage, reprit Jacques. Cependant cette écriture parait fraîche ; on dirait que ces vers ont été copiés récemment.

— C’est vrai, dit Antoine.

— Attendez donc, dit le sculpteur, et fouillant dans sa poche, il en tira une fouille de papier à lettre, toute froissée. C’est le papier que j’ai demandé hier soir à l’aubergiste de La Meilleraye, quand j’ai eu épuisé mon cahier de cigarettes ; vous vous rappelez ?

Antoine inclina la tête.

— Eh bien ! comparez, continua son ami : ce papier est le même que celui sur lequel se trouve la chanson, d’où je conclus qu’elle a été écrite hier ou ce matin par Mlle Bridoux.

— Et moi, fit Antoine, je sais pourquoi elle n’a pas voulu me rendre mon album. Olivier y avait écrit sa chanson ; je me le rappelle.

— Est-ce que la mer vous fait déjà de l’effet ? dit tranquillement Jacques. Vous changez de couleur.

— Nous sommes en mer ? s’écria Antoine.

— A peu près, répondit son ami. Nous passons la barre.

Antoine courut à l’avant du remorqueur, afin de mieux voir. Sur la gauche, au loin, on apercevait vaguement les maisons d’Honfleur ; sur la droite, la flèche aiguë de la cathédrale d’Harfleur découpait sa vive arête dans le bleu du ciel. Devant et au loin, une ligne immobile se confondait avec le ciel à la dernière limite de l’horizon : c’était la mer. Antoine et Hélène, accoudés sur le bastingage, regardaient devant eux. Isolés dans l’impression que leur causait ce grand spectacle et ne se sachant pas voisins, ils demeurèrent ainsi immobiles et sans parler, jusqu’au moment où le mouvement du remorqueur révéla l’approche de la pleine mer.

En effet, l’Atlas avait dépassé Honfleur, et l’on était arrivé en vue des hauteurs de La Hève. L’Océan se montrait dans toute son immensité.

— Ah ! que c’est beau, que c’est grand ! murmura Antoine.

— Ah ! que c’est beau ! murmura Hélène.

Les deux jeunes gens se regardèrent, complétant par leur regard ce qu’il ne leur était pas possible d’exprimer par des mots. Tout à coup un mouvement de tangage assez vif fit pencher Hélène ; Antoine la retint et vit qu’elle palissait. — Etes-vous malade ? lui demanda-t-il.

— Moi, malade ! s’écria Hélène ; moi, malade ! Et frappant joyeusement dans ses mains, elle ajouta : — Oh ! jamais je n’ai été plus heureuse ; non, jamais, répéta-t-elle en donnant à sa parole un accent particulier.

— Ni moi, mademoiselle, répondit Antoine d’une voix qui n’était pas moins émue.

Ils échangèrent un long regard surpris par Jacques, qui, s’étant approché sans paraître prendre garde aux deux jeunes gens, fredonnait à mi-voix :

Pourrais-tu donc perdre sans peine
Ainsi la plus belle saison ?
Lorsque dieu d’amour, la main pleine,
Fait sa divine semaison,
Tu peux ouvrir ton cœur, Hélène,
Le semeur voudra sa moisson.

Une demi-heure après, le remorqueur entrait dans le port du Havre.


HENRY MURGER.