Société française d’imprimerie et de librairie (p. 131-145).

CHAPITRE XIII

Ce qui passionne dans l’histoire des naufrages ; le devoir du capitaine ; héroïsme ; courage de Mme de la barre ; prêtres et ministres protestants ; Épisodes des naufrages du Royal-charter, du London, du Saint-Géran, du Borysthène, du Birhenhead ; défaillances ; l’Union et le capitaine Neal ; la Méduse et le capitaine duroy de chaumareys ; le capitaine carsin et les Deux-Amies ; souffrances de ceux qui échappent au naufrage ; embarcation sans voiles ni rames, sans vivres ni eau ; la faim et la soif ; les cadavres mangés ; longue agonie ; le délire ; la folie ; radeaux : celui de la Junon ; le radeau de la Méduse ; il est abandonné par les embarcations ; révolte ; massacres ; blessés qu’il faut jeter à la mer ; après le naufrage du Neptune ; le matelot Bouret ; Le dernier survivant du Speke-Hall.

Il y a dans chacune des pages lugubres de l’histoire des naufrages quelque chose qui nous attire, nous émeut, nous passionne ; en face du péril qui menace et atteint des centaines de marins, éclate l’héroïsme que l’occasion fait naître subitement.

C’est généralement le capitaine du navire, inflexible dans sa loyauté, repoussant tout moyen de salut avant d’avoir accompli l’impossible pour préserver les existences à lui confiées. Il veut quitter son navire le dernier, ainsi le devoir le lui ordonne ; et souvent, lorsque ce moment est arrivé, il est trop tard.

Il y a la bravoure de quelque matelot obscur qui grandit tout à coup, se dévoue, accomplit des prodiges, sauve la vie de ses semblables et, dans une œuvre au-dessus de ses forces, peut-être perd sa propre vie.

Parfois c’est une femme qui donne l’exemple du courage, comme Mme de la Barre, lors du naufrage de la Caravane, qui eut lieu dans la nuit du 21 octobre 1817, à dix ou douze lieues au vent de la Martinique.

Ailleurs c’est un prêtre, un pasteur protestant qui, s’oubliant lui-même et s’élevant au-dessus de l’humanité, au-dessus des effrois de la chair, console ses compagnons d’infortune, les fortifie contre la mort, les bénit : on vit ainsi un ministre anglican lors du naufrage du Royal-Charter qui périt corps et biens au mouillage des îles d’Anglesea, dans l’ouragan du 26 octobre 1859 : ce sont des occurrences où la véritable foi est soumise à une rude épreuve ! Un autre ministre anglican, le Rev. Draper, se montra sublime dans ses exhortations à bord du steamer le London, capitaine Martin, qui sombra à la hauteur de l’île d’Yeu, le 11 janvier 1866. Ces exemples pourraient être multipliés.

En 1744, lors du naufrage du Saint-Géran, — ce vaisseau sur lequel Bernardin de Saint-Pierre a fait jouer un rôle si touchant à son héroïne — lorsque tout espoir fut perdu, l’équipage criait miséricorde et demandait des prières pour implorer l’assistance divine. L’aumônier se mit à chanter le Salve Regina et l’Ave maris stella. À bord du vapeur le Borysthène, qui échoua sur la côte d’Afrique, non loin d’Oran, au moment où le navire allait verser tout entier sur le côté droit, et comme déjà l’eau entrait à gros bouillons dans la salle à manger, dans les cabines, l’abbé Moisset, vicaire, « donna à tous la bénédiction, dit un témoin qui survécut au naufrage. La voix pleine de larmes de ce pauvre prêtre, recommandant à Dieu deux cent cinquante malheureux que la mer allait engloutir, remuait toutes les entrailles. » L’abbé Moisset fut de ceux qui périrent.

Il n’y a peut-être rien qui dépasse en héroïsme l’attitude des marins et des soldats à bord du Birkenhead, au moment où ce navire sombra, en vue du cap de Bonne-Espérance.

