Les Bastonnais/02/06

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 94-98).

VI
le pavillon parlementaire.

Tout à coup, on remarqua un singulier mouvement parmi les troupes américaines et le silence régna au milieu de la foule anxieuse qui encombrait les remparts. On vit les principaux officiers rebelles se grouper et se consulter. Il était évident, à en juger par leurs gestes, qu’ils discutaient une question importante, et que ce conseil était loin d’être harmonieux. Au centre du groupe était un homme de petite taille et de forte corpulence, au teint fleuri et paraissant âgé d’environ trente-cinq ans. Il exposait ses vues énergiquement, tantôt avec un sourire persuasif, tantôt par des paroles violentes. C’était Arnold. Quelques officiers écoutaient en silence, d’autres s’éloignaient en faisant des gestes de dérision et avec un air de mépris sur leurs traits. Finalement, l’entrevue se termina ; les troupes se retirèrent un peu sur tout le long de la ligne et tous les soldats parurent très anxieux de voir ce qui allait se passer.

Un clairon s’avança, suivi d’un jeune officier de haute stature portant l’uniforme des grenadiers. Tous deux firent à Arnold le salut militaire et reçurent les instructions qu’il leur donna à voix basse. Le jeune officier prit des mains de son commandant une dépêche scellée et dégainant son épée, il y attacha un mouchoir blanc.

La vue du mouchoir expliquait tout le mouvement.

« Une sommation de capituler, » tel fut le mot qui passa le long des rangs des Continentaux, et qui fit rire presque tous les soldats. Les officiers pouvaient à peine dissimuler leur dégoût, et quelques-uns d’entre eux protestèrent hautement contre l’obligation où ils se voyaient d’être témoins de l’humiliation qui allait leur être infligée, ils en étaient sûrs.

« Un pavillon parlementaire ! » s’écria la foule amassée sur les remparts et l’objet de la conférence demandée redoubla l’intensité de la curiosité générale. On peut bien assurer que personne, dans la ville, ne soupçonnait qu’il pût être question d’une demande de capitulation, rien ne pouvant paraître plus ridicule dans les circonstances présentes.

L’officier accompagné du clairon s’avança rapidement sur le terrain vague qui s’étendait de la ligne de bataille des assiégeants, aux murailles de Québec. À intervalles réguliers, suivant les règles du service, le soldat sonnait le clairon, mais aucune réponse ne
venait du côté de la ville. Finalement, les deux émissaires s’arrêtèrent et restèrent immobiles en pleine vue des deux camps.

Quel beau garçon ! dit Zulma à Pauline.

Les jeunes filles étaient à une excellente place pour voir tout ce qui se passait, et cela les intéressait tellement que la timide Pauline elle-même oubliait l’inquiétude que lui causait l’absence prolongée de son père.

— Voulez-vous parler du clairon ?


— Oh ! le soldat est assez bien de sa personne ; mais je parle de l’officier qui porte le pavillon.

Les deux amies discutaient cette intéressante question quand leur attention fut attirée par un mouvement qui se produisit à la porte, presque en dessous d’elles. Un officier anglais sortit seul et se dirigea vers le porteur du pavillon.

— Pas possible ! s’écria Pauline.

— Oui, c’est lui-même, répondit Zulma en riant.

— Roderick !

— Oui, et l’on ne pouvait faire un meilleur choix. Un beau royaliste contre un beau rebelle. Mais il y a une disparité d’âge.

— À peine.

— Je vous demande pardon. Notre grand et beau rebelle a tout au plus vingt et un ans, j’en suis sûre, tandis que votre lieutenant, Pauline, est d’un âge plus mûr.

C’était en effet Roderick Hardinge qui avait reçu la mission d’aller à la rencontre de l’envoyé américain. Les deux officiers s’inclinèrent poliment et échangèrent le salut militaire ; puis eut lieu entre eux la conversation suivante, comme on l’apprit plus tard des lèvres mêmes des deux participants.

— Vous avez sans doute reçu la mission de venir me rencontrer ici, dit le Continental.

— J’ai cet honneur, Monsieur, répondit Roderick

— Et de recevoir mon message.

— Je vous demande pardon, Monsieur, mais je regrette d’avoir à vous apprendre que j’ai reçu instruction de ne recevoir aucun message que ce soit.

— Mais le colonel Arnold demande une conférence selon les usages de la guerre.

— J’en suis bien fâché. Monsieur, mais je ne puis discuter la question. Mes ordres sont de vous informer que la garnison de Québec ne désire avoir aucune communication avec le commandant des forces continentales.

— Mais, Monsieur, ce…

— Veuillez m’excuser. Nous sommes soldats tous deux. Nous avons fait notre devoir et j’ai l’honneur de vous saluer.

