Les Buveurs d’eau
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 688-737).
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LES


BUVEURS D’EAU


SCENES DE LA VIE D’ARTISTE.




I.
FRANCIS.




Il existait, il y a quelques années, à Paris une petite société qui avait entrepris de rétablir dans la vie d’artiste les traditions de travail indépendant et sérieux qui vont se perdant de plus en plus. Le but était louable : on verra si les Buveurs d’eau (c’était le nom significatif qu’avaient pris les associés) ne se méprenaient point sur l’efficacité des moyens à employer pour l’atteindre. C’est leur histoire même qui va répondre. Les récits que nous voudrions en détacher pourront montrer la vie d’artiste dans quelques côtés peu familiers au public. À ceux qui acceptent cette vie par désoeuvrement ou par vanité, ils indiqueront plus d’un piège, plus d’un écueil caché sous les entraînemens de la vogue ou les séductions de l’industrie. À ceux qui ne reculent ni devant les salutaires lenteurs de l’étude ni devant les épreuves qu’elle impose, ils révèleront aussi le danger de certaines camaraderies qui ne sont le plus souvent que de stériles associations d’orgueils comprimés. Ecrits par une plume qui aurait l’autorité nécessaire, ces récits, où l’imagination du romancier s’efface nécessairement devant le souvenir et l’observation, pourraient, on le voit, contenir quelques enseignemens.

I. – LE DEBUT.

Le personnage qui tient la plus grande place dans notre premier épisode, entraîné dès l’adolescence par des relations de camaraderie, avait voulu suivre la carrière des arts malgré l’opposition qu’il avait rencontrée dans sa famille. Francis Bernier s’était livré à l’étude de la peinture. Brouillé, par suite de cette obstination, avec ses parens, qui n’étaient d’ailleurs pas en état de le subventionner pendant le temps de ses études, il ne tarda pas à se trouver en face de cette fameuse vache enragée qui, dans la langue du peuple, symbolise la misère. Habitué à l’aisance, choyé dans sa famille par la tendresse d’une mère qui prévoyait ses besoins et se montrait avec joie docile à tous ses caprices, Francis ne put s’empêcher de trouver la transition un peu brutale, lorsqu’il se trouva abandonné à ses propres ressources. Cependant la vaine gloriole, qui, bien plus que l’amour de l’art, est le mobile des esprits vulgaires et le véritable motif des vocations improvisées, retint Francis au moment où il allait retourner en arrière. L’entourage au milieu duquel il vivait lui vanta les charmes de cette vie hasardeuse, dans laquelle on trouvait seulement la véritable indépendance, et comme Francis mettait en doute les avantages d’une liberté qui était à la veille de le faire coucher à la belle étoile et qui lui rognait ses portions tous les jours, on lui fit comprendre que cette existence dégagée des servitudes matérielles était une source de poésie intarissable, une atmosphère propice aux développemens de l’imagination. Ces luttes quotidiennes avec les nécessités, on les lui présenta comme des épreuves naturelles, qui étaient au talent ce que la trempe est à l’acier. De même que le combat fait le guerrier, on lui fit entendre que cette existence faisait l’artiste ; puis, comme il n’était pas absolument convaincu, on le grisa avec les chansons, avec les paradoxes malsains qui étourdissent si promptement les jeunes cerveaux.

Francis s’était d’abord effrayé de cette façon négative de vivre. Bientôt il finit par se réjouir et supporta gaiement les rudes épreuves de son apprentissage. Il travaillait du reste avec l’ardeur emportée de tous ceux qui commencent. De même que l’amour, l’art aussi a sa lune de miel. Les premières faligues du travail ont le charme passionné des premiers jours de la possession. Dans cette période de fougue, les privations que Francis était obligé de supporter lui semblaient douces ; il les considérait comme autant de sacrifices dont il serait amplement dédommagé plus tard.

Accueilli sans rétribution dans l’atelier d’un maître célèbre, Francis y travaillait depuis deux ans. Un jour, après la leçon, son maître le prit à part. — Mon ami, lui dit-il, vous n’avez pas de fortune ; mais quand vous êtes venu ici pour la première fois, vous paraissiez avoir bonne volonté : c’est à cette considération que je vous ai reçu dans mon atelier. Voici deux ans que vous y travaillez ; c’est plus de temps qu’il ne me faut d’ordinaire pour formuler une opinion sur le compte d’un de mes élèves. Vous ne serez jamais un artiste. Vous agirez donc sagement en renonçant à la peinture. Vous êtes jeune encore ; vous pouvez entreprendre une nouvelle carrière et y réussir, si vous y appliquez tout le courage que je vous vois dépenser inutilement depuis que je vous connais. À compter de demain, votre place sera prise dans l’atelier.

Le, moment était mal choisi pour parler ainsi à Francis, qui se croyait au contraire dans une voie excellente. Il préféra donc supposer que son maître était las de le recevoir gratis dans son atelier. Cette révélation, qui devait l’arrêter, au lieu d’être un obstacle, lui devint au contraire un éperon. Pour acquérir une conviction qui le consacre à ses propres yeux, pour donner un démenti au doute qui l’assiège, il arrive quelquefois que l’artiste s’inocule une excitation passagère comme toute force factice, mais cependant suffisante pour produire une œuvre dans laquelle on sent palpiter quelque chose de la fièvre qui l’a inspirée. Ce fut ce qui arriva pour Francis. Il acheva en très peu de temps deux toiles qui formaient un contraste étrange avec ses productions ordinaires, c’était de la peinture tourmentée outre mesure, inhabile, grossière, tapageuse à l’œil ; mais enfin c’était de la peinture. Les défauts et les qualités se montraient avec la même audace dans ces œuvres, qui n’étaient ni excellentes ni même bonnes ; mais il était réellement impossible de passer sans s’arrêter, car elles accrochaient le regard. Beaucoup de gens, après examen, ne se rendaient pas compte de cette attraction, et pourtant ils l’avaient subie.

Dès lors Francis ne douta plus de sa vocation, et comment aurait-il pu en douter encore en entendant le bruit soulevé autour de lui par ses camarades ? Ces groupes de jeunes gens, que des liaisons de hasard, de plaisir ou de sympathie réunissent autour d’une même espérance, qu’elle soit chimérique ou probable, sont très communs à Paris. On comprend ces associations ; l’isolement est un mauvais conseiller de découragement : il est bon, après une journée de travail, de serrer quelques mains amies, de vivre quelques momens dans un centre d’esprits fraternels. Aux heures de faiblesse, on puise une force nouvelle dans la persévérance commune, et le soir, en rentrant dans sa solitude, on s’y trouve moins abandonné ; l’œuvre quittée avec tristesse est revue avec plaisir. On s’endort gaiement au souvenir d’une causerie amicale qui a semé de bons rêves sous votre oreiller ; le lendemain matin, on se relève plus fort que la veille, — l’esprit plus sain, la main plus agile, c’est là le bon côté de l’association ; mais, pour qu’elle produise ces utiles résultats, il faut que les membres qui la composent aient une valeur réelle, une intelligence sérieuse, et que leur sympathie procède avec une salutaire franchise. Rien de plus misérablement ridicule que les gens qui font de leurs œuvres une sébile à mendier l’éloge ; rien de plus dangereux que les gens qui s’en montrent prodigues, c’est faire le généreux avec de la fausse monnaie. Malheureusement la franchise est rare. Les gens qui se connaissent le plus intimement, et qui entre eux devraient avoir leur franc-parler, semblent se ménager par un accord tacite ; s’ils essaient quelques critiques, ils ont soin de les émousser, probablement avec l’espérance qu’on usera, le cas échéant, de la même précaution à leur égard. La vanité, c’est le mal de tous ; il y en a qui en meurent, mais le plus grand nombre en vit.

Les amis de Francis poussèrent donc des cris d’admiration. Tant que le succès doit rester entre eux, les jeunes gens aiment volontiers ces glorifications à huis clos. Confondus dans une même obscurité, ils trouvent une sorte de satisfaction à proclamer le succès d’un des leurs. C’est une espèce de menace avec laquelle ils pensent inquiéter ceux-là qui possèdent déjà une réputation dans le public. — Quand le tableau de*** sera exposé, on verra un peu, disent les nus ; quand le livre de *** sera publié, on verra un peu, disent les autres. — Le tableau est exposé, le livre se publie, et le plus souvent l’un n’est pas remarqué, l’autre n’est pas lu. Si le contraire arrive, si le public renouvelle avec un bruyant écho le succès préparé dans l’intimité de la camaraderie, il se produit alors un brusque revirement, et les camarades font la solitude autour du nouvel élu de la foule.

En attendant, les amis de Francis préparaient à ses pas un chemin pavé d’hyperboles. Où il aurait fallu dire : Ce n’est pas mal, ou seulement : C’est bien, on criait à la merveille, au miracle. On lui versait à pleine coupe le vin de l’enthousiasme frelaté. Pour dernier triomphe, le hasard voulut qu’un marchand entendît parler de ces tableaux. Il vint les voir. Le marchand avait la vogue parmi cette étrange clientèle pour laquelle les œuvres d’art ne sont ordinairement qu’un accessoire du mobilier, et qui abandonne à son tapissier le soin de lui choisir une galerie et une bibliothèque. Cet homme, qui faisait de bonnes affaires, grâce à ses nombreuses relations, avait une boutique placée bien en vue dans un riche quartier. L’exposition dans sa montre constituait une quasi-publicité. Il achetait volontiers à bas prix des peintures de rebut qui ne pouvaient avoir accès parmi les amateurs sérieux, mais dont il trouvait le placement dans les boudoirs de la haute galanterie. Il aimait, disait-il, à lancer les jeunes gens auxquels il reconnaissait cette médiocrité souple et féconde qui produit vite et travaille sur commande. Ce mauvais lieu artistique avait des allures de mont-de-piété. Les jours où la nécessité marchait sur leurs talons, les artistes venaient y consigner des tableaux, contre lesquels ils recevaient une misérable avance. Si la somme n’était pas restituée au bout d’un certain temps, toujours très limité, la consignation demeurait la propriété du marchand, et c’était ce qui arrivait le plus souvent. Il ouvrait en outre des crédits pour des fournitures qui pouvaient être remboursées en œuvres d’art, et par ce moyen, chaque année, il devenait possesseur d’un grand nombre de tableaux destinés à l’exposition, avant même qu’ils eussent quitté le chevalet. C’était de l’usure déguisée en protection. Néanmoins, bien que tous ces pièges fussent connus, il ne manquait pas de gens qui venaient s’y livrer volontairement, et qui croyaient encore lui devoir de la reconnaissance.

Ce personnage était en train de faire une belle fortune ; aussi tranchait-il de l’important : il prenait des attitudes de Mécène, faisait ses affaires en voiture, et ne marchait jamais sans avoir sur lui le filet d’or avec lequel on pêche les bonnes occasions. Quand il entrait dans un atelier, les tableaux tremblaient à la muraille, comme les meubles qui devinent l’approche de l’huissier. — Je prends vos tableaux, dit-il à Francis ; c’est peut-être une affaire chanceuse. Vous n’êtes pas connu, mais vous avez une certaine manière extravagante qui me décide à traiter. Si on vous achète, je croirai que votre peinture est bonne, et je vous donnerai du talent. Voilà vingt-cinq louis. C’est une folie, mais je suis téméraire. Achetez-vous des habits pour venir me voir, — je tiens à ce que mes artistes soient bien mis, — et procurez-vous un fauteuil, que je puisse au moins m’asseoir quand je viendrai chez vous. Travaillez. Si vous vous mettez au goût du jour, je vous avancerai de l’argent sur des toiles blanches, et je vous les fournirai par-dessus le marché.

Le marchand prit les deux tableaux sous son bras, tira de sa poche la somme promise, la jeta sur la table avec son adresse et sortit, laissant Francis ébloui par le rayonnement des vingt-cinq pièces d’or. Les poètes, qui sont ordinairement les courtisans du mensonge, ont répété dans toutes les formes lyriques connues que la plus douce musique humaine était le son des premières paroles de la première femme qu’on a aimée. C’est là plutôt un madrigal qu’une vérité. Pour un artiste, surtout s’il est pauvre, si dans son obscurité patiente il s’est demandé cent fois, découragé en regardant son œuvre : — Toi qui dois me faire vivre, vis-tu toi-même ? ai-je en moi le souffle qui anime les créations de l’art ? et si je le possède, ai-je su te le communiquer ? — pour celui-là qui aux souffrances du labeur incertain a vu s’ajouter les fatigues, les privations, tous les maux qui s’engendrent et affaiblissent le corps, ce dur tyran de l’esprit, la plus douce musique sera celle du premier argent qu’il recevra en échange de son travail. Il y a tant de bonnes promesses dans cette mélodie intime de l’argent qui tombe pour la première fois entre les mains qui l’ont gagné, la somme ne pût-elle servir qu’à acheter des rubans verts à la muse de l’espérance !

Francis allait souvent stationner devant la boutique du marchand, pour observer l’effet que sa peinture produisait sur le public. Les opinions variaient selon la nature des gens composant les groupes, qui se renouvelaient. Quelquefois, si les critiques eussent eu des flèches, les deux toiles auraient été réduites en charpie. Dans d’autres instans, elles excitaient de bruyantes sympathies qui s’exprimaient avec une exagération tantôt raisonnée, le plus souvent ignorante. Le nom de Francis, inscrit sur un cartouche ajouté aux cadres, était répété avec dédain par les uns, avec intérêt par les autres, avec curiosité par le plus grand nombre. Mettre pour la première fois son nom dans la bouche d’un de ces flâneurs parisiens qui semblent avoir le don d’ubiquité, c’est jeter un cri à l’écho ou confier un secret à une femme. Trois jours après l’exposition de ses tableaux, Francis put aspirer avec délices les premières bouffées de la célébrité. Ayant donné son adresse dans une boutique située dans le voisinage du marchand de tableaux, pour que l’on portât chez lui l’acquisition qu’il venait de faire, le maître du magasin releva la tête en inscrivant son nom, et le complimenta à propos de sa peinture, qu’il avait vue en passant. Le lendemain, dans un café, il fut témoin d’une discussion engagée à propos de lui par deux jeunes gens qu’il reconnut pour des confrères. Enfin, peu de jours après, le marchand qui lui avait promis de lui donner du talent tenait sa promesse, et lui adressait un petit journal d’art contenant une réclame en faveur de ses œuvres. Francis courut chez ses amis en secouant la feuille imprimée, fier comme un soldat qui a conquis un drapeau. Sa joie trouva peu d’échos ; ceux-là même qui s’étaient montrés le plus chauds à le louer mirent des sourdines à leurs félicitations ; puis vinrent les restrictions du pédantisme qui parle à lèvres pincées et se montre avare de paroles, Comme si chaque mot était perle ou diamant ; puis les conseils d’amis, les poignées de mains qui n’osent pas encore se faire griffes, et sur cinq doigts n’en offrent qu’un ; les sourires jaunes dans une bouche qui semble mâcher du citron vert ; tous les faux-fuyans de manières et de langage au fond desquels se tord, rampe et siffle, comme un plat reptile caché dans les broussailles, la souple, lâche et venimeuse bête de l’envie, qui prépare son poison avant de mordre.

Bien qu’il fût peu expérimenté, Francis aurait pu trouver la véritable cause du changement qu’il remarquait parmi ses camarades ; mais comme il craignait, en remontant à la source, de découvrir quelque raison vile à ce refroidissement, il préférait ne point y prendre garde, et continuait à les fréquenter, à leur témoigner la même amitié. Deux raisons bien différentes l’empêchaient de rompre des relations dans lesquelles, d’un côté du moins, la franchise avait disparu. — Où irai-je, se demandait Francis, si je ne vais pas chez eux ? — ah ! l’habitude, lien invisible, auquel chaque jour ajoute un fil qui le rend plus fort, et contre lequel la volonté de l’homme est cent fois impuissante, quand il veut échapper à cette captivité morale !

Francis employa une partie de son trésor inattendu à éteindre quelques dettes ; puis, riche encore de quelques louis, habitué à la sobriété, il pensa ne pas voir de longtemps la fin de cette fortune, et ne sut pas s’en montrer ménager. L’abstinence engendre la prodigalité. Tant de convoitises jadis réprimées, tant de désirs non satisfaits réclamèrent leur part de l’aubaine, qu’il fallut bien compter avec eux. Ces créanciers sont ordinairement ceux qu’on paie les premiers, et la nature elle-même leur accorde la primauté sur les autres. Aussi chacune de ses pièces d’or semblait avoir des ailes. Il ne pouvait pas en mettre une dans sa poche, qu’elle ne fût aussitôt dans sa main, et elle n’était pas plus tôt dans sa main, qu’elle n’y était plus. Les artistes n’ont pas les mœurs des fourmis : quand ils reçoivent de l’argent, ils ressemblent au marin qui descend à terre, et si on leur parle du lendemain, ils n’ont pas l’air de comprendre. C’est qu’en effet demain est un saint qui ne se trouve pas dans le calendrier de leur insouciance.

Dans les derniers jours de cette période financière, le jeune peintre contracta une liaison qui le détacha peu à peu de son ancien entourage, et aurait pu exercer une grande influence sur sa destinée d’artiste sans les précédens que nous avons fait connaître. L’histoire de cette liaison est curieuse à plus d’un titre ; les personnages qui doivent y figurer représentent quelques aspects trop ignorés d’une vie dont les misères et les joies n’ont pas encore trouvé d’historien. C’est donc par l’histoire de Francis Bernier et de son ami que nous commencerons cette série d’épisodes dont la société des Buveurs doit former le sujet principal.