Le Birkenhead, transport de guerre à vapeur et à aubes, avait quitté l’Irlande le 7 janvier 1852, ayant à son bord des détachements du 12e régiment de lanciers et de divers régiments de ligne, à destination des baies de Saint-Simon et d’Algoa ; plusieurs de ces militaires emmenant avec eux femme et enfants ; en tout avec l’équipage du navire six cent trente-huit personnes. La traversée avait été heureuse ; on touchait au terme du voyage, et le bateau à vapeur faisait huit nœuds et demi à l’heure par un temps très calme ; lorsque le 25 février, dans l’après-midi, une violente secousse ébranla le navire, de l’avant à l’arrière, remplissant de terreur ces passagers tantôt tout à l’espoir d’arriver à bon port. Le Birkenhead venait de toucher sur un écueil encore inconnu des marins. La pointe de la roche avait pénétré jusque dans la chambre des machines, livrant passage à une quantité d’eau si considérable que plusieurs hommes furent noyés dans l’entrepont.

Malgré la soudaineté de la catastrophe, aucune confusion ne succéda au premier mouvement de terreur. Les matelots, sur l’ordre de leur capitaine, préparèrent les canots, tandis que, rassemblés sur le pont par leurs officiers, les soldats attendaient en silence qu’on disposât d’eux. Quand tout fut prêt, les femmes et les enfants, qui étaient nombreux, furent descendus dans les canots, avec les marins indispensables à la manœuvre et quelques soldats. Cent quatre-vingt-quatre naufragés sur six cent trente-huit furent sauvés de la sorte.

La terre était proche : quelques kilomètres seulement séparaient du rivage les malheureux restés sur le navire en perdition… Ils espéraient sans doute que les canots, après avoir débarqué leur premier chargement, reviendraient assez à temps pour les secourir, qu’on leur adjoindrait peut-être même des canots du port.

Mais par l’ouverture que le bateau à vapeur portait au flanc, la mer entrait en défiant toute résistance.

Pas un mot, pas un murmure ne s’était fait entendre parmi les soldats, tandis que s’opérait le sauvetage des femmes et des enfants. Leur commandant, le major Seton, les fit ranger en bataille et prononça quelques paroles de suprême consolation ; de son côté, le capitaine du Birkenhead exhortait ses hommes à la résignation.

Le moment vint où chacun comprit que les secours arriveraient trop tard…

Le capitaine s’établit sur la dunette avec son état-major, attendant l’instant fatal ; et lorsque les tressaillements du navire et l’affreux craquement qui se produisait dans sa charpente, annoncèrent qu’il fallait renoncer à tout espoir, au commandement donné d’une voix ferme, les soldats présentèrent les armes et le Birkenhead s’abîma dans les flots. Il est impossible d’imaginer quelque chose de plus sublime.

Mais à côté de ce stoïcisme devant le péril, de ces déploiements d’énergie cités plus haut, de ces renoncements, de ces admirables exemples d’abnégation et de dévouement, il se produit de coupables défaillances. Trop de fois, l’honneur d’un capitaine fait naufrage avant le navire qui va aux abîmes. Tous ne font pas strictement leur devoir. Il en est qui dans des situations désespérées se montrent avant tout pressés de profiter de la chance que leur offre une des embarcations du bord. C’est ainsi qu’au moment du naufrage du vaisseau anglais l’Union sur un banc de sable de l’île de Ré, en 1775, on vit le capitaine Neal crier au pilote de couper les cordes d’un côté de la chaloupe tandis qu’il les coupait à l’autre extrémité ; mais, faute d’ensemble dans le mouvement, la chaloupe entra d’un côté dans l’eau et fut submergée et le capitaine noyé. C’est ainsi encore que le capitaine de la Méduse, confortablement installé dans le principal de ses canots, fit trancher les amarres du radeau qu’il s’était solennellement engagé à ne pas abandonner.

Il y a des capitaines qui devant l’imminence d’une catastrophe, amenée peut-être par leur impéritie, perdent la tête et se donnent la mort : c’est une autre manière de faillir à son devoir. Le capitaine Carsin commandait les Deux-Amies de Bordeaux ; il échoua en vue des côtes du Maroc, et devant la perspective des traitements barbares qui attendaient et lui et son équipage, proposa d’abord de faire sauter le navire, et ne fut pas écouté ; alors s’étant jeté sur son lit, il se tira deux coups de pistolet dans la bouche.

Après avoir échappé à la mort immédiate, quelles souffrances n’endurent pas les tristes privilégiés qui n’ont survécu au naufrage que pour se trouver à des centaines de lieues de toute terre, dans une étroite embarcation sur une mer encore menaçante, sans vivres, sans eau, à peine vêtus, sans rien pour s’abriter des ardeurs du soleil, sans rien pour se couvrir par les froides nuits, sans cartes, ni boussole ! Ils sont exposés à mourir de faim, mort plus lente, mais bien plus cruelle que la mort trouvée par ceux qui ont péri.