Le lieutenant Hardinge s’inclina et recula d’un pas ou deux. Le porteur du pavillon parut perplexe, pour un instant, devant la tournure que prenait l’affaire, mais recouvrant bientôt son sang-froid, il rendit le salut, fit demi-tour, et, suivi du clairon, repartit à grands pas, à travers la plaine.

Un tumulte général s’éleva. Des deux côtés, l’émotion était arrivée à son comble. Les Américains, voyant l’insulte faite à leur envoyé, pouvaient à peine se contenir dans les rangs. Les citadins, du haut des murailles, poussaient des hourras, et les dames agitaient leurs mouchoirs. Zulma faisait exception. Elle n’avait aucun plaisir à manifester ; au contraire. Elle ressentait vivement l’affront fait au jeune et beau rebelle et elle eut bientôt l’occasion de laisser percer ses sentiments. Comme Roderick Hardinge tournait pour revenir à la porte, il leva les yeux sur la ligne compacte des spectateurs massés sur les remparts, et aperçut Pauline et Zulma. Il envoya à toutes deux, en souriant, un coup d’œil de reconnaissance. Pauline le lui rendit d’un œil ardent et la figure animée par la joie et l’orgueil que lui donnait le service important que son ami avait été appelé à remplir. Zulma affecta de ne pas voir Hardinge et regarda du côté des Américains d’un air évidemment offensé.

Tout à coup, on entendit la détonation d’une arme à feu, un petit panache d’une fumée bleue pâle flotta par-dessus la crête du mur. S’il y avait de l’émotion jusque-là, c’était maintenant du tumulte et de la consternation.

Un outrage avait été commis. Quelqu’un, à Québec, avait tiré sur le pavillon parlementaire. Pauline jeta un cri perçant et se cacha la figure dans les mains.

— Qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle. La bataille va-t-elle commencer ? Hâtons-nous de nous en aller. Et Roderick, où est-il ?

— En sécurité derrière la porte, s’écria Zulma en se penchant en avant d’un mouvement prompt et nerveux et montrant du doigt devant elle ; mais l’Américain n’est pas en sûreté, lui ! On a tiré sur lui ! On a violé les lois de la guerre ! Voyez, il est le seul qui soit resté calme. Il marche fièrement, sans même tourner la tête. Voilà le héros ! On tire sur lui comme sur un chien, en violation de tous les usages civilisés, et pourtant il est plus noble qu’aucun de ceux qui prétendent regarder les Américains comme indignes d’être traités humainement.

Les Américains pouvaient à peine maintenir leur discipline. Si les troupes avaient pu suivre leur impulsion, elles se seraient jetées tête basse contre les murs pour venger l’insulte ; mais heureusement, les officiers réussirent à les calmer. Le coup de fusil n’avait pas été répété. C’était peut-être un accident ou encore quelque milicien avait-il fait feu sans ordre. Ni l’officier ni le clairon n’avaient été touchés.

L’armée se contenta de pousser un dernier cri de défi et se replia en se déployant en partie sur la gauche, de manière à occuper la grande route conduisant de la campagne à la ville. Arnold était amèrement désappointé. Sa sommation de capitulation était un trait caractéristique d’impudence, comme nous l’avons vu, non pas tant à cause de la sommation elle-même, que des menaces et d’autres termes de rodomontade dans lesquels elle était couchée. Néanmoins, elle aurait pu réussir comme ruse de guerre. L’insuccès était pour lui une cause de profond chagrin et la manière insultante et humiliante avec laquelle ce refus avait été signifié ajoutait encore à l’amertume de cette peine.

D’un autre côté, les habitants de Québec étaient jubilants. C’était un premier essai de forces et la garnison n’avait pas faibli. C’était la première fois que les Québecquois voyaient ces terribles Bastonnais et ceux-ci ne leur avaient inspiré aucune terreur.

Roderick interpréta assez bien le sentiment général dans une conversation qu’il eut, dans l’après-midi du même jour, avec Pauline et Zulma. Cette dernière avait soutenu que le pavillon parlementaire aurait dû être reçu.

Roderick répliqua qu’il n’avait, bien entendu, aucune explication à donner relativement à l’ordre de ses supérieurs ; mais à en juger pur lui-même, il pouvait dire que tout autre commandant qu’Arnold aurait peut-être mérité plus de considération. Mais Arnold était bien connu dans la ville. Il était souvent venu à Québec, de la Nouvelle-Angleterre, dans le but d’acheter des chevaux pour les Indes Occidentales, commerce dans lequel il était engagé. En somme, il n’était autre chose qu’un maquignon, avec toute la fanfaronnade, la vulgarité et la faconde particulières à cette classe d’individus. Il avait été placé à la tête de cette expédition surtout à cause de sa connaissance personnelle du pays. Il se vantait d’avoir à Québec des amis qui pouvaient l’aider. Il était donc bon de le traiter tout d’abord avec un mépris mérité et de lui prouver qu’il n’avait pas d’alliés parmi eux.