II. – L’HOMME AU GANT.

Dans les galeries du Louvre, à l’École des Beaux-Arts ou à la Bibliothèque, Francis Bernier avait rencontré plusieurs fois un jeune homme avec lequel il avait échangé de ces petits services qu’on se rend entre voisins d’étude. La physionomie de ce personnage n’exprimait cependant rien qui, au premier examen, sollicitât la confiance. Il parlait fort peu, comme les gens qui abrègent les réponses pour qu’on leur ménage les questions ; il ne repoussait pas la familiarité du voisinage, mais il paraissait peu disposé à l’étendre jusqu’à l’intimité ; Quelquefois Francis l’avait vu dans la compagnie de trois ou quatre autres jeunes gens qui semblaient être de ses amis. Un jour, il remarqua que, l’un d’eux apportait un petit paquet soigneusement enveloppé ; son voisin le glissa avec précaution sous son vêtement, et presque aussitôt, quittant son chevalet, il s’éloigna avec son ami. Cette interruption n’était pas dans les habitudes de ce jeune homme, qui ne se dérangeait jamais de son travail pendant les huit heures consacrées à l’étude. Francis, qui l’avait suivi machinalement des yeux, fut pris du désir de savoir ce qu’il allait faire. Il le suivit de loin, et fut ainsi conduit dans la galerie des Antiques. Arrivés là, les deux jeunes gens se séparèrent. Celui qui avait apporté le paquet tourna dans la direction du vestibule par lequel on sort du Louvre, et celui qui l’avait reçu s’enfonça dans les salles du rez-de-chaussée. Francis l’aperçut de loin dans l’encoignure d’une salle déserte. Se croyant sans doute bien caché par un groupe derrière lequel il s’était assis, il jeta encore un regard autour de lui pour bien s’assurer de sa solitude, et tirant alors de dessous sa vareuse l’objet qu’on venait de lui apporter, il en délit l’enveloppe.

Francis, qui ne pouvait s’approcher davantage sans être entendu ou aperçu, n’aurait rien appris sans doute, mais le premier geste de celui qui était l’objet de cet espionnage fit bientôt connaître le motif de toutes ses précautions. Francis devint tout rouge et regagna précipitamment sa place, péniblement affecté de ce qu’il avait vu. Cinq minutes après, son voisin venait aussi se remettre à la besogne. Francis n’osait lever les yeux sur lui, tant il craignait de laisser découvrir dans sa physionomie quelque chose qui pût trahir cet acte de curiosité si tristement satisfaite. Le premier moment d’embarras passé, en examinant le voisin qui s’était remis au travail avec une ardeur nouvelle, Francis aperçut quelques miettes de pain qui étaient restées dans la grosse laine de sa cravate et dans l’étoffe de sa vareuse : ce détail n’avait plus rien à lui apprendre ; mais ce qu’il avait appris en disait plus que tous les soupçons primitivement conçus à propos de la situation de ce jeune homme et de ses amis. Tous portaient, en effet, cet uniforme désolé qui atteste les indigences fièrement subies. Dans ces vêtemens, spectres d’une ancienne élégance, on lisait facilement les luttes quotidiennes de l’aiguille industrieuse avec une vétusté qui était plutôt l’œuvre du temps que celle de la négligence. Ces chapeaux honteux, sans forme et d’une couleur indéterminée, on devinait qu’ils étaient touchés par des mains qui savaient saluer. Il y a entre les pauvres des classes intelligentes des affinités révélatrices qui les font se reconnaître tout d’abord ; mais une instinctive pudeur les empêche de laisser voir qu’ils ont constaté leur triste fraternité. Ils semblent craindre de se blesser mutuellement par un aveu qui pourrait être pris pour une sollicitation, et ne cessent de dissimuler que lorsqu’ils se surprennent réciproquement en flagrant délit de misère. Les gens que le destin met à l’abri de la nécessité ignorent ces nuances et ne se doutent pas de tout l’orgueil que peut contenir une poche vide. Le morceau de pain apporté avec tant de précautions et dévoré en cachette dénonçait un de ces mystérieux drames que l’égoïsme du plus grand nombre aime à mettre en doute.

La pitié n’est pas brave tous les jours, et il est des spectacles devant lesquels elle se voile. Francis lui-même, qui croyait avoir traversé les plus dures épreuves, avait du moins été épargné par celle à laquelle il savait son voisin soumis. Le visage de ce jeune homme offrait, par un caprice de la nature, une ressemblance singulière avec le portrait peint par Titien et connu sous le nom de l’Homme au gant. S’il eût été vêtu de la même façon, en le rencontrant dans les galeries du Louvre, on aurait pu le prendre pour la résurrection du modèle qui avait posé pour ce chef-d’œuvre. Il n’ignorait sans doute pas cette particularité, remarquée de tous les habitués, et par un sentiment de coquetterie peut-être, il n’était sans doute pas fâché de la faire remarquer aussi aux étrangers qui visitent les galeries, car il travaillait presque toujours dans la travée dite de l’école italienne, où se trouvait placée la toile dont il était le vivant Ménechme. On l’avait donc surnommé l’Homme au gant, et il était souvent question de lui dans les conciliabules des jeunes femmes et des jeunes filles qui viennent au Louvre copier les maîtres, sous les yeux d’une mère ou d’une bonne.

L’homme au gant, qui avait intrigué Francis au point de lui faire commettre l’indiscrétion que l’on sait, excitait plus que jamais la curiosité de celui-ci depuis l’aventure du morceau de pain ; mais cette curiosité, sentiment toujours répréhensible quand il n’a qu’un but frivole, était devenue presque excusable, alors qu’elle avait pour mobile un intérêt véritable qui avait hâte de trouver une occasion pour se manifester. Depuis quelques jours, Francis étudiait donc son voisin avec un soin particulier, appliquant tous ses efforts à tenter l’abordage de cette discrétion. Le jeune homme se tenait sur ses gardes, et toutes les fois qu’il voyait Francis disposé à franchir cette limite qui sépare la causerie banale de la confidence, il se renfermait aussitôt dans un silence et une attitude qui déjouaient toutes les formes rusées de l’interrogation.

Une après-midi, un de ses amis vint le prendre, probablement pour un motif pressé, car il rangea ses affaires en toute hâte, oubliant sur la tablette de son chevalet une lettre qu’il avait tirée de sa poche et dont il avait pris l’enveloppe pour faire un tortillon, sorte de petites estompes que les artistes fabriquent eux-mêmes pour l’utilité de leurs dessins. Francis attendit que la fermeture des salles eût éloigné les travailleurs, et, prétextant un oubli, il obtint du gardien la permission de retourner à sa place ; il s’empara alors de la lettre, et sortit du Musée sans avoir été aperçu dans ce nouvel acte d’indiscrétion. Ce qui le rassurait, c’est que sa conscience ne lui disait rien qui pût l’alarmer : il obéissait à un de ces pressentimens opiniâtres qui magnétisent l’homme, et lui font suivre avec sécurité, pour atteindre le but qui l’attire, des chemins qu’il eût évités en toute autre occasion.

Rentré chez lui, Francis ouvrit cette lettre ; le premier regard qu’il y avait jeté lui avait appris qu’elle était de nature à lui révéler ce qu’il comptait lui demander. La date déjà éloignée, le froissement du papier, indiquaient qu’elle avait dû faire un long séjour dans les poches de son propriétaire. Voici ce qu’elle contenait :


« Paris, 25 janvier 184…

« Mon cher frère, pardonne-nous, si nous n’avons pas répondu plus tôt à ta dernière lettre, datée du Havre : c’est qu’il nous est arrivé un grand malheur, qui cependant n’a pas eu, grâce à Dieu, toutes les suites fâcheuses qui nous avaient fait trembler d’abord. Il y a un mois, grand’maman a fait une chute dans l’une des maisons où elle va travailler. On l’a ramenée chez nous avec un bras cassé. Juge un peu dans quel état nous étions tous : cet événement nous surprenait sans le sou, ce qui n’était pas bien malin. Pour ne pas nous mettre en peine, tu sais combien la mère est courageuse : elle essayait de nous persuader que cela ne serait rien. Elle s’opposa à ce qu’on fît venir un médecin, et prétendait se guérir avec de l’eau-de-vie camphrée. Elle demandait seulement qu’on lui fit brûler un cierge à l’Abbaye. Notre ami Soleil est parti pour faire brûler le cierge, moi, j’ai couru au plus proche médecin. C’était précisément le docteur ***, qui est notre voisin.

« Nous avons été deux ou trois fois à son amphithéâtre. Tu te rappelles comme il est dur, et les atroces plaisanteries sur lesquelles il aiguise ses instrumens, quand il opère. Au moment où je me présentais chez lui, il venait de rentrer de sa clinique et s’était mis à table. Dix personnes attendaient qu’il voulût bien les recevoir ; la porte était défendue, et deux laquais faisaient sentinelle. Impossible d’entrer. Il y avait du monde qui devait passer avant moi, quand le docteur serait visible : c’étaient peut-être deux heures d’attente. Il me semblait que j’entendais crier grand’mère. Juge de mon chagrin… J’aurais bien été chez un autre ;… mais le docteur *** est le premier chirurgien de Paris. Tout à coup son secrétaire, je crois, sortit de la salle à manger, et, par la porte entrouverte en ce moment, je m’aperçus que cette pièce était de plain-pied avec un jardin. Je sortis aussitôt de l’antichambre, en disant au domestique que je reviendrais. J’avais mon plan. En passant dans la cour de l’hôtel, j’avais remarqué que le jardin possédait une entrée sur cette cour. Sans qu’on pût m’apercevoir, je me glissai dans le jardin, j’en fis le tour à moitié, j’arrivai devant la porte de la salle à manger, je l’ouvris lestement et parus tout à coup devant le docteur, qui ; je trouvai installé en face d’une dizaine de plats, avec un domestique debout auprès de lui, la serviette sous le bras. Le docteur fit un saut, comme s’il avait vu le diable. Sa première colère tomba sur ses domestiques : il voulait tous les mettre à la porte : il criait, il jurait si haut, que les assiettes en tremblaient. Le pauvre diable qui le servait était plus blanc que sa serviette. Moi, j’étais fort calme et bien décidé à ne sortir qu’avec le docteur. Sa fureur ne m’épouvantait pas. J’ai eu affaire à un professeur de l’école qui était bâti comme ça, et je savais comment il faut procéder avec ces natures toujours en éruption de violence. Je racontai brièvement l’objet de ma présence, je m’excusai sur mon entrée insolite, et je conclus pour une visite immédiate. Tout en lui parlant, je n’avais pas l’air de croire un instant qu’il pût mettre obstacle à mon vouloir, qui s’était montré très impératif et pour cause. Je l’entendais rugir intérieurement, et je lisais dans ses yeux l’envie qu’il avait de me faire jeter par la fenêtre ; mais comme nous étions au rez-de-chaussée, l’intention était puérile. Mon audace l’avait tellement confondu, que, pour ouvrir un courant à la fureur qu’elle lui causait, il découpait la nappe avec son couteau. — Monsieur, me dit-il enfin, je me serais cassé le bras moi-même, que je ne me dérangerais pas de mon déjeuner pour me secourir. Je me lève à cinq heures du matin, je passe la moitié des nuits ; je donne depuis vingt-cinq ans les trois quarts et demi de mon temps à la science et à l’humanité ; Je ne connais les plaisirs que de nom, et le monde que pour le traverser une lancette ou un bistouri à la main. C’est bien le moins qu’on me laisse libre pendant le temps de mes repas ; vous ferez comme les autres personnes qui attendent dans mon antichambre et qui sont aussi pressées que vous.

« Le docteur avait dit la vérité, mais son petit discours était prétentieux ; il avait des attitudes de buste qui ne vont bien qu’au bronze, et heureusement pour tous, pour la grand’mère surtout, le docteur était encore en chair et en os. — Monsieur, lui répondis-je, les cliens qui vous attendent sont moins pressés que ma grand’mère ; leur situation n’est pas dangereuse, puisqu’ils ont pu se transporter chez vous, tandis qu’il faut au contraire que ce soit vous qui veniez chez grand’mère. — Je passerai chez vous dans la journée, me dit-il, laissez-moi votre adresse. — Monsieur, répliquai-je sur le même ton d’assurance, ma mère souffre ; une heure de retard, c’est beaucoup : j’ai promis de vous ramener. — Attendez au moins que j’aie achevé mon déjeuner, et tout en parlant, je voyais qu’il mettait les morceaux doubles. — Vos repas sont trop longs, lui dis-je moitié avec gaieté, moitié avec insistance ; demandez le dessert, et allons-nous-en. — Je lui présentai en même temps son chapeau et sa canne. Il était stupéfié. — Au moins vous me permettrez de prendre mon café ? — J’allais lui faire cette concession, mais je compris que c’était reculer. Avec de tels hommes, faire un pas en arrière, c’est perdre l’avantage de tous ceux faits en avant. Je le tenais entre le pouce et l’index, et il ne s’agissait plus que de serrer un peu. — On vous fera du café à la maison, lui dis-je. — Cette fois il n’y put tenir davantage et m’éclaboussa d’un éclat de rire qui eût été apprécié dans la grande hilarité olympique.

» Je l’emmenai par le même chemin que j’avais pris pour arriver jusqu’à lui. Ce grand homme, habitué à l’aire trembler tout son hôpital, riait comme un collégien qui fait une espièglerie en sortant avec précaution de son hôtel. — Et mes cliens qui m’attendent ! Bah ! ils attendront. Est-ce que nous allons loin ? — A deux pas, — lui dis-je. — C’est encore heureux ! — Chemin faisant, le docteur m’avoua naïvement que si j’avais procédé par l’attendrissement et la supplication, il n’aurait pas quitté sa côtelette. — Vous avez trouvé le joint, — me dit-il. Et il continua comme s’il se parlait à lui-même : — Ah ! la volonté, quelle force ! Appliquée aux actions les plus ordinaires de la vie, c’est un levier sûr ; appliquée à la science, c’est la moitié du génie. — Et appliquée à l’art ? lui demandai-je curieusement. — Je ne sais pas, me répondit-il brusquement. Les artistes sont des organisations à part ; tout le système humain est bouleversé en eux. Or tout ce qui s’éloigne de l’ordre ordinaire de la nature est un phénomène, et tout phénomène est une monstruosité. Le talent des artistes est une infirmité cérébrale. Voyez les fous ! ils sont presque tous poètes. – Et les poètes ? — Tous fous nécessairement. La poésie, c’est le délire soumis à des règles.

» Bien que je fus agité par d’autres préoccupations, je ne pouvais m’empêcher d’être lier de cette familiarité chez un homme qui un quart d’heure auparavant parlait de me faire jeter par la fenêtre. Comme nous étions arrivés à la porte de la maison, il s’arrêta brusquement, me lança un regard qui m’enveloppa de trouble, et me dit d’un air trop sérieux pour être sincère : — Vous connaissez le prix ordinaire de mes visites ? — Il a, comme tu sais, la réputation d’être fort intéressé. Je restai d’autant plus étourdi, qu’il semblait attendre ma réponse pour continuer son chemin. — C’est très cher, — continua-t-il. Il fallait finir comme j’avais commencé. – Cela m’est égal, lui dis-je, car je ne pourrai pas vous payer. C’est ici, docteur. – Et je lui montrai l’escalier. Il arrêta encore sur moi son regard pesant : puis, rencontrant le masque de placide conviction dont j’avais revêtu mon visage, il prit la rampe et monta le premier, leste comme un chat. Au troisième étage, il s’arrêta pour souffler. — Combien de marches ? demanda-t-il. — Encore soixante-dix. — Total, cent vingt, dit le docteur. J’ai perché plus haut. Et nous reprîmes l’ascension. Arrivé au petit escalier, il se retourna vers moi. – Vous ne m’aviez pas parlé de l’échelle. Parbleu ! vous pouvez être bien sûr que je vais tâcher de raccommoder votre aïeule en une séance.

« Cette brutale façon de parler, si blessante pour un fils et surtout dans un pareil moment, car les plaintes de grand’mère commençaient à arriver jusqu’à nous, n’amenèrent aucun changement dans ma physionomie. Je devinais cet homme. Son œil aigu fouillait mon âme comme un scalpel, afin d’y sentir palpiter la colère qu’il me fallait contenir pour dévorer ce dur propos. Un mot, un geste qui eussent trahi la douloureuse émotion contenue au dedans de moi, le docteur échappait à cette influence du vouloir impérieux qui l’avait attiré, m’avait-il dit. Le jeu était cruel, mais je voulais gagner la partie. Pas un pli ne trembla dans mon masque d’impassibilité ; seulement je sentais mes larmes comprimées me retomber dans la gorge à gouttes chaudes et précipitées. Enfin nous entrâmes ; il était temps. Dès qu’il eut mis le pied sur notre seuil, le docteur devint tout autre.