Et pourtant, pour conserver ce mince avantage qui leur est offert de respirer encore, il leur a fallu peut-être, oublieux de tout sentiment humain, sacrifier des existences à la leur. On a vu des naufragés entassés dans un canot à le faire couler, éloigner d’eux sans pitié en les frappant de leurs sabres, en leur faisant lâcher prise à coups de hache, les malheureux qui s’accrochaient à leur embarcation, au risque de la faire chavirer. Et dans ce canot où ils ont trouvé asile, pour y arriver, quelques-uns, sachant nager, ont dû se débarrasser d’un noyé qui les saisissait par les pieds, qui les embrassait dans une étreinte mortelle et les faisait couler à fond. Ils ont été forcés, pour revenir à la surface, de se dégager à n’importe quel prix…

Lors de l’incendie du Cospatrick, de deux embarcations qui s’éloignèrent du lieu de la catastrophe, une seule devait être secourue. Elle portait un officier nommé Macdonald et une quarantaine de naufragés. Mais bientôt la soif commença à se faire sentir. Trois hommes moururent après être devenus fous. Le lendemain quatre hommes moururent encore, et les survivants éprouvèrent une telle faim et une telle soif,

Le pont de la Junon.
qu’ils burent le sang et mangèrent le foie de deux des morts. Le jour suivant vit encore la mort de quatre hommes, et le nombre des passagers de la chaloupe fut peu à peu réduit à huit qui déliraient. Deux hommes moururent encore ; les naufragés jetèrent l’un des cadavres par-dessus bord, mais ils n’eurent pas la force de soulever l’autre. Cinq de ces infortunés agonisaient, plongés dans un engourdissement léthargique, lorsque Macdonald fut réveillé par l’un d’eux qui lui mordait les pieds. Il vit alors un bâtiment courant sur eux ; — c’était le British-Sceptre. — Mais quelle délivrance tardive !

Les hommes qui abandonnent le navire naufragé et confient leur existence à un radeau, font parfois un périlleux échange. S’ils prolongent leur existence de quelques jours, c’est pour être en butte aux plus épouvantables hasards et souffrir mille morts avant le trépas. Une circonstance singulière se produisit lorsque la Junon, bâtiment de commerce anglais, périt dans les mers de l’Indo-Chine, par une voie d’eau. Les matelots qui s’étaient aventurés sur un radeau après avoir ramé désespérément toute une nuit se retrouvèrent le lendemain le long du bord de la Junon, du côté opposé à celui d’où ils étaient partis : ils avaient erré à l’aventure… Au point du jour, quand ils se virent si près du navire, ils quittèrent le radeau et rejoignirent leurs compagnons d’infortune, demeurés échelonnés sur les haubans, et suspendus dans la hune.

Non, les radeaux n’offrent pas une grande ressource. Ces assemblages de pièces de mâtures formés à la hâte au milieu des éléments déchaînés ou dans le désordre d’un accident de mer — incendie, échouement, collision — ne présentent guère de solidité. Que de fois, dans des naufrages ignorés, cet expédient d’un radeau a dû être employé en vain !

Mais il n’y a sans doute jamais eu après un naufrage de souffrances pareilles à celles qu’eurent à supporter les marins, soldats et passagers descendus sur un radeau, après l’échouement de la Méduse. Nous avons dit comment ce radeau fut abandonné à plus de douze lieues du littoral, par les canots de la Méduse qui avaient accepté l’obligation de le remorquer. On a les relations de MM. Corréard, ingénieur géographe, et H. Savigny, chirurgien de marine, rares survivants de cet épouvantable drame maritime Nous les suivrons dans leurs récits.

Les naufragés se trouvaient tellement serrés les uns contre les autres, faute de place, qu’il leur était presque impossible de remuer. Quelques-uns plongeaient à demi dans l’eau. Au moment du départ, le radeau menaçant d’enfoncer sous le poids des hommes, on avait jeté plusieurs barils de farine à la mer. Il ne restait plus, en fait de vivres, qu’un sac de vingt-cinq livres de biscuit, et ce sac ayant été mouillé, le biscuit se réduisit en pâte. Pour boisson, on avait seulement six barriques de vin et deux petites pièces d’eau. D’autre part, on ne possédait ni cartes ni compas de route, et la petite voile qu’on parvint à fixer au mât ne pouvait servir que pour aller vent arrière.

