Les Bastonnais/02/07

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 98-102).

VII
le pont couvert.

Après cette entrevue, les deux jeunes filles se séparèrent. Pauline avait hâte de rentrer à la maison pour y apprendre des nouvelles de son père. Zulma se proposait de retourner en voiture à la Pointe-aux-Trembles. Son amie fit de son mieux pour la dissuader. Elle lui représenta que la journée était trop avancée pour permettre de voyager en sécurité et elle engagea Zulma à remettre son départ jusqu’au lendemain matin.

— Et mon vieux père ? objecta celle-ci.

— Il n’aura aucune appréhension. La nouvelle de l’arrivée de l’ennemi ne lui parviendra pas aujourd’hui.

Elle lui parviendra sûrement, au contraire ; de telles nouvelles se répandent très vite.

— Mais il ne peut avoir de crainte, sachant que vous êtes en sûreté avec vos amis, dans la ville.

— Mon père n’a aucune crainte à mon sujet, Pauline. Il sait que je puis prendre soin de moi-même ; mais c’est pour lui-même, que je désire m’en retourner. Il est faible et infirme et a besoin de moi.

— Mais, ma chère, considérez les risques que vous courez. Les routes seront infestées de ces horribles soldats, et quelle protection avez-vous contre eux ?

Pour toute réponse, la rougeur envahit les joues de Zulma et ses yeux bleus brillèrent d’un étrange éclat qui reflétait, non le défi, mais plutôt l’attente d’une émotion agréable.

— Attendez à demain matin, continua Pauline, et vous pourrez voyager sous la protection de quelque passe-port militaire. Je suis sûre que Roderick serait charmé de vous en procurer un.

Les lèvres de Zulma prirent une expression de mépris, mais elle ne répondit pas directement. Elle se contenta de déclarer de nouveau sa détermination de partir, rassurant tendrement son amie et l’embrassant avec effusion.

Il était environ quatre heures de l’après-midi et la lumière du jour s’était déjà considérablement obscurcie, quand le traîneau de Zulma arriva à la porte extérieure de la ville. L’officier de service essaya de la dissuader d’aller plus loin, mais elle expliqua si clairement sa situation et argumenta avec un tel air d’autorité, qu’il fut bien forcé de se plier à ses désirs.

Bon ! se dit-elle à elle-même avec un sourire, j’ai passé à travers un cercle d’acier. Il me reste à voir comment je vais traverser l’autre. Elle n’eut pas longtemps à attendre.

À environ deux milles de la ville, la route qu’elle parcourait, suivait la pente rapide d’une colline assez escarpée au pied de laquelle coulait un petit cours d’eau, enflé, à cette saison, par la fonte des neiges et rempli de glaçons. Au-dessus de ce cours d’eau était un pont couvert, à l’entrée fort obscure.

En commençant la descente, l’obscurité et la solitude de la gorge agitèrent les nerfs de Zulma, et elle excita son cheval afin de passer le pont aussi vite que possible. Ses yeux fouillaient tous les recoins du ravin, et ce fut avec un soupir de soulagement, qu’elle approcha du pont sans avoir vu un être humain. Mais tout à coup, au moment les sabots du cheval foulaient les premières planches du pont, l’animal devint rétif. Il secoua la tête, se balança à droite et à gauche dans les traits et donna d’autres signes évidents d’une peur causée par un danger qu’il voyait devant lui. Zulma essaya de le forcer à continuer sa course ; mais ces efforts ne firent qu’accroître la terreur du cheval. Le domestique, jeune paysan niais, doué de plus de force que de courage, se tourna vers elle, la consternation peinte sur sa figure décolorée, et murmura quelque chose où il était question d’obéir à l’instinct de l’animal et de ne pas s’aventurer à aller plus loin.

— Descendez et allez voir ce qu’il y a, s’écria-t-elle. Si vous avez peur, j’irai moi-même.

Notre homme descendit lentement de la voiture et reconnaissant sa route à tâtons, le long du travail, atteignit la tête du cheval où il s’arrêta. De là, il plongea le regard dans l’obscure cavée du pont. Il saisit alors la bride et essaya de conduire l’animal ; mais celui-ci, d’une secousse, se débarrassa de l’étreinte du conducteur et se cabra, secouant le traîneau et mettant en danger le siège de Zulma. Elle était sur le point de sauter à bas de la voiture, quand son domestique revint précipitamment en s’écriant :

« Les Bastonnais ! »

Au même moment, on aperçut sous l’arche du pont le reflet de baïonnettes. Deux soldats s’avancèrent dans l’espace éclairé et on entendit le commandement sec et sévère : halte !