— Mon enfant, me dit-il tout bas, allez vous asseoir, tâchez de pleurer fort et longtemps, et cassez quelque chose, ça vous soulagera les nerfs. Savez-vous que je vous ai fait une plaisanterie dangereuse, surtout à quatre-vingts pieds du sol ? Je suis content de vous ; vous serez content de moi. Et maintenant, présentez-moi à madame votre mère, ajouta-t-il en retirant son chapeau. J’avais envie de lui sauter au cou ; mais il n’aimait pas l’attendrissement. Ainsi tu vois, comme je l’avais bien deviné, c’était une expérience qu’il avait tentée : ne pouvant se faire payer sa visite, pour ne pas tout perdre, il se rétribuait en étude. Eux aussi, mon frère, les savans sont-ils donc malgré eux des égoïstes passionnés condamnés par leur tyrannique idole à chercher partout, comme marchait le Juif païen, toujours, toujours ? Le docteur s’approcha de grand’mère ; comme elle voulait se lever de sa chaise, il l’obligea à se rasseoir et lui parla avec une voix si douce, que je ne savais pas si c’était bien lui qui parlait.

« Lorsqu’il eut constaté la fracture, il parcourut d’un regard l’intérieur où il se trouvait, et parut résumer notre situation en voyant l’âtre obscur, la muraille où l’humidité dégouttait en larmes jaunes, car nous étions aux plus mauvais et aux plus tristes jours de l’hiver. L’ouragan de décembre battait de l’aile aux fenêtres mal jointes. Misère et compagnie ! disait sa grimace significative ; puis, s’adressant à grand’mère : — Ma bonne dame, lui dit-il, votre affaire ne sera rien. — La pauvre femme joignit les mains comme pour le remercier de cette bonne nouvelle. — Seulement, reprit le docteur, vous en aurez sans doute pour un mois ou six semaines. Je vais vous donner un mot pour le directeur de l’hôpital dont je suis le médecin en chef. On vous placera dans la meilleure salle de mon service, et vos enfans auront l’autorisation d’aller vous voir tous les jours. Si vous n’êtes pas contente des sieurs, vous me ferez signe ; je leur dirai deux mots. — En l’écoutant ainsi parler, bonne-maman était devenue toute pâle et nous regardait comme pour dire : Est-ce que vous allez me laisser partir ? — Non, non, chère mère, vous n’irez pas ! m’écriai-je en allant l’embrasser. — Qu’est-ce ? demanda le docteur, qui ne comprenait pas, et qui s’étonnait de voir sa proposition accueillie par le silence et l’embarras. — Monsieur, lui dis-je, grand’mère ne veut pas nous quitter, et nous ne voulons pas qu’elle nous quitte. — Non, jamais de la vie, tant que j’aurai mes enfans debout autour de moi, je n’irai dans cet endroit-là, dit bonne-maman. Je serais toute seule au monde, et je me verrais à l’article de la mort,… j’aimerais mieux mourir dans la rue plutôt que de passer la porte d’un hospice. Rien que ce mot-là me fait frissonner. — Mais, reprit le docteur, vous vous faites à ce propos des idées exagérées… Ces sortes d’accidens sont longs et coûteux à guérir. Vous n’êtes pas raisonnable, et vos enfans non plus, ma bonne dame. — Je ne peux pas rester plus de huit jours sans travailler,… reprit bonne-maman ; le bon Dieu le sait bien. Aussi il fera un miracle pour que je sois debout dans huit jours ; il en fera un, bien sûr. — Dans ce moment Soleil rentra. — As-tu fait ce que j’ai dit, mon garçon ? lui demanda grand’mère. — Oui, bonne-maman, répondit Soleil. J’ai allumé le cierge moi-même, et pendant qu’il brûlait, j’ai été dire quelque chose à la chapelle de votre patronne. — Le docteur haussa les épaules, et me prit à part : — Aidez-moi donc à décider votre grand’mère ! me dit-il. C’est de la folie de vouloir rester ici. Voyez donc où vous êtes ! — On vendra tout, lui dis-je, répondant à son idée. — Vous vendrez donc les murs alors ! me dit-il en faisant allusion au dénûment qu’il avait devant les yeux. — Je ne me charge que d’une chose, répondis-je. c’est de vous aider si vous voulez faire croire à grand’mère qu’elle n’en a pas pour longtemps. La seule idée d’une inactivité prolongée est plus dangereuse pour elle que sa blessure. Quant aux soins et à tout ce que nécessitera son état, grand’mère a cinq ou six petits-enfans qui se remueront. Lorsque la destinée nous envoie un grand malheur comme celui qui nous arrive, la Providence apporte des ressources sur lesquelles on ne comptait pas.

« — Et vous aussi, vous croyez aux petits cierges ! murmura le docteur.

« — Plus bas, lui dis-je. Quand celui qui souffre conserve encore une étincelle d’espoir, que ce soit croyance ou superstition, ne souillons pas sur cette chétive lueur qui épargne au moins l’horreur des ténèbres ; c’est de l’impiété inutile.

« — Quoi !… reprit le docteur passant à une autre idée, vous êtes cinq ou six frères, et à vous tous, vous ne pouvez pas vous arranger pour que votre grand’mère puisse être dispensée de travailler ! — Grand’mère n’a que deux enfans, et mon frère est absent ; les autres sont des amis que nous appelons nos frères, et qui sont pour cette pauvre femme des enfans aussi tendres et aussi reconnaissans que nous. — Je viendrai tous les jours, — me dit le docteur. Il se rapprocha de grand’mère, lui parla en des termes empreints de cette persuasion convaincante avec lesquels un médecin ferait croire à un cadavre qu’il n’a pas cessé de vivre, et lui donnant le bras pour s’appuyer, il voulut l’emmener dans sa chambre à coucher. Je me mis devant le rideau qui sépare le cabinet de la salle commune. — Non, disait grand-maman en essayant de se dégager ; non, ce n’est pas la peine… Je suis aussi bien ici. — J’étais devenu rouge. Le docteur vit cette rougeur subite et s’aperçut de l’embarras de tous. Avant que j’eusse pu m’y opposer, il écarta le rideau et pénétra dans ce cabinet en disant : — Un médecin entre partout ! — Grand’mère se détourna ; Soleil, Olivier, qui venait d’arriver, et moi nous baissâmes la tête. Le docteur resta à peine une seconde dans le cabinet, mais cela avait, suffi pour qu’il vit… Quand il reparut, il était encore plus embarrassé que nous, et bien qu’il n’aime pas le sentiment, pour sûr il cherchait son mouchoir. Il nous attira d’un coup d’œil au coin de la fenêtre ; j’y allai avec Soleil. Il nous serra les mains et ne put que nous dire d’une voix altérée : — O mes enfans, mes pauvres enfans !… Puis, changeant tout à coup de langage, il fit un tour dans l’atelier, indiqua du doigt une toile accrochée au mur, et me dit avec vivacité : — Monsieur, j’achète ce tableau.

« Soleil me regarda avec son air étonné. C’était sa fameuse toile sur laquelle il se propose de peindre depuis un an ce fameux effet de soleil qu’on ne pourra pas regarder en face. — Mais, dis-je au docteur, la toile est encore blanche. — Vous la barbouillerez avec ce que vous voudrez, des bonshommes, des vaches, des petites maisons, ça m’est égal, je n’aime pas la peinture. Faites votre prix. — Mais, monsieur, ce serait donc une aumône !… - Si bas que j’eusse parlé, le docteur m’avait entendu. Il frappa du pied avec colère en s’écriant : Ah ! sale pavé de Paris, on ne peut pas y faire un pas sans être éclaboussé par l’orgueil ! Voilà un petit bonhomme qui parlemente avec le sien, parce que j’ai parlé avec irrévérence d’un chef-d’œuvre qui est encore à faire. Qui songe à vous offenser ? qui vous parle d’aumône ? et quand même cela en serait une, ajouta-t-il tout bas en m’indiquant la blessée par un regard rapide, avez-vous le droit de la refuser ? Prenez donc vite, et il déposa sur la cheminée un billet de deux cents francs qu’il avait pris dans sa poche, — à même, comme l’empereur prenait du tabac. — En voyant mon indécision, il reprit : Après ça, si vous ne voulez absolument vendre vos œuvres qu’à des admirateurs passionnés, gardez vos couleurs pour vous… et prenez l’argent qui est là. Je consens à sauvegarder… votre dignité. Pauvre enfant ! comme vous faites inutilement une chose mesquine d’un grand sentiment ! Je ne vous donne pas, je vous prête ; vous me ferez un billet à quinze jours - ou à quinze ans ; je vous prêterai à dix, à vingt, à trente pour cent. Vous aurez le droit de m’appeler usurier, ça vous épargnera les frais humilians de la reconnaissance. Monsieur, votre orgueil est-il content ? le mien s’en moque ; mais au moins, acheva-t-il de façon à n’être entendu que de moi seul, votre grand’maman ne couchera plus… par terre. — J’avais mérité la semonce, j’en conviens. Que veux-tu ? quand je l’ai entendu qualifier de barbouillage une peinture que tu devais faire, — car ce travail t’avait été destiné dans ma pensée, — j’ai été blessé ; mais ce n’était pas l’instant de le laisser paraître, j’avais eu tort.

« — Pardon, dis-je au docteur avec une confusion sincère ; mais vous ne nous connaissez pas, et la misère hésite toujours devant le bienfait d’un inconnu. — Je ne suis pas un inconnu, répliqua-t-il fièrement, et toute méprise sur le sentiment qui dirige mes actions me blesse. J’avais conçu de vous une tout autre idée, je regrette que vous l’ayez démentie. — Encore une fois, pardon, lui dis-je avec supplication. — Soit, n’en parlons plus ; mais écoutez un conseil, tâchez d’empoisonner ce méchant petit ver de vanité qui vous ronge… Allons, vous autres, reprit le docteur en s’adressant aux camarades, qui n’avaient pu entendre notre entretien, qu’on se mette en quatre. J’aurai à revenir ici, je ne veux pas m’exposera attraper des courans d’air. Qu’on me bouche tous ces chemins du rhume avec de bons bourrelets. Je suis frileux, qu’on fasse flamber l’âtre. Que je voie demain, assise sur les cendres, une bonne marmite avec une volaille pour faire du bouillon à la grand’mère. Et surtout qu’on remplace ce que je viens de voir tout à l’heure dans ce cabinet par un bon lit, un vrai lit de chrétien. Pauvre femme, ajouta le docteur en se retournant vers maman, comment faisiez-vous pour dormir là-dedans ? — Ah ! monsieur, répondit-elle, j’ai si peu le temps de dormir.- Toute la courageuse existence de notre vaillante mère se révélait dans cette simple parole. Le docteur, qui possède cet esprit de rapide intuition commun aux natures supérieures, comprit le rôle qu’elle jouait auprès de nous. Il la regarda avec une expression d’admiration réelle et nous avec intérêt sans doute, mais son regard divinateur, comme s’il eût pénétré le secret de notre existence, semblait nous dire : Dans cette inquiétude, dans ces témoignages de tendresse, il y a autant d’égoïsme que d’amour réel pour celle qui vous appelle ses enfans.

« Oh ! mon frère, tout le monde nous le jettera donc à la face, cet odieux reproche d’égoïsme ? Quand donc viendra le jour où nous pourrons répondre autrement que par des paroles ? Quand Dieu paiera-t-il par nos mains la récompense de ce dévouement ? Et si ce jour-là venait trop tard ? Si grand’mère mourait avant que nous l’ayons faite heureuse, quels remords ! pourrions-nous les supporter ? Je ne le crois pas. L’argent du docteur, venu si à propos, nous permit d’entourer grand’mère de tous les soins réclamés par son état. Une princesse n’aurait pas été mieux traitée. Grand’maman avait défendu que nos parens fussent instruits de son accident. Elle savait que maman voudrait la venir voir, et redoutait les scènes qui pourraient en résulter avec notre père. La nouvelle a pourtant été connue à la maison. Maman est accourue en faisant son marché et en cachette de notre père. Cela a failli faire une belle histoire. Ils ont manqué de se rencontrer, car le père était venu de son côté pour proposer à bonne-maman de remmener chez nous. Comme c’est triste à dire, mon pauvre frère, ce chez-nous où l’on ne va pas ! Grand’mère était seule quand sa fille est venue. Elles causaient bien tranquillement, lorsque maman a entendu dans l’escalier la voix de son mari, qui demandait à une voisine où était notre porte. Elle s’est sauvée dans le petit grenier. Papa venait proposer à bonne-maman de la faire transporter chez lui. — Je suis bien ici, lui dit-elle, et je ne manque de rien. — Leur commerce va donc, à messieurs mes fils ? a dit notre père. Alors ils devraient bien louer une autre boutique, puisqu’ils l’ont de si bonnes affaires, a-t-il ajouté en faisant allusion au pauvre logis. Avant de se retirer, il a forcé grand’mère à accepter un peu d’argent qu’il glissa sous le traversin. — C’est à la condition que mes gueux de fils n’en auront pas un liard, dit-il. — Quand il fut parti, il y a eu une scène terrible entre nos deux mères. Grand’mère, que la visite de son gendre avait doucement surprise, dit à maman : Ton mari m’a laissé de l’argent, je n’en ai pas besoin, et celui-là ferait peut-être faute dans votre ménage. Reprends-le. — Mais comme elle glissait dans la main de notre mère l’argent laissé sous le traversin, celle-ci poussa un cri et se mit à pleurer. Oh ! mon frère, je n’ose pas te dire pourquoi. L’argent donné par papa se composait de monnaies qui n’ont pas cours. C’étaient des pièces de nations étrangères qui n’avaient que la valeur de leur poids. Il les avait reçues, sans y prendre garde, de ses pratiques, et depuis longtemps il essayait vainement de les faire rentrer dans la circulation. Ne parlons jamais de cela, même à nos meilleurs amis, et ne nous en parlons pas à nous-mêmes. Ce sont là des choses qu’il faut oublier.

« Tous les membres de notre société se sont montrés excellens pour grand’mère. Elle avait toujours quelqu’un auprès d’elle pour lui tenir compagnie. Le soir même de l’accident, notre président est accouru pour mettre à notre disposition les fonds disponibles des cotisations communes. Il apportait une vingtaine de francs. Étant pourvu d’ailleurs, je l’ai remercié. Il a remis l’argent dans sa poche et m’a prié de lui prêter une petite somme pour acheter des gravures dont il a besoin. Je lui ai donné avec plaisir ce qu’il demandait, tout en lui faisant observer que, dans un cas de nécessité comme celui-là, il avait le droit de prendre sur les fonds de la société dont il était le dépositaire. Lazare m’a répondu qu’il avait déjà usé de cette ressource, et qu’il ne devait pas songer qu’à lui. Il prépare un tableau pour le Salon ; mais j’ai bien peur qu’il n’ait ni le temps ni les moyens de l’achever. Pour en revenir à bonne-maman, son état ne nous a pas alarmés longtemps. Le docteur venait la voir tous les jours après son déjeuner. Il prenait son café à la maison, c’était le prix quotidien de sa visite. En arrivant, il nous disait en riant : Faites chauffer mes honoraires, et ne mettez pas trop de sucre. Chaque jour, on découvre en lui une de ces délicatesses qu’on ne soupçonnerait pas dans cette nature violente, emportée, et toujours prête à l’excès. Il s’est débattu aussi pendant bien longtemps dans l’obscurité avec les maux que nous connaissons. Il sait la peine qu’on a pour descendre d’un sixième à un entresol. Souvent il est pris par de misanthropiques retours sur son passé. On dirait surtout qu’il porte dans son âme des traces de cuisans souvenirs. Il a connu l’ingratitude ; il sait notre histoire ; il accepte l’esprit de notre association. Je lui ai lu notre acte, mais plusieurs passages lui ont fait lever les épaules. — Jeunes gens, nous dit-il, vous bâtissez sur le sable. Vos projets promettent trop pour que vous puissiez les accomplir. Dans ces sortes d’associations qui ont pour règle de s’aider les uns les autres, quand l’un commence à s’élever au-dessus du niveau commun, ceux qui se trouvent au-dessous de lui ne peuvent s’empêcher de se demander pourquoi ils ne sont pas montés en même temps. Dans les échelles de camaraderie, celui qui a le plus de talent, c’est celui qui monte le premier, et il arrive un moment où les échelons trouvent leur rôle ridicule. Il faudrait arriver tous en même temps, mais c’est un miracle.

« J’ai protesté contre cette déplorable et décourageante manière de juger les choses. — Attendez, me dit le docteur ; vous vivez dans un monde factice, dans un monde d’idées. Quand vous entrerez dans la vie réelle, vous verrez si je me suis trompé. Je ne veux pas vous retirer vos illusions, mais avant dix ans vous vous les retirerez vous-mêmes les uns aux autres.

« Au bout d’une quinzaine de jours, grand’mère allait beaucoup mieux et parlait de retourner à sa besogne. Il a fallu que le docteur se fâchât pour la retenir, car elle était encore loin d’avoir retrouvé l’usage de son bras. Une maladresse de notre concierge a failli lui faire commettre une imprudence dont les suites eussent été peut-être plus dangereuses que le premier accident. Pendant notre absence, on a remis à grand’maman une lettre dans laquelle une des personnes chez qui elle va travailler l’informait que son absence trop prolongée la mettrait dans la nécessité de la remplacer. Grand’maman avait à peine lu la lettre, qu’elle était habillée et se mettait en route pour aller reprendre son travail. Je suis rentré juste au moment où elle descendait l’escalier. Il fallait voir le docteur quand il a trouvé son appareil dérangé : j’ai cru qu’il allait tout casser dans la maison. J’ai trouvé une femme sur notre carré qui fera L’intérim de grand’mère ; de cette façon, elle conservera sa place, à laquelle elle tient surtout, car c’est une des plus lucratives. Toi aussi, cher frère, tu retrouveras la tienne parmi nous, et meilleure que tu ne l’as laissée au départ. Tu trouveras le logis bien changé. C’est une serre-chaude maintenant. Comment donc, mais le luxe est représenté chez nous par un de ces grands fauteuils pour les blessés et les convalescens que le docteur nous a envoyé pour recevoir grand’mère quand elle quitte son lit ! Le paresseux Soleil est toujours fourré dedans.