Lorsque la faim se fit sentir, le biscuit ne procura qu’un repas insuffisant, et ce fut le meilleur que les naufragés firent sur le radeau. Dès le premier jour le biscuit fut épuisé. On arriva avec assez de calme à la nuit, qui fut affreuse ; le vent fraîchit, la mer grossit beaucoup. Chaque fois que les lames soulevaient une des extrémités du radeau, les passagers — qui n’avaient pas le pied marin — tombaient les uns sur les autres et l’on entendait sans cesse des cris de désespoir.

Le jour en arrivant offrit aux regards un lamentable spectacle. Dix à douze malheureux ayant les jambes fortement engagées dans les séparations que laissaient entre elles les pièces du radeau, n’avaient pu se dégager et y avaient perdu la vie ; plusieurs autres avaient été enlevés du radeau par la violence de la mer. On eut encore dans cette journée, qui fut assez belle, l’espoir de voir revenir les embarcations ; mais quand on se vit trompé, un complet découragement s’empara des âmes, et l’esprit de sédition se manifesta par des cris de fureur. Le soir, le ciel se couvrit d’épais nuages et la mer fut encore plus grosse que la nuit précédente. Les vagues, attaquant le radeau, forcèrent les naufragés à se réunir au centre, et ceux qui ne purent le gagner périrent presque tous. Du reste, la concentration fut telle que quelques hommes furent étouffés par le poids de leurs compagnons d’infortune, qui tombaient sur eux.

Les soldats et les matelots, se regardant comme perdus, se mirent à boire avec excès. Alors, devenus furieux, ils s’écrièrent qu’on voulait les trahir, qu’il fallait mourir tous ensemble, et ils tentèrent de détruire le radeau en coupant les amarrages qui en unissaient les diverses parties. Un d’eux s’avança armé d’une hache pour exécuter ce dessein insensé.

Les officiers et les passagers s’y opposèrent ; et un combat terrible s’engagea à coups de haches, de sabres, de baïonnettes, de couteaux. Ceux qui n’avaient point d’armes, mordaient cruellement, déchiraient leurs adversaires. Les soldats saisissent le commandant d’infanterie Dupont et le jettent à la mer. Sauvé par ses amis, les révoltés veulent lui crever les yeux avec un canif. C’était une démence qui ne pouvait s’expliquer que par l’horreur de la situation.

La lune éclairait ces épouvantables scènes. La lassitude seule amena quelques moments de trêve. Aux premières lueurs du jour, on constata que plus de soixante hommes avaient péri : plusieurs s’étaient noyés de désespoir. On s’aperçut aussi d’un grand malheur : les rebelles, pendant le tumulte, avaient jeté à la mer deux barriques de vin et les deux seules pièces d’eau ; il ne restait qu’une barrique de vin à distribuer entre les soixante-sept survivants. Il fallut se mettre à demi-ration.

Dans cette journée déjà, les premiers actes de cannibalisme se produisirent. Quelques hommes se jetèrent sur les cadavres dont le radeau était encombré et dévorèrent des lambeaux de chair. Quelques-uns eurent assez de courage pour s’abstenir de cette nourriture et on leur accorda une plus grande quantité de vin. La nuit fut plus calme, et cependant au lever du quatrième jour on compta douze nouveaux morts. On n’en réserva qu’un seul pour nourrir les naufragés.

Dans l’après-midi, il y eut heureusement un passage de poissons volants, dont plus de deux cents s’engagèrent entre les vides laissés par les pièces de bois. À l’aide d’un briquet et d’un peu d’amadou, on parvint à allumer les débris d’un tonneau et à former un foyer qui servit à cuire les poissons ; on les mangea avec avidité. On joignit aussi à ce repas quelques morceaux de cette chair humaine dont la cuisson dissimulait l’origine.

La nuit aurait été supportable si, à la faveur de l’obscurité, une nouvelle révolte n’eût surgi. Des Espagnols, des Italiens et des nègres, restés neutres jusqu’alors, formèrent le complot de jeter à la mer tous leurs compagnons. Il fallut repousser leur attaque par la force. Le lendemain matin, trente individus restaient encore vivants, et parmi eux des blessés en grand nombre.