Le domestique se tenait tout trem­blant derrière le traîneau. Zulma, tranquillement, fit signe aux soldats d’avancer. Ils s’approchèrent. Elle leur dit un mot en français, mais ils branlèrent la tête. Alors, ils parlèrent en anglais, mais, à son tour, elle branla la tête. Ils sourirent et elle sourit. À ce moment, le cheval, comme s’il appréciait la situation, ayant tourné la tête pour regarder les soldats, redevint tranquille et resta en place. Le domestique n’avait pas autant de bon sens, car il était encore là tout tremblant derrière la voiture.

Les soldats se consultèrent un moment ; puis le plus âgé fit signe à Zulma qu’elle devait retourner à la ville. Elle répondit dans le même langage qu’il lui fallait continuer sa route. Ils insistèrent un peu plus sérieusement. Elle insista, de son côté, avec un commencement d’impatience. La position devenait embarrassante, quand un homme de haute stature apparut à l’entrée opposée du pont, et d’un mot bref de commandement fit retirer les soldats. Zulma regarda devant elle et sa physionomie refléta une expression mêlée de surprise et de plaisir. Le nouveau venu s’avança à côté de la voiture, toucha son chapeau et salua respectueusement la belle voyageuse.

Veuillez excuser mes hommes, Mademoiselle, dit-il en bon français. Je vois qu’ils vous ont retenue ; mais nous faisons des patrouilles dans les routes et leurs ordres sont stricts. Vous désirez continuer votre route du côté de la campagne ?

— S’il vous plaît, Monsieur.

— Avec cet homme ?

— Oui ; ce n’est pas un soldat, mais un domestique de ma famille. Nous sommes entrés dans Québec ce matin avant l’investissement et il est absolument nécessaire que je rentre chez moi ce soir.

Le ton de Zulma n’était pas celui d’une suppliante. Ses manières montraient que, de même que les commandements des soldats ne l’avaient pas intimidée, elle n’avait pas davantage de faveur à demander à l’officier. Celui-ci, sans doute, comprit tout cela d’un coup d’œil et il ne parut pas en concevoir de déplaisir, car au lieu de donner la permission de partir, il sembla hésiter et balancer, comme désireux de prolonger l’entrevue. Finalement, il réussit à renouer la conversation en demandant à Zulma si elle ne craignait pas de poursuivre son voyage à cette heure tardive, lui offrant de lui fournir une escorte, si elle le désirait. Elle répondit en riant que l’escorte elle-même serait probablement le plus grand danger qu’elle rencontrerait sur sa route.

— Alors, je vous escorterai moi-même, dit le jeune officier avec un profond salut.

Zulma le remercia, l’assurant en même temps qu’elle n’avait pas besoin de protection et qu’elle ne prévoyait aucun embarras. Elle appela alors son domestique à son siège auprès d’elle et elle était sur le point de donner au cheval le signal du départ, quand on entendit, dans la direction de la ville, la détonation d’une arme à feu. La jeune fille et l’officier se regardèrent.

— Un coup égaré, dit celui-ci, après avoir écouté un moment. Ce n’est rien. Vous n’avez pas peur, Mademoiselle ?

— Veuillez m’excuser, Monsieur, répondit Zulma, mais c’est le second coup de feu que j’entends aujourd’hui. Celui-ci peut n’avoir aucune importance, mais le premier était terrible, et je ne l’oublierai jamais.

L’officier regarda Zulma, mais ne dit rien.

— Est-il possible que vous ne vous le rappeliez pas, vous aussi ?

— Nous y sommes accoutumés, Mademoiselle, ce…

— Celui qui a tiré ce coup de fusil est un misérable et celui auquel cette balle était destinée, s’écria Zulma se redressant et fixant ses yeux brillants sur l’officier, est un héros.

Bon soir, Monsieur.

Et, comme s’il eût été animé de l’ardeur avec laquelle sa maîtresse prononça ces paroles, le cheval fit un bond en avant et le traîneau s’engouffra dans le sombre tunnel du pont.