« Qu’ai-je encore à te dire ? Ah ! le propriétaire nous avait envoyé la couleur de son encre sous forme de congé ; mais j’ai été payer deux termes, et il s’est fait excuser d’une mesure qui était, disait-il, une pure affaire de légalité. En apprenant que bonne-maman était soignée par le premier chirurgien de Paris, il a pris de nous une grande opinion. Il est monté l’autre jour à la maison pour avoir des nouvelles de la malade. Il a eu un mot charmant de fatuité immobilière : — J’ignorais que ma maison fut si haute, nous a-t-il dit. Sans doute à cause des embellissemens que nous avons faits, il a trouvé le logement agréable et mieux disposé qu’il ne le croyait ; pourvu qu’il n’ait pas l’idée de nous augmenter ! C’est dangereux d’embellir un appartement à ses frais ; le propriétaire croit toujours qu’ils sont à son compte, et veut les rattraper sur les loyers. Il m’a quitté en me disant qu’il aurait peut-être de l’ouvrage à me donner : voudrait-il me faire repeindre son escalier ?

« A ton retour, tu trouveras bien des petites choses que nous ne possédions pas de ton temps, entre autres une bonne lampe achetée à ton intention. Nous avons acquis comme cela divers objets de grande nécessité et qui nous semblent du luxe. Si tu savais comme ça nous paraît drôle d’acheter ! pendant si longtemps nous avions fait le contraire. Aussitôt que tu seras revenu, il faudra te mettre au tableau du docteur. J’avais d’abord songé au Bon Samaritain de Rembrandt ; cette copie eût été un à-propos. J’ai emmené le docteur au Louvre pour qu’il fît son choix. Son opinion à propos de Rembrandt est même assez curieuse. Comme je lui montrais deux ou trois des toiles dans lesquelles se révèle le plus puissamment le lumineux génie de ce maître, le docteur, peu habitué à saisir la forme dans ces ténèbres de bitume dont le centre est seul éclairé, s’est écrié : Bah ! toujours la même chose ! une cave dans laquelle on tire un pétard. Après s’être promené dans toutes les galeries, admirant de confiance, le docteur a fixé son choix sur un Boucher de la galerie française, — Faunes et Bacchantes jouant dans les vignes, dit le livret, et ne se servant pas des feuilles, a ajouté le docteur en riant beaucoup. Faites-moi une copie de ça. — Comment ton sévère pinceau s’arrangera-t-il de ce badinage ?

« Cette fois je te dis bien adieu, c’est-à-dire au prochain revoir. Nous t’attendons dans quinze jours au plus tard. Quelques-uns des nôtres auront besoin de tes conseils pour leurs envois de l’exposition. On parle de belles choses entrevues dans les ateliers de quelques jeunes gens encore inconnus. Tant mieux, mille fois tant mieux, et bonne chance à ces nouveau-venus. Le succès est contagieux. Je t’embrasse sur les joues de grand’mère, qui vient de s’endormir dans son grand fauteuil, son chapelet entre les mains ; elle a sur les lèvres une prière pour nous : Dieu l’entende ! Pauvre sainte femme ! penser que son meilleur temps sera justement celui où elle aura tant souffert !

« Adieu, ton frère et confrère, PAUL. »

« P. S. Au moment où je fermais cette lettre, j’en reçois une du docteur. Il m’a trouvé des leçons chez une de ses clientes, une étrangère très riche, qui vient passer l’hiver à Paris, et dont une chute de cheval a livré le pied mignon aux soins de notre bon docteur. J’irai demain chez cette dame qui entre en convalescence. »

III. – LE CONVOI DU DOCTEUR.

Francis relut plusieurs fois cette longue lettre qui l’initiait à une existence dont quelques côtés seulement lui avaient été révélés précédemment, mais vagues, incertains encore. Cette fois, tout était précis comme un procés-verbal. Tous ces navrans tableaux avaient tour à tour passé devant ses yeux, et lorsque la plume du narrateur avait reculé devant certains détails, Francis les avait complétés en frissonnant dans sa pensée. Entre ses plus mauvais jours et l’horrible misère de l’homme au gant et de ses amis, quelle différence ! Tout le bénéfice de la comparaison était à son avantage. Cependant ces jeunes gens paraissaient accepter leur destinée comme une chose obligatoire. Pour arriver au but qu’ils s’étaient proposé, ils ne pouvaient prendre que ce chemin, et le suivaient tranquillement, comme en voyage on accepte les hasards d’une route que l’on sait périlleuse : pas de récriminations, pas de plaintes qui effraient et sèment la contagion du découragement ; à peine un appel à la Providence, un courage égal et la même foi patiente dans un avenir commun. Et lui, pour quelques privations subies, pour quelques luttes misérables avec la nécessité, combien s’était-il lamenté, que de gémissemens sur la dureté du sort ! Comme sa vanité était habile à se faire au piédestal de chaque épreuve endurée ! Comme son courage de courte haleine avait oublié bien vite qu’on n’attendrit pas les obstacles, mais qu’on les franchit ! A la fin d’une bataille qui avait été meurtrière, un soldat retrouvait un frère d’armes qu’il avait perdu dans la mêlée ; encore ému par le péril qu’il avait couru, fier d’une blessure qu’il avait reçue devant ses chefs, il disait à son camarade : Tu ne t’es donc pas battu ? nous ne t’avons pas vu au feu. — J’étais dans la fumée, répondit l’autre, et, montrant un grand trou dans sa poitrine, il étendit les mains, ferma les yeux et tomba. Combien en est-il ainsi qui combattent dans la fumée de la bataille de la vie, héros anonymes que nul deuil n’accompagne quand leur destinée s’achève, et à qui le fossoyeur creuse une tombe sans savoir même quel nom il doit inscrire sur la croix !

La curiosité sympathique qui avait poussé Francis à s’emparer de cette lettre se changea, après sa lecture, en une admiration passionnée ; son enthousiasme l’entraînait dans une exagération qui grandissait au-delà de toute proportion humaine les figures de ce groupe d’inconnus. Le lendemain, Francis alla au Louvre de bonne heure pour être un des premiers arrivés ; il replaça la lettre à l’endroit où il l’avait prise. Il s’était bien promis de forcer son voisin à s’ouvrir à lui, et de ne pas laisser écouler la journée sans être entré dans l’intimité de ce jeune homme. Ses projets ne purent avoir de résultat : l’homme au gant ne parut pas dans la galerie ce jour-là. Vers le milieu de la journée, le même jeune homme qui avait apporté le morceau de pain vint enlever le chevalet, le tabouret et toutes les affaires appartenant au voisin. Francis s’étant risqué à lui demander si son compagnon ne devait plus revenir au Louvre, le jeune homme répondit que son frère n’y paraîtrait pas de quelque temps, et s’éloigna après avoir salué Francis.

Le soir, ayant retrouvé ses amis, le peintre leur lit la description de l’homme au gant, et leur demanda s’il n’était pas connu par quelqu’un d’entre eux, sans toutefois rien trahir des renseignemens qu’il possédait déjà. L’un des camarades de Francis déclara ne rien connaître du personnage en question, il l’avait eu pour concurrent dans un concours de l’école, et savait seulement qu’il avait failli entrer en loge. Un autre ami, ayant rappelé ses souvenirs, raconta à Francis que celui dont il parlait avait pendant quelque temps travaillé dans l’atelier d’un membre de l’Institut : il avait été renvoyé à cause d’un duel avec un jeune homme de bonne famille qui fréquentait l’atelier en amateur, et qui avait hasardé une plaisanterie sur le compte d’une de ses parentes, une vieille tante ou une grand’mère. Un troisième ami, remis sur la voie par ces détails, apporta aussi son contingent aux éclaircissemens que cherchait Francis. Par celui-là, il apprit que son héros s’appelait Antoine, et qu’il était, avec son frère, le fondateur et le membre le plus influent d’un petit club qui avait pris le titre de Buveurs d’eau. — On désigne ainsi, à ce qu’il parait, une espèce de francs-maçons de l’art, continua l’ami avec une teinte d’ironie ; on n’est admis dans leur compagnie qu’avec toute sorte de difficultés ; ils vous soumettent à des épreuves très dures pour le pauvre monde. Il faut d’abord improviser, si l’on est peintre, un chef-d’œuvre comme la Transfiguration en vingt-cinq minutes : si l’on est sculpteur, un groupe comme le Persée ; si l’on est poète, un poème comme l’Iliade. La besogne faite, on passe au scrutin. Si vous êtes reçu, on vous fait proférer toutes sortes de sermons sur des pinceaux, des plumes et des ébauchoirs disposés en croix. Le génie étant une faculté d’essence divine, on s’engage à ne le point profaner en se livrant à un brutal mercantilisme ; en d’autres termes, il est défendu de gagner de l’argent avec ses œuvres. La cérémonie se termine par un grand verre d’eau qu’on avale, symbole ingénieux qui caractérise l’esprit d’une société où il n’y a que de l’eau à boire.

Dans ce grotesque résumé, Francis comprit la parodie d’une idée sérieuse qui devait être le fond de cette association, et ce qu’il venait d’apprendre, ajouté à ce qu’il savait déjà, aiguillonna encore la vivacité du désir qu’il avait de faire connaissance avec les buveurs d’eau. L’opinion exagérée qu’il avait des buveurs d’eau faisait supposer à Francis que les membres composant cette petite église artistique possédaient tous un talent supérieur, et que sans doute ils ne voudraient admettre dans leurs rangs que des associés qui leur paraîtraient des égaux. Le suffrage momentané de ses amis lui avait été sensible sans doute ; mais pendant qu’ils exprimaient bruyamment leur admiration, Francis se demandait intérieurement : « Quelle sera l’opinion de l’homme au gant et de ses amis sur mon compte ? Me trouveront-ils digne d’être des leurs ? » Il arrive souvent qu’un artiste distingue dans la foule un groupe, quelquefois même un être isolé, dont l’opinion le préoccupe beaucoup plus que celle de la multitude. Les anciens buvaient aux dieux inconnus ; tel artiste, en commençant une œuvre, l’a consacrée votivement aux amis inconnus, et, quand elle arrive à la publicité, il est rare que celui à qui elle a été dédiée ne s’arrête pas devant elle, subitement attiré par un mystérieux appel qui lui dit : «Ne me reconnais-tu pas ? Dans cette foule qui m’environne, c’est ton regard que j’attends, c’est ton approbation que je réclame. » Et si l’inconnu s’arrête, s’il regarde, s’il approuve, dans la même minute peut-être son approbation est ressentie, devinée magnétiquement par celui qui l’attendait comme une récompense du passé, comme un encouragement pour l’avenir.

Qu’il admit ou non l’existence de ces communications mystérieuses, espèces de courans dans lesquels s’échangent les sympathies isolées, Francis avait agi comme ceux qui y croient. Nous avons dit l’espèce de petit succès qui se faisait autour de ses tableaux et le petit murmure qui commençait à se faire autour de son nom. Ce résultat dépassait ses espérances. Il ne tarda pas à reprendre courage, à se dire que les buveurs d’eau pourraient bien se trouver fiers un jour de l’admettre dans leurs rangs. Il n’y avait du reste rien qui ne fût très réalisable dans cette supposition. Tous ceux qui commencent, quelle que soit d’ailleurs la branche de l’art à laquelle ils appartiennent ; ne se préoccupent pas beaucoup de ceux qui continuent ou de ceux qui achèvent : ceux-là ont leur place prise et la défendent ; mais, pour les débutans qui ont leur place à prendre, l’intérêt véritable est dans le nombre des concurrens qui chaque jour augmente, et surtout dans la valeur relative du nouveau-venu. Cette vérité est facile à observer et se justifie par l’empressement que tous les jeunes gens témoignent autour de l’œuvre d’un confrère qui pour la première fois se présente au jugement du public. Ce sentiment de curiosité inquiète n’est point blâmable. Toute lutte d’un artiste nouveau avec le public a un intérêt. Qu’il y ait chute ou succès, amis ou rivaux, chacun se passionne et attend avec impatience la décision du souverain juge. S’il condamne, les spectateurs s’écoulent tranquillement, ceux-ci prenant parti pour le vaincu, ceux-là contre, le plus grand nombre avec indifférence. « Un homme à la mer ! » disent-ils philosophiquement. Si au contraire il y a un vainqueur, alors toute la multitude se remue comme une fourmilière dans laquelle un oisif donne un coup de canne.

Les artistes si vains de ce titre ont parfois des accès de mesquine inquiétude. Ils ont toujours le mot progrès à la bouche dans leurs discours, et toutes leurs actions prennent le mot d’ordre de la routine. Ils parlent sans cesse de l’indépendance dans l’art, et s’ils étaient mis en demeure de formuler un code, ils seraient unanimes pour produire un traité d’une tyrannie draconienne. Si restreinte qu’eût été la première tentative de Francis devant le public, si modeste qu’en eut été l’écho, cela était suffisant pour que tous les rapins de Paris accourussent devant la vitrine où ses tableaux étaient exposés. Quelques-uns, connaissant le marchand, entraient dans sa boutique pour examiner ces peintures de plus près et se renseigner sur le compte de l’auteur. Etait-il jeune ? était-il riche ? Quel était son maître ? N’était-ce point un amateur comme on en rencontre quelquefois, dans le monde, une de ces célébrités de salon à laquelle des triomphes d’album et des bravos gantés de blanc ont tourné la tête, et qui viennent faire une campagne de fantaisie dans le domaine de l’art, comme un dandy va faire un tour à Bade, disant au public : « .Mon Dieu ! oui, j’ai fait ça en m’amusant. Qu’est-ce que vous en pensez ? Dites-le-moi franchement, et remarquez bien que ce n’est pas mon état ? » A quoi le public répond souvent, avec la franchise demandée, que cela se voit très bien en effet.

Le marchand, interrogé ainsi à propos de Francis, répondait ce qui était, en ajoutant force amplifications. « Et venez encore dire que vous êtes malheureux, drôles ! ajoutait-il. Clabaudez contre la destinée et contre le public qui ne sait pas ce qu’il veut ! Il veut qu’on lui plaise, qu’on le satisfasse, qu’on s’ingénie à aller au-devant, de ses fantaisies, et non pas, comme vous le faites les trois quarts du temps, à satisfaire les vôtres, qui lui importent peu. Toute bourse qui sonne est exigeante et en a le droit. Faites des concessions au public, sacrifiez au goût du jour, sans vous préoccuper s’il sera celui de l’année, et vous trouverez en moi un intermédiaire utile, complaisant, dévoué, pour mettre vos œuvres en circulation. Vous aurez un établissement bien achalandé, bien situé ; on fera à votre peinture la toilette d’un beau cadre, on la mettra sur un beau chevalet, et on la montrera aux passans sous la lumière de quatre becs de gaz. »

Un jour, en passant sur le quai, Francis fut arrêté par le passage d’un convoi qui devait être celui d’un personnage important, car au milieu de la foule qui l’accompagnait, les curieux désignaient des illustrations de toutes les classes de la société, et particulièrement les membres les plus célèbres de la Faculté de Médecine. L’attitude du cortège était silencieuse et recueillie. Ce n’était pas un mort vulgaire que ce char funèbre portait au lieu du repos. Ce devait être un de ces hommes dont le nom était appelé à vivre dans la mémoire humaine bien après que le temps l’aurait effacé sur la pierre de son monument, car ses funérailles avaient l’apparence d’une marche triomphale vers la postérité, et la physionomie générale de ceux qui formaient le cortège indiquait que la perte de ce défunt était un deuil public. Francis allait demander qui on enterrait là ; mais tout à coup il se frappa le front comme un homme qui devine. Entre les derniers rangs de la file qui suivait le convoi, il venait d’apercevoir un groupe isolé, au milieu duquel marchait l’homme au gant donnant le bras à une vieille femme plus que simplement mise ; un autre jeune homme, que Francis reconnut pour être le frère Paul, soutenait aussi les pas de la pauvre femme. Ces trois personnes, qui étaient peut-être les seules dont les vêtemens ne fussent pas d’une couleur conforme à la cérémonie, avaient, comme signe de deuil, enroulé un morceau de crêpe autour de leur bras gauche. Derrière eux marchaient cinq ou six jeunes gens, la tête nue et le visage grave. Francis comprit alors qu’il assistait aux obsèques du docteur ***, dont il avait appris le décès par les journaux, et il eut le pressentiment que les jeunes gens qui accompagnaient les deux frères et leur aïeule devaient compléter la société des buveurs d’eau. L’artiste tira son chapeau, traversa la chaussée, et prit rang derrière le groupe sans qu’aucune personne parût prendre garde à sa présence.