Laissons la parole aux naufragés : eux seuls peuvent atténuer l’horreur des scènes qu’il reste encore à raconter :

« Le jour nous éclaira pour la sixième fois. À l’heure du repas, je comptai notre monde : nous n’étions plus que trente. Nous avions perdu cinq de nos fidèles marins ; ceux qui survivaient étaient dans l’état le plus déplorable, de sorte que vingt tout au plus d’entre nous étaient capables de se tenir debout et de marcher. Nous n’avions plus de vin que pour quatre jours, et il nous restait à peine une douzaine de poissons. « Dans quatre jours, disions-nous, nous manquerons de tout, et la mort sera inévitable ! » Il y avait sept jours que nous étions abandonnés : nous calculions que, dans le cas où les chaloupes n’auraient pas échoué à la côte, il leur fallait au moins trois à quatre jours pour se rendre à Saint-Louis ; il fallait ensuite le temps d’expédier les navires, et à ces navires celui de nous trouver. Il fut résolu que l’on tiendrait le plus longtemps possible. Dans le courant de la journée, des militaires s’étaient glissés derrière la seule barrique de vin qui nous restait ; ils l’avaient percée et buvaient avec un chalumeau. Nous avions tous juré que celui qui emploierait de semblables moyens serait puni de mort : cette loi fut mise à l’instant à exécution, et les deux infracteurs furent jetés à la mer.

« Ainsi nous n’étions plus que vingt-huit ; sur ce nombre, quinze seulement paraissaient pouvoir exister encore quelques jours ; tous les autres, couverts de larges blessures, avaient entièrement perdu la raison ; cependant ils avaient pris part aux distributions et pouvaient, avant leur mort, consommer quarante bouteilles de vin : ces quarante bouteilles de vin étaient pour nous d’un prix inestimable. On tint conseil : mettre les malades à la demi-ration, c’était avancer leur mort de quelques instants ; les laisser sans vivres, c’était la leur donner tout de suite. Après une longue délibération, on décida qu’on les jetterait à la mer. Ce moyen, quelque répugnant qu’il nous parût à nous-mêmes, procurait aux vivants six jours de vivres…

« Parmi eux étaient la cantinière et son mari, que nous avions précédemment sauvés au moment où ils allaient se noyer. Tous deux avaient été grièvement blessés dans les combats ; la femme avait eu une cuisse cassée entre les charpentes du radeau, et un coup de sabre avait fait au mari une profonde blessure à la tête. Tout annonçait leur fin prochaine. Nous avions besoin de croire qu’en précipitant le terme de leurs maux, notre cruelle résolution n’avait raccourci que de quelques instants la mesure de leur existence.

« Cette femme, cette Française, à qui des militaires, des Français, donnaient la mer pour tombeau, s’était associée vingt ans aux glorieuses fatigues de nos armées ; pendant vingt ans elle avait porté aux braves, sur les champs de bataille, ou de nécessaires secours, ou de douces consolations. Et elle… c’est au milieu des siens, c’est par les mains des siens… ! Lecteurs, qui frémissez au cri de l’humanité outragée, rappelez-vous du moins que c’étaient d’autres hommes, des compatriotes, des camarades, qui nous avaient mis dans cette affreuse situation.

« Le délibération prise, qui osera l’exécuter ? L’habitude de voir la mort près de fondre sur nous, le désespoir, la certitude de notre perte infaillible sans ce fatal expédient, tout, en un mot, avait endurci nos cœurs, devenus insensibles à tout autre sentiment qu’à celui de notre conservation. Trois matelots et un soldat se chargèrent de cette cruelle exécution. Nous détournâmes les yeux, et nous versâmes des larmes sur le sort de ces infortunés. Ce sacrifice sauva les quinze qui restaient.

« Après cette catastrophe, nous jetâmes toutes les armes à la mer ; elles nous inspiraient une horreur dont nous n’étions pas maîtres. Nous avions à peine de quoi passer cinq journées sur le radeau ; ce furent les plus cruelles. Les caractères étaient aigris ; jusque dans le sommeil ; nous nous représentions les membres déchirés de nos malheureux compagnons, et nous invoquions la mort à grands cris. Une soif ardente, redoublée par les rayons d’un soleil brûlant, nous dévorait.

« Un événement vint apporter une heureuse distraction à la profonde horreur dont nous étions saisis. Tout à coup un papillon blanc du genre de ceux qui sont si communs en France, apparut voltigeant au-dessus de nos têtes, et se reposa sur notre voile. La première idée qui fut comme inspirée à chacun de nous, nous fit regarder ce petit animal comme l’avant-courrier qui nous apportait la nouvelle d’un prochain atterrage ; et nous nous embrassâmes d’espérance avec une sorte de délire. Mais c’était le neuvième jour que nous passions sur notre radeau ; les tourments de la faim déchiraient nos entrailles ; déjà des soldats et des matelots dévoraient d’un œil hagard cette chétive proie et semblaient près de se la disputer. D’autres, regardant ce papillon comme un envoyé du ciel, déclarèrent qu’ils prenaient le pauvre insecte sous leur protection et empêchèrent qu’il ne lui fût fait du mal. Nous portâmes donc nos vœux et nos regards vers cette terre désirée que nous croyions à chaque instant voir s’élever devant nous. Il est certain que nous ne devions pas en être éloignés ; car les papillons continuèrent les jours suivants à venir voltiger autour de notre voile, et le même jour nous en eûmes un autre indice non moins positif en apercevant un goéland qui volait au-dessus de notre radeau.

« Trois jours se passèrent encore dans des angoisses inexprimables ; nous méprisions tellement la vie, que plusieurs d’entre nous ne craignirent pas de se baigner à la vue des requins qui entouraient notre radeau.

« Le 17 juillet au matin, le capitaine Dupont, jetant des regards sur l’horizon, aperçut un navire, et nous l’annonça par un cri de joie ; nous reconnûmes que c’était un brick, mais il était à une très grande distance : nous ne pouvions distinguer que les extrémités de ses mâts. La vue de ce bâtiment répandit parmi nous une joie difficile à dépeindre. Cependant des craintes vinrent se mêler à nos espérances ; nous commencions à nous apercevoir que, notre radeau ayant fort peu d’élévation au-dessus de l’eau, il était impossible de le distinguer d’aussi loin. Nous fîmes alors notre possible pour être remarqués. Nous dressâmes des cercles de barriques aux extrémités desquels nous fixâmes des mouchoirs de différentes couleurs. Malheureusement, malgré tous ces signaux, le brick disparut.

« Du délire de la joie nous passâmes à celui de l’abattement et de la douleur. Pour calmer notre désespoir, nous voulûmes chercher quelques consolations dans le sommeil. La veille, nous avions été dévorés par les feux d’un soleil brûlant ; ce jour-ci nous disposâmes notre voile en tente et nous nous couchâmes tous dessous. On proposa alors de tracer sur une planche un abrégé de nos aventures, d’écrire tous nos noms au bas de notre récit et de le fixer à la partie supérieure du mât, dans l’espérance qu’il parviendrait au gouvernement et à nos familles. Après avoir passé deux heures, livrés aux plus cruelles réflexions, le maître canonnier de la frégate voulut aller sur le devant du radeau et sortit de dessous notre tente. À peine eut-il mis la tête au dehors, qu’il revint à nous en poussant un grand cri. La joie était peinte sur son visage ; ses mains étaient étendues vers la mer ; il respirait à peine. Tout ce qu’il put dire, ce fut : « Sauvés ! voilà le brick qui est sur nous ! » Et il était, en effet, tout au plus à une demi-heure, ayant toutes ses voiles dehors et gouvernant à venir passer extrêmement près de nous. Nous sortîmes de dessous notre tente avec précipitation ; ceux mêmes que d’énormes blessures aux membres inférieurs retenaient continuellement couchés depuis plusieurs jours, se traînèrent sur le derrière du radeau pour jouir de la vue de ce navire qui venait nous arracher à une mort certaine. Nous nous embrassions tous avec des transports qui tenaient beaucoup de la folie, et des larmes de joie sillonnaient nos joues desséchées par les plus cruelles privations. Chacun se saisit de mouchoirs ou de différentes pièces de linge pour faire des signaux au brick, qui s’approchait rapidement. Quelques autres, prosternés, remerciaient avec ferveur la Providence, qui nous rendait si miraculeusement à la vie. Notre joie redoubla lorsque nous aperçûmes en haut de son mât de misaine un grand pavillon blanc ; nous nous écriâmes : « C’est donc à des Français que nous allons devoir notre salut ! » Nous reconnûmes presque aussitôt le brick l’Argus : il était alors à deux portées de fusil.