On arriva ainsi dans la rue de la Hoquette, qui conduit au Père Lachaise. Comme on commençait à passer devant les marbriers et fournisseurs d’ornemens funèbres, qui sont très nombreux aux alentours des nécropoles, l’homme au gant, que nous appellerons désormais de son véritable nom d’Antoine, laissa la grand’mère au bras de son frère Paul, et vint se mêler à ses amis, bien que Francis ne fut qu’à deux pas derrière lui, il ne l’aperçut pas. Antoine eut avec les buveurs d’eau une courte conversation, à la suite de laquelle Francis remarqua que chacun d’eux fouillait dans sa poche. Après avoir recueilli l’offrande commune, Antoine quitta les rangs, et Francis le vit entrer chez un marbrier. Peu d’instans après, Antoine vint reprendre sa place auprès de sa grand’mère ; il avait à la main une grosse couronne d’immortelles. La pauvre femme parut étonnée ; mais son fils lui dit quelques mots tout bas, et l’aïeule, se retournant du côté des buveurs d’eau, leur adressa un triste sourire de remerciement.

Quand on pénétra dans le cimetière du Père Lachaise, une grosse pluie, qui menaçait depuis les premières heures de la journée, commença à tomber. Malgré l’état du temps, on n’abrégea aucun des détails de la cérémonie, et tous les honneurs funèbres furent rendus à la dépouille de l’homme illustre et utile que la terre allait recouvrir. Les buveurs d’eau et leur grand’mère s’étaient frayé un passage jusque dans le voisinage de la fosse, sur laquelle de belles paroles furent prononcées par des confrères qui avaient été les rivaux du défunt, car où commence la mort, la justice commence. C’est une des premières restitutions que fait l’éternité. Un homme dont l’éloquence était connue achevait une oraison funèbre, dans laquelle il retraçait en magnifiques images la vie glorieusement remplie du docteur. Il s’efforçait surtout de rappeler à la foule qui l’écoutait le caractère élevé du défunt. Après l’avoir montré grand, il le montrait humain ; il indiquait la trace de ses pas dans les évangéliques sentiers de la charité. Faisant allusion aux fonctions publiques que le docteur avait exercées pendant sa vie, comme un vivant symbole de l’éternelle misère et de la souffrance éternelle, il évoquait la sombre figure du Lazare populaire, l’hôte des grabats où n’entre pas le jour, le patient inconnu de l’espérance ; il le montrait, au réveil du lendemain, écartant les rideaux de sa couche moribonde et appelant d’une voix endolorie l’homme dont la parole lui donnait le courage, et qui ne pourrait plus lui répondre ; il mettait en relief toutes les belles actions de cette existence trop vite accomplie ; il ouvrait les mansardes des quartiers laborieux, et faisait voir le prolétaire couvrant d’un crêpe l’outil qui mettait du pain dans la main de ses enfans, et que la science du grand praticien avait replacé dans la sienne.

Au milieu de ces paroles, qui semblaient tomber d’une lèvre touchée par le charbon sacré, une apparition qui venait matérialiser les images de sa péroraison attira les yeux de l’orateur en même temps qu’elle troublait l’attention de l’auditoire. Une vieille femme, dont les sanglots avaient déjà été entendus plusieurs fois, parvint à s’échapper d’entre les mains de deux jeunes gens qui la retenaient ; franchissant le vide formé autour de la fosse qu’on achevait de combler, elle plaça une couronne d’immortelles sur la croix provisoire qu’on venait d’y planter, et les vêtemens ruisselans de pluie, elle s’agenouilla auprès de la fosse, dans la boue, dans l’eau, joignit les mains et pria. — Messieurs, dit l’orateur en s’adressant aux spectateurs, déjà gagnés par une émotion puissamment excitée, que pourrais-je dire de plus qui valût ces larmes, cette couronne et cette prière ? Suivons l’exemple que nous donne cette femme ; — à genoux, messieurs, et prions avec elle. — dit l’orateur illustre, s’inclinant, fit un de ces gestes d’autorité qui lui étaient familiers. Toute la foule obéit. La scène avait un caractère de grandeur véritablement saisissante ; aussi, peu de gens échappèrent à l’impression qu’elle venait de causer, Francis moins que tout le monde.

Antoine, et Paul allaient peut-être s’unir à l’acte de reconnaissance publique de leur grand’mére ; mais l’aîné des deux frères fut distrait par une courte conversation qui était venue jusqu’à ses oreilles. L’orateur, son discours achevé, était rentré dans la foule et y avait rejoint un personnage qui semblait attendre ses ordres. C’était le sténographe chargé de recueillir ses paroles pour un journal. — L’épisode est dramatique, bien arrangé, dit le jeune homme en félicitant celui qui d’une tombe venait de faire une tribune. — Parfaitement, répondit l’orateur ; mais je n’étais pas averti, et l’entrée de cette bonne femme m’a coupé le paragraphe final, qui résume tout le morceau Je tiens à ce qu’on l’imprime ; emportez donc ce feuillet, et ajoutez-le à votre travail, dit l’orateur en glissant une page manuscrite dans la main du sténographe, qui remercia et disparut.

Cette révélation fut un soufflet brutal donné à l’admiration que cette brillante oraison funèbre avait éveillée dans l’âme de l’aîné des deux frères, en même temps qu’une injure faite à la sincérité de leur douleur ; leur grand’mére était prise comme une comparse de comédie funèbre. Cela pouvait donc arriver, que la terre du lieu saint fit concurrence aux planches de la scène. Antoine et Paul se regardèrent avec une égale tristesse. Dans leur rougeur commune, ils reconnurent le stigmate de la même insulte, tous deux franchirent le cercle et s’approchèrent de leur grand’mére, qui priait toujours agenouillée.

— Retirez-vous, lui dit Paul d’une voix vibrante d’indignation, vous vous donnez en spectacle. — Et nous aussi, ajouta Antoine en essayant de la faire relever. — L’aïeule regarda ses deux petits-fils avec étonnement ; elle vit leur figure bouleversée, toute rouge encore ; la colère semblait brûler leurs lèvres. — Est-ce bien mes enfans qui me parlent ainsi ? semblaient dire ses yeux encore pleins de larmes.

— Ne voyez-vous pas que tout le monde nous regarde ? dit Paul.

— Que pense-t-on de nous ? continua Antoine, qui jetait un regard courroucé vers les spectateurs.

— Ne suis-je donc pas venue pour qu’on me voie ?… murmura la vieille femme. Vous avez peur qu’on nous regarde, vous rougissez,… vous êtes honteux,… tremblans,… comme si vous étiez surpris faisant une mauvaise action…

Un terrible éclair, dont le feu sécha ses dernières larmes, monta aux yeux de l’aïeule. — Retirez-vous, dit-elle en écartant les deux jeunes gens, je vous comprends… Pauvre homme, ajouta-t-elle en regardant la fosse, pardonne-moi si je n’achève pas ma prière ! Mes fils l’ont interrompue, parce que ma reconnaissance les humilie. Tu l’avais bien dit, mon bienfaiteur, leur misérable orgueil a tué tout ce qu’ils avaient de bon. Ton bienfait est encore chaud dans leurs mains, qu’ils ne s’en souviennent déjà plus.

— Ma mère, ma mère, s’écrièrent les deux jeunes gens d’une voix altérée, si vous saviez !

— Je sais, reprit la mère, que vous avez vos chapeaux sur la tête devant cette tombe encore fraîche. — Et d’un geste rapide, elle étendit ses deux mains, arracha le crêpe qui était au bras de ses deux enfans, en jeta les lambeaux en disant d’une voix étouffée : — Otez cela, mes fils ; c’est assez de l’ingratitude sans le mensonge. Oh ! mon Dieu, mon Dieu, s’écria-t-elle, vous maudissez ma vieillesse ; vous ajoutez la douleur à la douleur. Mes enfans que j’aimais tant, mes enfans sont des ingrats ! Ah ! vous m’avez brisé le cœur, acheva-t-elle faiblement.

Cependant la foule commençait à se disperser ; la solitude s’étant faite autour d’eux, Antoine et Paul purent expliquer à leur grand’-mère le véritable motif de leur conduite. Elle écouta leurs raisons, et son visage retrouva un peu de sérénité en voyant l’empressement qu’ils mettaient à se justifier du reproche d’ingratitude ; mais son âme simple comprenait mal le mouvement d’orgueil qu’ils n’avaient pu réprimer. Dans un pareil jour et dans un pareil lieu, elle eût souhaité que ses enfans eussent fait comme elle abnégation de ce sentiment d’amour-propre qui les avait distraits de leur douleur. Néanmoins son cœur tendre reçut le contre-coup du chagrin qu’elle avait dû causer à ses petits-fils, et elle voulut s’excuser ; mais ils lui fermèrent la bouche avec une caresse. On rejoignit le groupe des buveurs d’eau, qui s’étaient tenus à l’écart, et on reprit ensemble le chemin du retour.

Francis, abrité par un parapluie, se promenait dans les environs en ayant l’air de chercher son chemin. Il attendait que les buveurs d’eau passassent devant lui pour se rencontrer d’assez près avec Antoine, qui ne saurait alors s’empêcher de le voir et sans doute de le reconnaître. La rencontre eut lieu, comme Francis s’y attendait bien. Antoine marchait précisément en arrière du groupe et causait avec un de ses amis. La grand’mère et le frère Paul tenaient la tête. La pluie avait redoublé, et les terrains détrempés rendaient la marche très-pénible ; aussi le moment était-il peu favorable pour aborder une conversation familière. Cependant, comme Francis ne pouvait pas choisir ses instans, il profita de l’occasion et songea à en tirer tout le parti possible. Acueilli assez froidement par Antoine, qui ne l’avait réellement point aperçu, ni dans le convoi, ni pendant l’inhumation, Francis lia péniblement les paroles les unes aux autres pendant tout le temps que l’on mit à sortir du cimetière. On ne disait rien, mais on parlait. À la barrière, des cochers, qui stationnaient sur le boulevard extérieur, voyant arriver plusieurs personnes, supposèrent qu’on allait leur faire signe, mais on passa auprès des fiacres sans s’arrêter.

— Quel malheur que grand’mère ne puisse pas supporter le mouvement de la voiture ! dit Antoine, connue pour répondre à l’étonnement que Francis avait laisse paraître en voyant que les buveurs d’eau continuaient la route à pied. Cette pluie qui ne cesse pas ! — Francis souffrait réellement de voir cette pauvre femme exposée à ce déluge glacial. Il savait parfaitement à quoi s’en tenir sur le motif allégué par Antoine pour s’excuser auprès d’un étranger de n’avoir pas pris une voiture. — Monsieur, dit-il avec vivacité, permettez-moi de vous proposer mon parapluie, et veuillez le porter à madame votre mère, il la préservera toujours un peu pendant le temps qu’elle mettra à rentrer chez elle. — Antoine voulait refuser ; mais Francis insista avec tant de cordiale simplicité, qu’il finit par accepter, et remercia Francis avec une effusion qui prouvait combien il était content qu’il eût eu cette idée. Il porta le parapluie à la grand’mère, qui se retourna en arrière pour remercier aussi. Francis la salua par une respectueuse inclination. — Mais, dit Antoine en revenant, vous, monsieur, vous allez être privé…

— Je suis jeune, dit Francis. Il allait ajouter : Et bien couvert, mais il se retint.

— Alors, dit Antoine, comment vous remettre votre parapluie ?

— Voici mon adresse.

Et il tira de son portefeuille une carte qu’il remit au jeune homme. Francis pensait qu’il allait la regarder, et se disposait à observer sur sa physionomie l’effet que produirait son nom ; mais Antoine prit la carte, la glissa dans sa poche sans la voir, et remercia de nouveau.

On était arrivé sur la place de la Bastille. C’était là que Francis avait dit qu’il s’arrêterait. Il salua ses compagnons de route, s’inclina avec respect devant la grand’mère, et s’éloigna par un côté opposé à celui que suivaient les buveurs d’eau.


IV. – LES BUVEURS D’EAU.

Rentré chez lui, Francis fit la toilette de son atelier. Il savait que dans toute première entrevue qui a un but intéressé, l’influence des lieux n’est pas étrangère. Il pensait que l’intimité serait plus difficile à établir, si la première pensée d’Antoine en entrant chez lui l’obligeait à faire une comparaison qui donnât trop d’avantage, à son intérieur. Il fit donc disparaître toutes les choses qu’il avait acquises récemment et qui donnaient à son atelier un aspect trop meublé ; il cacha les quelques fantaisies de demi-luxe qui étaient sans utilité pour son travail, il retira des murailles les toiles commencées dont il avait constaté lui-même la faiblesse, il changea de place et exposa dans une meilleure lumière celles qui lui semblaient de nature à lui attirer un compliment. Au bout d’une heure, toute apparence de recherche, toute préoccupation de bien-être domestique avaient disparu. Il avait calculé que cette mise en scène se chargerait de révéler tout d’abord à l’hôte qu’il attendait une conformité d’existence qui lui servirait de point de départ pour en arriver à ses fins.

Le lendemain dans la matinée, Antoine vint comme il l’avait promis la veille. Francis était bien en scène, comme on dit en termes de théâtre. Antoine avait parcouru d’un prompt regard l’atelier, et l’examen avait paru être favorable. Le premier quart d’heure fui employé en banalités ; mais étant chez un confrère, la politesse exigeait qu’Antoine donnât quelque attention aux études qu’il avait devant les yeux. Antoine suivit l’usage, d’autant plus qu’il y avait sur le chevalet une toile qui était placée trop bien en vue pour qu’on ne devinât pas dans quel dessein. Antoine loua avec intelligence ce qu’il voyait. Quand une chose lui paraissait défectueuse, il la signalait, comme pour donner plus d’importance à ses éloges ; mais on sentait l’embarras, l’indécision dans ses paroles.

Francis ne se méprit pas sur le compte d’Antoine. Celui-ci le payait, avec une apparence d’intérêt, d’un léger service qu’il lui avait rendu. — Les pieds lui brûlent chez moi, il voudrait déjà être dans l’escalier, et si j’avais une pendule, il regarderait l’heure, pensait Francis. Ce qui l’étonnait surtout, c’est qu’Antoine ne lui parlait point des tableaux récemment exposés par Francis. Dans tous les arts, les jeunes gens qui commencent à se produire ont la prétention qu’on doit connaître leurs œuvres, et qu’elles sont l’objet de la préoccupation générale. Aussi le silence que l’on conserve devant eux équivaut à la plus amère des critiques ; l’ignorance équivaut à une injure. Ne pouvant admettre qu’Antoine ne connût pas ses tableaux, Francis en concluait que, s’il n’avait pas saisi cette occasion de lui complaire, c’est que son opinion n’était pas favorable, et intérieurement il trouvait que la société des buveurs d’eau, représentée en ce moment par Antoine, était bien difficile. Cependant on sortit de ce terrain vague. Francis eut l’adresse de glisser, à propos d’un maître dont on avait parlé, une critique dont il exagéra la violence avec intention. À la vivacité avec laquelle on lui répondit, il devina qu’il avait touché un ressort, et qu’Antoine, venu en visite officielle chez un étranger vis-à-vis duquel il voulait rester étranger, allait enfin se montrer ce qu’il était réellement. Antoine ne pouvait voir toucher à ses idoles sans les défendre, et il lui était impossible d’aborder une discussion d’art sans qu’il se passionnât. Une fois emporté, sa franche nature brisait tous les liens de la réticence, sa personnalité entière se révélait, non-seulement comme artiste, mais aussi comme homme. Au ton dont son confrère avait commencé, Francis avait deviné que la séance serait longue. Il démasqua un placard, prit deux bûches et alluma du feu dans son poêle.

— Tiens, dit naïvement Antoine, vous avez donc du bois ?

— J’ai séance toute cette semaine, et comme j’ai reçu quelque argent de deux tableaux, j’ai fait une provision de chauffage.

— Et nous allons causer, comme des bourgeois, le dos au feu ?

— Pardieu, interrompit Francis, nous devrions bien compléter le proverbe, et nous mettre aussi le ventre à table.

— Mais, dit Antoine embarrassé…

— Quoi ! répliqua Francis avec gaieté, pas de façons. Vous n’avez pas déjeuné sans doute aussi matin, moi non plus. C’est une besogne plus agréable quand on la fait à deux.

Antoine n’avait aucune raison pour refuser, et il en avait une pour accepter : il accepta. — C’est bien, dit Francis intérieurement, si la glace n’est pas encore brisée entre nous, au moins elle est fêlée. – Il héla son portier par la fenêtre, et un quart d’heure après Antoine et Francis réalisaient le proverbe bourgeois qui est si souvent une utopie pour les artistes pauvres. Derrière eux, le poêle ronflait, et devant eux la table était mise. La discussion interrompue reprit de plus belle. Les deux amis, — c’était le nom qu’ils se donnaient déjà, — causaient encore, comme la nuit arrivait. — Maintenant, dit Francis, allons dîner. Ce soir aussi vous êtes mon hôte. — Un seul mot peindra le degré d’intimité auquel ils étaient arrivés. Antoine, voyant que Francis le conduisait dans un grand restaurant, l’arrêta sur le seuil, et lui dit très franchement : — Vous allez faire des sottises ; je ne veux pas être votre complice. Il vous en coûtera au moins vingt francs pour nous faire asseoir pendant une heure dans ces beaux salons où nous ne serons pas à notre aise pour parler, surtout des choses dont nous avons à parler.

— Baste, pour une fois ! dit Francis.

— Non, vrai, continua Antoine, et puis au fait, je puis bien vous dire cela… j’aurais comme un remords de m’attabler là-dedans pendant qu’on jeûne à la maison. Faites mieux ; allons dans un endroit modeste. En passant devant chez nous, je remettrai à mon frère quelques sous que vous allez me prêter. Demain, je vous les rendrai ; j’ai à toucher un mois de leçons.

— Faites mieux encore, dit Francis ; allons prendre votre frère et vos amis, s’il s’en trouve chez vous.

— Cela ne se peut. Vous seriez gêné, et eux de même. Quand ils vous connaîtront par moi, nous verrons. D’ailleurs, mon frère veut travailler ce soir ; s’il a de quoi souper et devant lui quatre heures de feu, de lumière et de tabac, vous lui aurez rendu service.

Francis glissa une pièce d’or dans la main d’Antoine, qu’il accompagna jusqu’à sa porte. — Attendez-moi cinq minutes, dit celui-ci. — Pendant qu’il se promenait dans la rue, Francis remarqua que le frère d’Antoine sortait de la maison, accompagné de l’un des jeunes gens qu’il avait vus la veille au convoi. Peu de temps après, il les vit rentrer. L’un d’eux portait une falourde sur le dos, et l’autre avait un pain sous le bras. Francis se tint à l’écart pour qu’on ne le reconnût pas. Au bout de cinq minutes, Antoine était redescendu. — C’est moi qui vous mène, dit-il à Francis. — Et il le conduisit dans une espèce de brasserie où l’on mangeait. Si le repas se prolongea, ce ne fut point la faute des plats ; Antoine s’était opposé à tout extra. Comme on se levait pour partir, Francis vit avec étonnement que son convive payait le garçon qui les avait servis. – Que faites-vous ? lui demanda-t-il.

— Laissez, répondit Antoine. — Et quand ils furent dans la rue : — Voici votre monnaie, dit-il en rendant à Francis ce qui restait de la pièce d’or.

Le dîner payé, Francis calcula que les buveurs d’eau n’avaient pas dû prendre plus de deux francs sur le louis. — Vous ne m’avez donc pas compris tout à l’heure ? dit-il d’un ton de reproche à son compagnon.

— C’est vous plutôt qui ne m’aviez pas compris. Je vous avais demandé quelques sous.

— Mais puisque cela ne me gêne pas… reprit Francis.

—.Mais cela nous gênerait, nous ! répliqua Antoine de façon à faire comprendre que toute insistance lui était désagréable. Et comme Francis allait hasarder une nouvelle objection : — Écoutez, continua-t-il, ma conduite a sa raison d’être. Vous avez vu avec quelle libellé j’ai agi avec vous. Nous sommes dans des termes que nous n’aurions pas prévus ce matin. La transition a été rapide ; mais cette promptitude même est un gage de la franchise qui nous a mis la main dans la main. Le temps donnera un autre nom aux sentimens que nous pouvons avoir l’un pour l’autre. Le temps fait pour les amitiés ce qu’il fait pour les vins, qui se dépouillent en vieillissant d’une verdeur sèche qui empêche d’apprécier toutes leurs généreuses qualités. Quand l’habitude nous aura appris à nous connaître, nous perdrons aussi, naturellement et sans effort, tous les petits doutes, toutes les craintes qui suivent le premier pas que deux sympathies font au-devant l’une de l’autre. Et maintenant, mon cher ami, puisque vous paraissez y tenir, comme j’y tiens moi-même beaucoup de mon côté, allons voir vos tableaux. J’y aurais été déjà, si j’avais eu occasion d’aller dans ce quartier, car mon frère m’en a parlé comme d’une chose… heureuse.

On arriva devant la boutique de Morin. Antoine examina les tableaux et ressentit cette impression qu’on nomme le coup de fouet ; mais il se remit de ce premier moment de surprise et jugea les deux toiles comme elles étaient jugées par les gens sérieux qui les avaient examinées.

— Eh bien ! lui demanda Francis, que pensez-vous de mon début ?

— Je ne peux pas vous vanter à propos de vos peintures. Elles m’ont surpris d’abord ; mais ces deux toiles ne supportent pas un examen consciencieux. Les parties saisissantes, qui ont dû vous paraître des qualités, ne sont que d’habiles parodies, des défauts communs aux maîtres que vous suivez. Vous êtes tombé dans le piège éternel tendu par les chefs d’école. En regardant vos tableaux tout à l’heure, je me demandais si vous étiez en état de renouveler ce tour de force, et si vous retrouveriez cette habileté au premier commandement de votre volonté. Je vais vous dire une chose qui vous surprendra : je souhaite qu’elle vous manque, et qu’à la première tentative que vous ferez, vous en soyez réduit au tâtonnement, à l’essai, à l’étude enfin. Alors vous rentrerez dans la véritable voie ; vos progrès étant le résultat de la recherche et non d’un hasard, vous en retirerez des profits durables que vous pourrez appliquer utilement et sérieusement. Vous allez me répondre que le sentiment et l’inspiration peuvent suppléer à l’étude ; mais l’inspiration, quand il s’agit d’un premier début, se formule avec plus de naïveté. Dans ces circonstances, c’est l’idée impatiente qui n’attend pas qu’elle soit mûrie par le travail de l’art, c’est le diamant qui n’attend pas le lapidaire et se révèle diamant par sa première étincelle. Ce n’est pas là votre histoire. Vous n’êtes pas naïf, car votre peinture est pleine de ruses ; vous n’êtes pas original, puisqu’on sent chez vous, et malgré vous peut-être, des préoccupations étrangères. Ces tableaux ne sont pas le résultat d’une inspiration ; on l’aurait sentie dans vos œuvres précédentes. Qu’est-ce donc alors ? Un accident ; et cet accident sera heureux selon le parti que vous allez prendre.

Francis gardait le silence, mais il ne paraissait qu’à demi convaincu. — Morin, reprit Antoine, se connaît, on ne peut le nier, dans cet art d’à-peu-près qui lui procure une fortune : il veut faire de vous ce qu’il a fait de plusieurs. Il vous fera produire beaucoup ; il vous entretiendra dans une apparence de bien-être que vous ne trouverez pas sûrement, si vous rompez avec lui. Il a des influences qui l’aideront à vous procurer des succès dont il aura besoin pour donner à votre nom une valeur commerciale, car c’est l’affaire importante pour lui ; il vous lancera dans un monde qui est au monde ce que ses marchandises sont à l’art. Si vous refusez de produire pendant quelque temps, il s’offrira lui-même à bercer le hamac de votre paresse, sûr que vous en sortirez bien vite pour arriver à son comptoir. Le familier, l’ami, le complaisant, auront disparu alors ; vous vous trouverez en face d’un patenté qui vous ouvrira ses livres en vous disant que vous commencez à prendre trop de place dans la colonne de votre passif, et qu’il serait temps de rétablir la balance. Le temps où vous vous contentiez de peu, souvent même de rien, sera bien loin derrière vous ; vous aurez pris goût aux plaisirs coûteux, aux satisfactions d’amour-propre, aux éloges stupides qui vous font rougir, mais que les faux artistes ont besoin d’entendre résonner autour d’eux pour travailler, comme les mules qui s’excitent au bruit de leurs grelots. Vous travaillerez alors sans relâche, et Morin ne vous laissera plus la liberté du caprice ; il vous enverra le programme de votre tableau au coin de la toile. Puis un beau jour, quand il aura épuisé votre veine, il vous dira que vous baissez, il vous humiliera par les succès préparés à de nouvelles recrues qui auront plus tard le même sort que vous, et à la fin il vous proposera de vous rendre votre liberté, à moins qu’il ne vous plaise d’accepter un emploi de broyeur dans sa fabrique. Vous voudrez essayer de vous passer de lui ; mais il arrivera que vous vous trouverez partout opposé à vous-même. On vous évincera précisément à cause de votre réputation compromettante. Vous vous reprendrez alors d’une belle passion pour les études graves ; mais l’art, qui a horreur de ces adultères, vous renverra aux brocanteurs de bas étage. Vous tomberez sur la table des commissaires-priseurs, et vous serez péniblement adjugé entre un lot de ferraille et un lot de chiffons. Que ferez-vous alors, découragé, dédaigné, méprisé, trop avancé dans la vie pour pouvoir la recommencer, subissant à votre tour la pitié de ceux que vous avez connus autrefois obscurs, misérables, et que vous rencontrerez maintenant heureux et célèbres, possédant en réalité la chose dont vous n’avez eu que l’ombre, tandis que vous serez réduit à peindre des stations de la croix à cent francs la douzaine pour les fabriques d’églises villageoises ?

Ces alarmans pronostics n’avaient pas réussi à persuader Francis. — Mais, dit-il à Antoine, il faut vivre cependant. — Ne viviez-vous pas avant de connaître Morin ? répondit celui-ci. — Sans doute, répliqua Francis, mais ce n’était pas sans peine ; je ne sais pas comment je ferais, si je devais recommencer une semblable existence. Pourtant, se hâta-t-il de dire, si j’étais soutenu, encouragé par l’exemple, si je vivais, comme vous, dans un milieu d’enthousiasme, au centre d’affections actives comme celles qui vous environnent, à cet incessant contact avec des intelligences fraternelles, j’acquerrais peut-être une foi qui me manque, j’en conviens, une persévérance qui résisterait à toute séduction dangereuse ; mais je suis isolé : j’avais des amis qui se sont détachés de moi ; j’ai horreur de la solitude et de l’ennui. Alors, vous comprenez ?

— Parfaitement, répondit Antoine ; il faudrait que vous vécussiez au milieu de nous. C’est cela que vous vouliez me demander ? Vous aurez entendu parler de notre petite réunion, et Dieu sait les quolibets qu’on fait pleuvoir sur nous : il est facile de médire de ce qu’on ne connaît pas, plus facile encore de ce qu’on connaît mal. Je vous dirai la vérité sur notre association. Si son esprit répond à l’idée que vous vous en êtes faite, mes amis et moi nous entreprendrons votre sauvetage ; mais il faut que vous sachiez à quoi vous vous engagez en prenant place parmi nous.

Antoine expliqua alors longuement à Francis les mystères d’une existence que celui-ci connaissait déjà en partie. Il profila l’une après l’autre les figures de tous ses amis. Selon lui, tous n’avaient pas de talent encore prouvé. — Nous avons, disait-il, parmi nous des poètes dont la muse balbutie encore ; mais elle balbutie juste. Il en est d’autres, reprit Antoine, et il se mit franchement du nombre, dont les œuvres déjà accentuées se montrent filles de bonne race. Quant à notre pauvreté, nous la subissons comme on accepte le froid pendant l’hiver ; seulement notre hiver est rude, on ne peut le nier. Aussi notre espérance n’est-elle pas une poétique figure, comme la dépeignent les allégories : c’est une chétive compagne qui soupire ses consolations plutôt qu’elle ne les chante. Chez nous, les jours se suivent et se ressemblent, et il en est beaucoup depuis trois ans dont nous avons pu mesurer la longueur sur un proverbe très connu. Il y a pourtant des gens qui nous disent : Il est bon que les jeunes gens connaissent cette vie-là, cela leur trempe le caractère. — Oui, dans du vinaigre. — Pour nous, si nous avons échappé à cette amertume, par laquelle les gens les mieux doués trahissent involontairement leur malheur, c’est grâce à l’exemple de résignation que nous avons au milieu de nous, dans la personne de notre grand’mère.

Je vous dirai son histoire en deux mots, et vous ne pourrez vous empêcher d’admirer le rôle qu’elle joue parmi nous. Il y a trois ans, elle vivait chez nos parens, achevant tranquillement sa vie laborieuse dans le repos de la vieillesse, comme un bon ouvrier qui a fini sa journée. Un soir, comme nous ne voulions pas prendre l’état auquel notre père nous avait destinés, ayant appris que nous allions travailler dans un atelier de peinture, il nous dit à la fin du dîner : « Vous avez mangé mon pain pour la dernière fois ; allez vivre ailleurs, et comme vous pourrez : vos malles sont faites. — Et la mienne aussi, dit notre grand’mère en se levant de table. Je pars avec mes petits-enfans. » Notre mère pleurait, mais la grand’mère était calme : elle monta dans sa chambre, fit un paquet de ses hardes et nous rattrapait comme nous passions, pour n’y plus revenir, le seuil de la maison paternelle. — Pourquoi nous partions, où nous allions, qu’est-ce que c’était que l’art, — humble ignorante, elle ne le comprenait pas ; tout ce qu’elle comprenait, c’est que nous serions seuls et que nous étions jeunes et faibles. comment repousser cette tendresse ? comment lui faire entendre qu’elle serait un embarras pour notre exil hasardeux ? Hélas ! nous n’avions rien compris. Deux jours après notre installation dans notre premier atelier, le véritable dévouement de cette âme héroïque se révéla dans toute sa simplicité : grand’mère avait cherché de l’ouvrage, et elle en avait trouvé. Elle avait paru bien vieille, mais, comme Antée retouchant la terre, cette laborieuse créature avait retrouvé de la force en touchant l’ouvrage. — Mes pauvres enfans, nous dit-elle, vous avez pris un état qui ne vous rapporte rien, mais qui vous plaît, c’est le principal. Moi, j’en sais un à la portée de tous les gens qui ont des bras, il nous aidera à vivre. Quand vous gagnerez de l’argent et que vous serez heureux à votre fantaisie, vous m’achèterez un grand fauteuil ; je m’asseoirai dedans pour ne plus bouger, et je mourrai heureuse en regardant votre bonheur. — Nous voulions l’empêcher de travailler et l’obliger à retourner dans notre famille, mais nos supplications furent inutiles. Elle nous arrêta d’ailleurs par un mot : « Est-ce parce que vous rougiriez d’avoir une grand’mère qui travaille chez les autres ? » nous dit-elle. Que répondre, sinon accepter ce dévouement ?

Tendant les dix-huit mois qui suivirent notre départ de la maison paternelle, ce fut cette pauvre femme, dont l’âge serait deux fois celui de mon frère et le mien, qui nous fit vivre avec le gain de son travail ; et maintenant encore, si le secours de ses bras venait à nous manquer, il faudrait peut-être que nous fissions à nos principes des concessions mortelles pour l’art ; en un mot, nous serions forcés de rechercher aussi la protection d’un Morin. Or c’est à toute concession de cette nature que s’oppose l’esprit de notre société. Chacun dans sa spécialité se refuse parmi nous à faire autre chose que celle pour laquelle il se croit créé, et attend patiemment, pour produire l’œuvre qui signalera son avènement, qu’il ait réuni tous les élémens et acquis la force nécessaire. Il en est parmi nous qui seraient déjà en état de tirer de leurs travaux un bénéfice matériel de nature à apporter un soulagement non-seulement à leur position, mais à celle de tous, car dans notre famille rien n’est à un seul, tout se partage en entrant. Toutefois ceux-là, n’ayant pas derrière eux l’autorité d’un nom fait, seraient obligés de subir des prétentions inintelligentes, des conseils opposés à leur façon de comprendre, et, préférant se maintenir dans leur intégrité, ils attendent que leur jour soit venu. On nous taxe d’un orgueil cynique : ce sont propos d’ignorans ou de malveillans. Notre orgueil n’est pas si niais qu’on le suppose. Nous accepterons, d’où qu’elle vienne, toute protection franchement offerte, toute sympathie qui, ne s’effrayant pas de l’apparence, ira au fond des choses et ne demandera pas à notre reconnaissance une attitude servile et un langage offensant pour nous-mêmes. Nous nous plions facilement aux nécessités d’une existence difficile, mais nous refusons de nous plier à une morale plus commode à pratiquer qu’à justifier. Nous ne sommes pas des puritains exagérés, et nous changerions très volontiers notre existence contre une meilleure, en tant que la métamorphose s’accomplirait sans préjudice de nos idées sur l’art. Nous sommes des hommes et nous sommes jeunes ; cette séquestration en dehors des plaisirs et des jouissances de notre âge nous est souvent pénible ; nous connaissons l’assaut des tentations, mais nous le repoussons, et ne pouvant les trouver ailleurs, nous plaçons nos jouissances et nos plaisirs dans notre travail même.

Voyant que Francis l’écoutait avec intérêt, Antoine voulut répondre devant lui à toutes les objections dirigées contre la société des buveurs d’eau. — On nous accuse d’égoïsme,continua-t-il, parce que nous laissons travailler notre grand’mère, qui est vieille ; mais ce grand cœur donne un démenti aux accusations. Elle sait que son dévouement est la base de notre avenir, et sa face rayonne de fierté quand elle voit le courage que nous puisons en elle. Entre nous, nous nous aidons dans toute la mesure de nos moyens. Il y a un an, j’avais le désir d’aller faire un petit voyage pour étudier d’après nature : chacun de mes camarades s’est frappé volontairement de l’impôt d’une privation nouvelle ; on m’a fait les frais de ce voyage. La plus grande franchise règne parmi nous. Nos opinions n’ont jamais qu’un visage. Nous sommes le plus possible d’humeur égale et gaie, parce que la tristesse ne sert à rien et que nous avons pour principe que tout ce qui est inutile est nuisible. Nous avons de grands défauts, qui ont pris le parti de vivre en bonne intelligence plutôt que de se quereller pour se corriger mutuellement. Nous respectons toutes les opinions qui touchent l’art, quoique opposées aux nôtres, beaucoup parmi nous suivent un sentier différent, mais le but est le même, et tout en nous soumettant avec religion aux règles de l’association, chacun conserve son indépendance. Nous sommes cités dans nos familles comme des modèles de désordre ; c’est à peine si l’on ose prononcer nos noms devant nos sœurs, et notre existence est unie, calme, moralement régulière : ce sont les habitudes d’une communauté, l’abstinence comprise. Nous évitons les nouvelles connaissances : une figure nouvelle, c’est le plus souvent un caractère nouveau, et nous craignons une dissonance dans notre harmonie. Au reste, on nous recherche peu, et nous nous occupons des autres encore moins qu’ils ne s’occupent de nous. Malgré notre isolement, nous nous tenons au courant de tout ce qui se produit dans le monde de l’art. Chacun à son tour va aux nouvelles et nous les apporte. On lit les livres nouveaux, et quand une œuvre dramatique amène la foule dans un théâtre, on s’arrange pour que celui d’entre nous que ce succès peut intéresser assiste à une représentation. Ces rares plaisirs, on les perpétue le plus qu’on peut par le souvenir. Nous sommes comme les enfans qui ne sont pas habitués à avoir des joujoux : nous économisons nos joies et nous les faisons durer le plus possible ; quand le son est éteint, on écoute l’écho. Doit-il quelque jour sortir quelqu’un et quelque chose de notre association ? L’avenir le dira. Y aura-t-il jamais parmi nous un grand artiste ? J’en doute. Quand nous faisons respirer nos muses, nous voyons qu’elles ont le souffle court. Nos productions ont le goût du terroir ; jusqu’à présent, elles sont maladives. Aussi ne pensons-nous pas que nous enfanterons de grandes choses, mais nous pourrons en produire de sincères. Malgré les brouillons, les inutiles, les parasites, les saltimbanques et toute la dangereuse engeance qui s’est abattue dans l’art comme des sauterelles sur un champ, la formule définitive de l’art moderne se trouvera quelque jour. En attendant, il y a des gens patiens, utilement laborieux, convaincus autant qu’on peut l’être dans une époque d’incrédulité, vivant à l’écart du tumulte des faiseurs de théories, peu soucieux de triomphes puérils, et résignés humblement à leur rôle modeste. Nous sommes de ces gens-là ; c’est notre mérite, et c’en est un. Voulez-vous le partager avec nous, maintenant que vous savez ce que nous sommes ? acheva Antoine en regardant Francis.

— C’est mon plus cher désir, répondit celui-ci.

— Eh bien ! fit Antoine, j’arrangerai votre réception ; mais réfléchissez encore, car vous voyez par ce que j’ai dit que jusqu’à présent les bénéfices de notre association sont assez négatifs.


V. – LA RECEPTION/

Comme on était arrivé à une heure avancée de la nuit, les deux jeunes gens, qui avaient en causant remonté et descendu au moins dix fois la rue de l’Est dans toute son étendue, se séparèrent enfin, convenant de se revoir prochainement. Dès le lendemain, Francis reçut la visite d’Antoine. — Vous savez la nouvelle ? lui dit celui-ci.

— Quelle nouvelle ?

— Vos tableaux sont vendus.

— Comment le savez-vous ? demanda Francis.

— Parce que je sors précisément de chez la personne qui les a achetés. J’étais là quand on est venu les livrer, ils sont maintenant dans le salon de cette princesse russe à laquelle je donne des leçons, et qui a été procurée à mon frère par le docteur… A propos, interrompit brusquement Antoine, vous ne m’aviez pas dit que vous aviez déjà traité avec Morin pour aller peindre des dessus de porte dans la campagne d’un de ses cliens.

— Il n’a jamais été question de cela entre nous, dit Francis étonné.

— C’est pourtant ce que Morin a répondu à la princesse, qui désirait vous parler. Il a même dit que vous deviez déjà être parti.

— Pourquoi diable a-t-il inventé cela ? se demanda tout haut Francis.

— La vente était conclue depuis quinze jours, fit Antoine. Seulement Morin avait obtenu de la princesse que les tableaux seraient laissés encore quelque temps en montre.

— Savez-vous combien elle a payé mes tableaux ? demanda Francis.

— Assez cher, répondit Antoine en souriant ; mais vous êtes mon ami, et je vous ai donné le premier coup d’épaule de la camaraderie en disant à la princesse que c’était bon marché. Morin a reçu quinze cents francs.

— Ah ! je comprends maintenant, s’écria Francis, je comprends pourquoi il ne m’a pas parlé de cette vente, et pourquoi il craint que je ne me rencontre avec cette dame. Il veut que j’ignore l’énorme gain que lui rapporte sa première affaire avec moi.

— C’est bien possible, et surtout dans le caractère de l’homme, dit Antoine, et je pensais quelque chose de semblable. Au reste, j’ai certifié que vous étiez encore à Paris, et j’ai donné votre adresse à mon élève. Si celle dame veut vous faire une commande, comme cela est supposable, vous pourrez traiter sur un bon pied et jouer à Morin le tour de lui rogner son énorme escompte. La princesse est fort riche et ne regarde pas à l’argent : elle vous en a donné la preuve, ajouta Antoine.

Le mot siffla à l’oreille de Francis, et cette plaisanterie sur l’heureuse vente de ses œuvres lui déplut, mais il ne montra pas son dépit.

— Et vous pensez que cette dame a l’intention de me commander quelque chose ? demanda-t-il.

— Peut-être veut-elle que vous lui fassiez deux pendans à votre Printemps et à votre Hiver. Au reste, maintenant qu’elle sait où vous trouver, elle vous fera demander. À propos, dit Antoine, nous vous invitons à dîner pour ce soir à la maison ; on pendra la crémaillère pour votre réception. J’ai reçu mon mois de leçons chez la princesse. Le mois prochain ne sera pas si bon, car cette dame est forcée d’interrompre pour une quinzaine de jours : il lui est arrivé de Russie des parens qui lui prennent tout son temps.

— Est-elle jeune ? demanda Francis.

— Elle est jeune, jolie et veuve, parfaitement polie. Elle fait de la peinture à peu près comme je ferais de la tapisserie, et oblige tous ses amis à prendre des billets pour des loteries où l’on gagne ses tableaux. J’en ai pris une fois, et j’ai eu la politesse de gagner. S’il y a un grain de vanité mondaine dans ces fantaisies, les pauvres en profitent. Son mari a été tué dans le Caucase, et depuis qu’elle est libre, elle use de sa liberté en femme qui a connu l’esclavage. Elle a d’excellent tabac, et elle brûle chez elle des parfums d’Orient.

— Et tout cela ne vous monte pas à la tête ? demanda Francis.

— Si, dans les commencemens, parce que je n’étais pas habitué aux odeurs, mais je commence à m’y faire, répondit Antoine.

— Ce n’est pas cela que je voulais dire, fit Francis. Je vous demandais si, vous trouvant fréquemment en tête-à-tête avec une femme que vous dites jolie, familière et capricieuse… Enfin est-ce que vous ne parlez jamais que de peinture ?

— Nous parlons de toute sorte de choses, dit Antoine, et comme la princesse fait de l’opposition à son gouvernement, nous disons du bien de la Pologne. Pendant l’heure de la leçon, je suis le maître de la princesse, et tout uniment son serviteur très humble quand elle est finie. Vous m’inquiétez, ajouta Antoine en riant. Est-ce que vous ailliez l’intention de demander la princesse en mariage ? Ce ne serait pas là mon compte, car naturellement ce serait vous qui lui donneriez des leçons, et alors notre marmite deviendrait comme par le passé un vase de pur ornement.

Les deux jeunes gens se séparèrent en se serrant la main et prirent rendez-vous pour le même soir, où Francis devait être présenté à toute la société des buveurs d’eau. Francis, ayant à cœur la conduite de Morin à son égard, se rendit chez lui pour en avoir l’explication ; mais aux premiers mots, celui-ci lui coupa la parole : — Je voulais vous ménager une surprise, mais vous ne m’en donnez pas le temps. Comme je ne néglige aucune occasion d’être agréable à mes artistes, vous auriez lu demain dans un journal : « Mme la princesse de ***, connue par son goût éclairé pour les arts, a fait l’acquisition des deux toiles de M. Francis Dernier qui attiraient ces jours passés la foule devant les splendides magasins de M. Morin, qui sont le rendez-vous ordinaire de tous les amateurs de Paris. » C’est court, mais c’est clair : tout le monde aurait eu son compte, et vous auriez eu le vôtre largement, et en autre monnaie, continua Morin ; car, ayant vendu vos deux toiles beaucoup plus cher que je ne l’espérais, j’avais résolu de vous faire participer à l’aubaine. Il faut que tout le monde vive, mon jeune ami. — Et Morin glissa dans la main de Francis un fin et frissonnant papier que celui-ci mit tranquillement dans son portefeuille.

Francis, disposé par Antoine à se méfier de Morin, suspecta un piège dans la générosité de celui-ci, et ne tarda pas à en découvrir le motif quand il entendit le marchand lui commander deux pendans aux tableaux vendus.

— Je vous les achète d’avance, dit Morin.

— A quelles conditions ? demanda Francis.

— Mais, reprit le marchand, il me semble que vous n’avez pas à vous plaindre des premières conditions que je vous ai faites ? Quand je propose une affaire à un artiste, à lui d’accepter ou de refuser, mais l’affaire conclue, je traite comme je l’entends avec mes cliens. Il est bien entendu que je gagne sur le marché, mais nous ne vivons pas dans les nuages : chacun vit de son état et cherche à en bien vivre.

— Alors vous ne devez pas trouver étonnant que je fasse comme tout le monde, dit Francis, et que je préfère, par exemple, traiter directement avec la personne qui désire avoir deux pendans aux tableaux qu’elle a achetés : en faisant l’affaire moi-même, je bénéficierai naturellement du gain que vous auriez fait sur moi. Vous l’avez dit vous-même : chacun vit de son état et cherche à en bien vivre.

— Mon cher monsieur, dit Morin, je suis allé vous prendre dans votre grenier, je vous ai mis en bonne posture, je voulais vous mettre dans une meilleure. Vous vous croyez déjà assez grand garçon pour vous passer de moi ; à votre aise. La délicatesse avec laquelle j’ai agi avec vous me servira de leçon.

— Alors, dit Francis, j’aurai l’honneur d’informer Mme la princesse de *** que je ne suis pas à la campagne, comme il vous a plu de le lui dire, et que je me tiens à sa disposition.

— Vous êtes parfaitement libre, dit Morin.

Francis revint chez lui, et de là se rendit à la maison d’Antoine, où il était attendu. Tous les buveurs d’eau y étaient réunis et l’accueillirent de telle façon qu’il se trouva promptement à son aise. On fit un repas modeste mais cette simplicité était de la part des convives l’objet de plaisanteries qui donnaient à entendre que chacun d’eux n’était pas habitué à un semblable ordinaire. La réception de Francis s’accomplit sans aucune des formalités ridicules dont il avait entendu parler. On ne lui demanda aucun serment : seulement le président de la société, un peintre qui s’appelait Lazare, le prit à part et lui donna lecture de l’acte d’association. C’était, formulée en articles, la répétition de la profession de foi qu’Antoine lui avait faite la veille. Lazare lui fit relire une seconde fois l’article 5, qui était ainsi conçu : « Le but de la société étant principalement de maintenir chacun de ses membres dans la stricte intégrité de son art, aucun d’eux ne pourra s’en éloigner et se livrer à des productions dites de commerce, quel que soit d’ailleurs le bénéfice qu’il pourrait en retirer… »

— Mais, interrompit Francis, à quoi peut-on reconnaître qu’on s’éloigne de cette intégrité ? Où s’arrête l’art ? où commence le métier ? Quand on a du talent, on le prouve dans toutes ses productions, et une œuvre ne perd aucun de ses mérites parce qu’elle a été payée.

— Il ne s’agit pas de cela, dit Lazare. Quand on a du talent, en eût-on même beaucoup, on risque de le compromettre en se livrant aux faciles improvisations, à l’inutile excès d’habileté, qui éloignent de l’étude sérieuse, pour un temps moins productive que les travaux frivoles dont le placement offre moins de difficultés. En faisant du fac-similé, on arrive à ne plus savoir faire du vrai, on commence par duper les autres, on finit par se duper soi-même. Voilà l’explication de notre article 5. Si vous n’avez pas compris, dit Lazare avec une apparence d’ironie, levez la main, je ne demande pas mieux que de répéter.

— J’adhère à cet article comme aux autres, répliqua Francis, et je connaissais déjà en partie toutes les clauses de votre contrat. Venir ici, c’était vous dire que je les acceptais.

— Alors, continua Lazare, il ne vous reste plus, si cela est actuellement dans vos moyens, qu’à verser la petite cotisation spécifiée par le dernier article, des fonds, qui malheureusement n’ont jamais le temps de se grossir, sont tenus à la disposition des membres qui prouvent en avoir besoin pour leurs travaux. Ils ne peuvent recevoir aucune autre destination, et les nécessités de la vie matérielle, si pressantes qu’elles soient, n’autorisent aucun de nous à y recourir. Ceux qui n’ont pu verser la cotisation aux époques convenues sont tenus à remplir les lacunes dès qu’ils en ont acquis les moyens. La caisse ne prête pas d’argent : elle refuserait quarante sous à vingt minutes d’échéance.

Comme c’était précisément le premier jour du mois, deux membres de la société, les seuls qui gagnassent régulièrement quelque argent, versèrent leur cotisation entre les mains du président-caissier. — Ceux qui ont quelque chose à me demander peuvent prendre la parole, dit Lazare, qui était aussi le caissier de l’association.

— Moi ! j’ai quelque chose à demander, dit le peintre Soleil, qui habitait le même logis que les deux frères Antoine et Paul.

— Explique-toi, dit Lazare.

— Eh bien ! fit Soleil d’un air très embarrassé,… je voudrais,… mais tu ne voudras pas…

— Quoi, quoi ? fit le caissier impatienté, parle toujours.

— Eh bien ! s’écria Soleil tout d’un trait, comme un homme qui demande quelque chose d’énorme,… je voudrais quatre francs pour acheter du cadmium.

— Demande un million, va, pendant que tu y es, fit Lazare. Tu commences à devenir fatigant et ennuyeux avec tes couleurs de convention.

— Je ne peux pas m’en passer pour mes soleils couchans, insista l’autre.

— Eh bien ! fais des soleils couchés.

Ce refus jeta le pauvre Soleil dans une tristesse moitié sérieuse, moitié comique. Il prétendait que l’absence de cette couleur fort coûteuse l’empêchait de travailler. — Oui, disait-il à Lazare, tu dis du mal du cadmium, parce que tu ne sais pas t’en servir ; tu veux m’empêcher de me faire une position.

Et Soleil alla douloureusement s’asseoir dans un coin. Un éclat de rire général accueillit sa sortie.

— Donne-lui ses quatre francs, dit Antoine à Lazare, sans cela il s’obstinera à ne pas travailler.

Lazare desserra en rechignant les cordons de sa bourse. — Tiens, dit-il en appelant Soleil, voilà ton affaire.

— Serait-il vrai ? s’écria celui-ci, et toute la joie d’un désir satisfait rayonna sur son visage.

Francis raconta ensuite à ses co-associés sa rupture avec le marchand et le motif de cette séparation. — Vous comprenez, dit-il, que j’aime bien mieux m’entendre avec les amateurs qui me commanderont de la peinture. Les règlemens ne s’opposent pas à ce que j’accepte des commandes ? demanda-t-il avec une intention railleuse.

— Ma foi ! c’est selon, répondit Lazare. Si on vous commandait des tableaux-pendules, je vous rappellerais à l’article 5 ; mais est-ce que les amateurs font déjà la queue dans votre escalier ?

— Je n’en suis pas là, dit Francis en rougissant, mais j’ai l’espérance de placer deux pendans à mon Hiver et à mon Printemps.

— En effet, dit Antoine, je crois que la princesse avait le dessein de vous les demander. À propos, continua-t-il en montrant à Francis un pastel dont le verre était brisé dans un coin, si vous voulez voir le portrait de cette dame, le voici. Elle me l’a donné l’autre jour pour que je fasse une retouche à la robe, qui a été un peu effacée. C’est l’œuvre d’un de nos compatriotes qui s’est établi en Russie et qui y a fait fortune. Quant à moi, je ne lui confierais pas ma palette à nettoyer.

— Est-ce ressemblant ? demanda Francis en regardant le portrait.

— Il faut être juste, fit Antoine, la chose a ce mérite. Qu’en dites-vous ?

— C’est une bien jolie femme que votre élève, dit Francis. Il faut avouer que ces types aristocratiques ont en eux quelque chose d’idéalement séducteur.

Au milieu de la soirée, la grand’mère revint de sa besogne. Elle n’était pas seule, un vieux soldat l’accompagnait. — J’ai rencontré le cantinier devant la caserne, dit-elle, et je l’ai amené pour qu’on fasse son compte.

— Ah ! vous voilà, père 56e, dit Antoine. Qu’est-ce qu’on vous doit ce mois-ci ?

— Voilà ma taille, dit le soldat on tirant de sa poche une carte comme celles qui servent à marquer les points au piquet.

— Soixante-six pains, dit Antoine, voilà seize francs cinquante. Savez-vous, père 56e, que nous avons eu une quinzaine déplorable ! On trouvait toute sorte de choses dans le pain, excepté de la farine.

— J’ai ouï dire en effet, dit le soldat, que la manutention ne faisait pas son devoir avec l’armée ; mais le ministre de la guerre a été faire un tour dans les bureaux des riz-pain-sel et leur a dit : « Je vous autorise à ne pas voler le gouvernement, qui est le père du soldat ; j’entends trouver tous les jours sur ma table un échantillon des vivres militaires, et la première fois qu’il me tombera sous la dent une substance malveillante, comme qui dirait de la paille ou n’importe quoi, je vous envoie tous traîner vos guêtres devant un conseil de guerre ! » - Paraîtrait, continua le soldat dans son langage pittoresque, que depuis ce temps-là la manutention nous envoie du vrai pain de gruau. Après ça, moi, ça m’est égal, je vends ce pain-là. je n’en mange pas. J’ai pris le boulanger du bourgeois.

Cette explication, qui révélait un nouveau détail de cette vie de misère, assombrit le visage de Francis. — Comment ! vous en êtes réduits là ? dit-il à Antoine en le prenant à part.

— A quoi ? demanda celui-ci. Ah ! au pain de munition ! Mais depuis que ce brave ministre s’est fâché contre ceux qui altéraient les vivres, le pain est parfaitement bon, et puis, quand il est mauvais, on en mange moins : c’est encore une économie.

— C’est égal, dit Francis, c’est triste.

— Ah ! dame ! fit Antoine, il est certain que ça ne ressemble pas à l’abbaye de Thélème.

— Dites-moi, reprit Francis, me voici des vôtres, et vous m’avez dit hier : « Tout ce qui vient chez nous se partage en entrant. » Partageons.

Et il montra le billet de cinq cents francs qu’il avait reçu de Morin.

— Vous vous pressez trop, dit Antoine avec vivacité, d’appliquer à vous-même une formule qui n’est qu’une façon d’exprimer la fraternité qui règne entre nous. Si nous étions dans une mauvaise passe, je pourrais profiter d’une offre dont je vous remercie au nom de tous ; mais nos petites affaires vont assez bien, et d’ailleurs vous aurez besoin de cet argent pour vous. Peut-être serez-vous longtemps sans en gagner, maintenant que vous avez rompu avec Morin. Il faut donc songer à l’avenir et ménager vos fonds, pour que vos travaux, qui peuvent rester improductifs, ne se trouvent arrêtés que le plus tard possible. Avec une pareille somme, vous pouvez être votre maître pendant près d’un an, et un an d’études sérieuses vous serait bien profitable.

— Un an ! dit Francis ; c’est impossible.

— Mettons six mois alors, puisque vous aimez le luxe, dit Antoine en riant.

— Bah ! s’écria Francis, je puis faire un peu de prodigalité, puisque je suis à la veille d’avoir une commande qui sera sans doute bien payée.

— A votre place, dit Antoine, au cas où je recevrais cette commande, je demanderais du temps pour l’exécuter.

— Mais je n’ai pas autre chose à faire.

— Si, dit Antoine, vous avez à faire des progrès.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr, reprit Antoine. Et pendant que je suis en train de vous donner des conseils qui ont votre intérêt pour but, je vous conseillerai de prendre un atelier dans un autre quartier que celui où vous habitez. Venez dans notre voisinage : cela vous sera plus commode pour nos relations, ensuite vous trouverez par ici des loyers moins chers et la vie à meilleur marché ; mais le principal avantage que vous tirerez de ce changement, c’est que vous ne serez pas soumis quotidiennement aux tentations que vous pouvez rencontrer à chaque heure et à chaque pas dans le brillant et bruyant quartier où vous logez maintenant. Le spectacle du bien-être, alors même qu’on n’est pas envieux, fait encore paraître plus triste une existence destinée aux privations. Malgré soi, on subit l’influence du milieu ; autant vaut qu’il soit favorable. Habitant par ici, vous vous épargnerez bien des comparaisons pénibles. En voyant des gens vivre à ne rien faire, on retrouve plus lourd à la main l’outil du travail qui vous fait à peine vivre.

— J’y songerai, dit Francis.

— Songez-y bientôt, acheva Antoine.

Comme il était fort tard, Francis se disposa à se retirer. Avant de partir, il alla serrer la main à ses nouveaux camarades.

— Ma foi ! dit Lazare à ses amis quand le nouveau sociétaire fut sorti, voilà un garçon qui ne me va que tout juste : on dirait, à ses manières, qu’il prend tous les jours un bain d’empois. Il faudra s’occuper de le friper un peu.


VI. – LA PRINCESSE RUSSE.

Pendant le chemin, Francis résumait ses impressions de la soirée. À part Lazare, tout le monde l’avait accueilli avec une apparence de cordialité ; mais il avait remarqué dans les paroles et les façons d’agir de ses co-associés quelque chose qui indiquait vaguement la protection. Il acceptait la franchise entre gens destinés à vivre familièrement, et cependant il eût souhaité que cette liberté d’opinion prît un peu plus de précautions pour s’exprimer. Deux ou trois fois dans la soirée on avait eu occasion de parler de sa peinture, et on s’était montré aussi prodigue de conseils, dont il ne contestait pas l’utilité, qu’on s’était montré avare de termes qui eussent au moins constaté une intention bienveillante. « Après tout, se dit Francis, je n’ai pas vu qu’ils fissent beaucoup de chefs-d’œuvre. » Et, se rappelant quelques passages des conversations qui avaient rempli la soirée, Francis se disait encore : « Ils ont beau protester, il y a dans l’esprit de chacun d’eux une source d’aigreur cachée sans qu’ils s’en doutent, un peu de déclamation dans leurs discours, et certainement de l’affectation dans leur simplicité. Des gens qui ne les connaîtraient pas et qui n’auraient pas vu ce qu’ils font seraient même autorisés à supposer que leur dédain pour de certaines œuvres a sa cause dans l’impuissance où ils sont d’en produire de semblables. Je ne dis pas que cela soit, ajouta mentalement Francis, comme pour protester contre une opinion offensante envers ses amis ; je crois seulement qu’on pourrait le dire. »

Comme il rentrait chez lui, son concierge lui remit une lettre qui avait été apportée dans la soirée par un valet en grande livrée. — Je sais ce que c’est, dit Francis en montant son escalier quatre à quatre ; il rompit le cachet, courut des yeux à la signature et n’en trouva pas. C’était un billet dans lequel la princesse*** lui demandait si ses occupations lui permettaient de venir lui donner des leçons. Elle le priait de répondre, afin qu’elle sût si elle devait conserver ou congédier son professeur actuel : pas un mot de plus. Francis demeura désappointé ; il croyait à une commande de nouvelles peintures, et la princesse ne lui parlait même pas de ses tableaux qu’elle avait achetés. Ce désappointement l’atteignait dans ses intérêts d’abord, et le ton de la lettre le blessait dans sa vanité ; ce n’était pas même une lettre, mais un billet strictement poli, six lignes de pattes de mouches élégantes, disant rapidement ce qu’elles voulaient dire, et pas de signature.

— Grande, dame et Tartare par-dessus le marché ! murmura Francis en froissant le billet ; je ne lui répondrai seulement pas. — Il comprit cependant combien ce silence serait de mauvais goût, et il commença par écrire sept ou huit lettres dans lesquelles il s’essayait à une impertinence sèche et digne. Il trouva enfin une forme de refus qui lui parut satisfaisante, et se promit bien de l’envoyer dès le lendemain. Il était tellement préoccupé de cette aventure, qu’il ne lui vint pas à l’idée un seul moment que le meilleur motif qu’il eût de refuser des leçons à la princesse, c’était Antoine : la pensée lui en vint seulement le lendemain au matin. Ce tardif souvenir modifia les termes de son refus ; il écrivit une nouvelle lettre, et remplaça le ton dépité par celui du regret. Il ne précisait rien, mais il éveillait des doutes sur la véritable cause du refus : c’était un non qui paraissait facile de ne pas dire oui.

Francis pensa qu’il serait plus convenable de faire porter cette lettre que de l’envoyer par la poste ; puis il réfléchit qu’il avait justement affaire dans le quartier de la princesse et qu’il pourrait déposer la lettre à son hôtel. Il s’habilla, et, s’imaginant que le temps était fort beau, il fit quelque toilette. Quand il arriva dans la rue, le temps avait changé. Francis prit une voiture à une station voisine. Comme il remettait sa lettre au concierge de la maison que la princesse habitait, celle-ci sortait précisément en voiture ; Francis l’aperçut à la portière, la reconnut aussitôt, et ajouta tout haut : — Cette lettre vient de la part de M. Francis Bernier. — La princesse, qui avait pu entendre, ne s’était pas arrêtée, et l’équipage était sorti du vestibule. Francis resta contrarié, mécontent de lui-même ; sa conscience lui reprochait toutes ces hésitations, qui avaient fini par une capitulation.

Revenu chez lui, il essaya de travailler ; mais il n’était pas en train. Au moment où il allait sortir, il vit entrer Antoine, et fut malgré lui embarrassé par sa présence. — Je viens vous annoncer, dit le buveur d’eau, que je vous ai trouvé rue Notre-Dame-des-Champs un atelier deux fois plus grand que le vôtre et moitié moins cher. Vous avez la vue sur des jardins, et vous serez à dix minutes de chez nous. L’atelier sera libre dans quinze jours. Je l’ai retenu et j’ai donné des arrhes.

— Vous avez eu tort, dit Francis avec vivacité ; je ne connais pas cet atelier ; il peut ne pas me plaire.

Antoine ne s’offensa pas de cette vivacité. — Tous les ateliers se ressemblent à peu près, dit-il, et pourvu que le jour soit favorable, cela suffit

— Celui-là est trop haut, dit Francis.

— Comment ! répondit Antoine en souriant, je ne vous ai pas dit l’étage ; c’est au rez-de-chaussée.

— Trop humide alors.

— Ah ! mon ami, répliqua Antoine, dites-moi donc tout de suite que vous ne voulez pas que nous soyons voisins.

— Je ne dis pas cela, fit Francis un peu impatienté ; mais j’ai mes habitudes dans ce quartier.

— Mais depuis hier, insista Antoine, il est quelques habitudes auxquelles vous vous êtes engagé à renoncer.

— Ah ! mon cher, répondit Francis, je commence à trouver un peu tyrannique une société qui empêche les membres qui en font partie d’habiter où il leur plaît ; d’ailleurs je n’ai pas vu cet article-là dans ce qu’on m’a lu hier.

— Effectivement il manque, dit Antoine ; mais c’est un tort.

— Comment trouvez-vous cela ? demanda Francis en indiquant l’ébauche de la composition à laquelle il travaillait.

— Tiens, dit Antoine, une allégorie de l’Automne ! Avez-vous déjà reçu la commande de la princesse ?

— Non, dit Francis, la princesse m’a écrit ; mais il ne s’agissait pas d’une commande. Ramassez un de ces papiers qui sont par terre, vous verrez de quoi il était question.

Antoine ramassa une des cinq ou six lettres écrites la veille par Francis. — Ah ! dit le jeune homme avec une certaine émotion, la princesse désire prendre des leçons avec vous. Eh bien ! j’ai agi en bon camarade, puisque je lui ai donné votre adresse.

— Mais vous voyez comment je lui ai répondu ? dit Francis.

— Vous ne lui avez toujours pas répondu cela, puisque la lettre est encore ici.

— Celle-là et les autres n’étaient que des brouillons, répliqua Francis.

— Ah ! et vous avez fait tant de brouillons pour répondre non ? – Et Antoine regarda son co-associé avec, une fixité inquiétante.

— Enfin, dit Francis en baissant les yeux, la princesse a mon refus entre les mains ; vous pouvez être tranquille.

Antoine se retira moins tranquille cependant qu’il n’affectait de le paraître. Les deux jeunes gens avaient senti que quelque chose venait de se briser dans leur intimité de fraîche date. Francis demeura deux ou trois jours sans rendre visite aux buveurs d’eau, et comme aucun d’eux ne vint le voir non plus, cet éloignement réciproque fit naître une égale froideur chez l’un et chez les autres. — Antoine semble me bouder, et c’est mal, disait Francis en lui-même, car enfin j’ai agi loyalement et en bon camarade.

Un soir, il reçut une lettre signée de Lazare : c’était une convocation officielle à une séance extraordinaire de la société. Francis avait rencontré dans la journée un de ses anciens amis, qu’il avait emmené dîner avec lui : il arriva un peu tard chez les buveurs d’eau. — Nous vous attendions pour commencer la séance, dit le président Lazare. Nos réunions officielles sont fort rares, c’est le moins qu’on y soit exact.

— J’ai été retenu par un ami, dit Francis en s’excusant, et d’ailleurs j’habite un peu loin.

— Tous vos amis sont ici, arrivés avant vous, continua Lazare, et par conséquent aucun n’a pu vous retenir.

La séance levée, Francis se retira assez froidement.

— Et vos commandes ? lui dit Antoine en le reconduisant.

— Mais, dit Francis, je ne les ai pas reçues, et je le regrette. Mon cher Antoine, quand vous verrez la princesse, tâchez donc de savoir au juste quelles sont ses intentions à mon égard.

— J’attends moi-même qu’elle me fasse prier de retourner chez elle, car elle n’a pas encore repris ses leçons, dit Antoine.

Quinze jours après cette soirée, c’est-à-dire un mois jour pour jour après l’interruption de ses leçons, Antoine reçut de la princesse un billet de forme affectueuse, mais qui renfermait un remerciement définitif. Le prix de douze cachets accompagnait cet envoi. Comme elle était arrivée précisément pendant l’absence d’Antoine, la grand’-mère avait distrait quelques francs de la somme qu’elle supposait être le paiement d’un travail. Dans la journée, Antoine avait précisément été voir Francis, auquel il voulait emprunter une gravure. Francis venait de rentrer au même instant ; il était vêtu avec beaucoup d’élégance. Une paire de gants blancs était posée sur un meuble. Antoine n’avait pas encore dit un mot, que son odorat fut saisi par le subtil parfum de l’essence de rose.

— Est-ce que vous êtes allé à Constantinople depuis qu’on ne vous a vu ? demanda-t-il à Francis. — Et, s’étant approché de celui-ci, il reconnut que ce pénétrant parfum se dégageait de ses vêtemens. — Vous avez un babil qui sent la commande, ajouta le buveur d’eau.

— C’est vrai, répondit Francis… J’ai reçu des nouvelles.

— Moscovites ? interrompit Antoine… Et la princesse vous a-t-elle dit si elle reprendrait bientôt ses leçons ?

— Demain, murmura Francis.

Ce fut en rentrant chez lui qu’Antoine trouva la lettre de remerciement. Il devint très pâle quand on lui montra l’argent, et entra dans une véritable fureur en s’apercevant que la somme était entamée d’une douzaine de francs.

— Il faut renvoyer cet argent tout de suite, avait dit Lazare, qui se trouvait en ce moment chez Antoine, et répondre à cette dame qu’un artiste n’est pas un domestique à qui on donne un mois de gages en le renvoyant. Bien que cela soit contre les règlemens, s’il me restait de l’argent en caisse, je te l’aurais donné ; mais je suis à sec.

— C’est aujourd’hui le 1er novembre ; Olivier et Léon recevront leurs appointemens : nous leur emprunterons, dit Paul.

— Malheureusement, reprit Lazare, c’est aujourd’hui fête de la Toussaint. Nos amis ne seront payes que demain ou après peut-être, et il faut que les cent vingt francs soient renvoyés avant ce soir à la princesse.

— Que pourrait-on bien vendre ? demanda Antoine. Tout à coup il aperçut Soleil occupé à se chauffer voluptueusement, les mains serrées contre le tuyau d’un poêle qui jetait une douce chaleur dans l’atelier. — Ote-toi de là, dit Antoine en troublant brusquement la béatitude de son ami, et il défit avec une tenaille les fils qui fixaient le tuyau au mur. — Mais pourquoi touches-tu au poêle ? dit Soleil. Il va très bien pour la première fois qu’on l’allume.

— Aide-moi à l’éteindre, répondit Antoine, qui retirait les bûches à moitié consumées et les trempait ensuite dans un seau d’eau que lui avait apporté son frère.

— Comment, comment ! on éteint le feu ? demanda Soleil.

— On ne peut pas vendre le poêle tout allumé.

— C’est vrai, ajouta Lazare, on ne le paierait pas plus cher. — Et ayant compris l’intention d’Antoine, il disparut brusquement.

— On va… vendre le poêle ! fit Soleil en joignant les mains.

— Si tu le permets, dit Antoine, et même sans ta permission. Lazare remonta avec un marchand de bric-à-brac, qui parlementa longtemps avant d’offrir la moitié du prix que le poêle avait coûté. – Il n’aura pas fait long feu, celui-là, murmura tristement Soleil pendant que le marchand emportait son acquisition.

Deux heures après, la princesse recevait son argent avec un mot très digne, et le soir, en rentrant chez lui, Francis trouvait dans sa serrure un petit papier qui ne contenait qu’une ligne : « Nous avons l’honneur de vous informer que votre démission est acceptée. Le président de la société des B. D. »

— Ma foi, dit-il philosophiquement, je leur souhaite bonne chance ; mais j’aime autant continuer mon chemin au milieu d’une route agréable que d’aller m’enfoncer volontairement dans des ornières. Quant au but, nous verrons plus tard qui d’eux ou de moi sera arrivé le premier. Leur article 5 est ridicule, et vouloir vivre en s’y soumettant, c’est essayer de nager avec une pierre au cou.

Que devint-il cependant après cette rupture avec les buveurs d’eau ? Ce qu’il était prédestiné à être : un artiste médiocre, bon garçon au fond, peu prétentieux quand l’âge lui vint, et ne prenant sa réputation que pour l’erreur d’une vogue dont il profitait comme le plus honnête homme peut profiter d’une erreur qui en définitive ne fait de tort à personne. Quant à ses anciens associés, on les retrouvera dans la suite de ces épisodes, dont le véritable titre pourrait être Scènes de la Vie de Misère.


HENRY MUGLER.