« En peu de temps nous fûmes transportés à bord. Nous y rencontrâmes le lieutenant en pied de la frégate et quelques autres naufragés. L’attendrissement était peint sur tous les visages ; la pitié arrachait des larmes à tous ceux qui portaient leurs regards sur nous. Qu’on se figure quinze infortunés presque nus, le corps et la figure flétris de coups de soleil. Dix des quinze pouvaient à peine se mouvoir. Nos membres étaient dépourvus d’épiderme ; une profonde altération était peinte dans tous nos traits ; nos yeux caves et presque farouches, nos longues barbes, nous donnaient encore un air plus hideux ; nous n’étions que des ombres de nous-mêmes. Nous trouvâmes à bord du brick de fort bon bouillon qu’on avait préparé dès qu’on nous eut aperçus ; on y mêla d’excellent vin : on releva ainsi nos forces prêtes à s’éteindre. On nous prodigua les soins les plus généreux et les plus attentifs ; nos blessures furent pansées, et le lendemain plusieurs des plus malades commencèrent à se soulever… »

On a reconnu les épisodes du terrible drame dont s’est inspiré le pinceau de Géricault.

Lors du naufrage du paquebot à vapeur le Borysthène, qui toucha sur un récif près d’Oran, le 15 décembre 1866, cent quatre-vingts marins et passagers restèrent pendant deux jours accrochés aux flancs du navire ballotté par la mer, ou entassés sur une roche nue. Voici en quels termes l’un des naufragés a décrit les efforts tentés pour le sauvetage et les souffrances endurées dans l’attente d’un secours incertain : « On organisa, avec une corde, une espèce de va-et-vient, car, à cinquante mètres de nous environ, se trouvait le gros rocher contre lequel nous avions échoué ; mais le tout était de se porter sur le rocher. La corde devait nous servir de pont volant.

« À neuf heures du matin, tout le monde était sur le rocher. On se compta ; il y avait soixante-dix morts. La mer en amena trois sur le rocher ; on leur prit leurs souliers et on les donna à ceux qui n’en avaient pas. On fit du feu avec les planches des canots brisés, et l’on mit des mouchoirs blancs au bout de grands bâtons, pour être aperçus et secourus. Le rocher forme une petite île complètement dépourvue de terre, aride et à pic ; pas d’eau à boire, rien à manger ; transis de froid, mouillés jusqu’aux os, pouvant à peine nous tenir sur nos jambes, tant nous étions épuisés ! Enfin, vers midi, une balancelle, montée par des corailleurs espagnols, aperçut nos signaux et la fumée de nos feux ; elle s’approcha et nous jeta un sac de biscuits de mer, du pain et du tabac, puis cingla vers Oran pour annoncer notre naufrage.

« L’après-midi, il plut. On fit placer dans les anfractuosités du rocher, à l’abri de la pluie, les femmes, les enfants, les malades : les soldats donnaient leurs capotes à ceux qui s’étaient sauvés de leurs cabines sans être vêtus. On passa la nuit sur des rochers, autour des feux que nous avions allumés. Pendant ces deux jours, nous couchâmes à la belle étoile, nous chauffant avec des herbes sèches et avec les débris du navire, et allant puiser dans le creux des rochers de l’eau de pluie mêlée avec l’eau de mer.

« C’est là que je connus les premières privations ; nous avions, deux fois par jour, pour tout repas, un petit morceau de pain gros comme un œuf de poule, et rien à boire ! Enfin le dimanche 17, à dix heures du matin, nous vîmes arriver cinq balancelles espagnoles. On s’embrassait, on se serrait dans les bras l’un de l’autre : nous étions sauvés ! On monta d’abord les femmes, les enfants et les malades, et puis tout le reste suivit.

« À une heure de l’après-midi, nous entrions dans le port d’Oran, où une foule immense nous attendait sur le quai. »

Si l’on voulait relater ici tous les incidents poignants qui remplissent les annales de la navigation, on soumettrait à une pénible épreuve la sensibilité du lecteur.

Mais quelle horrible situation que celle de ce matelot du Neptune, Bénigne Bouret, recueilli en mer après avoir passé onze jours sur la coque de ce navire, naufragé par le travers de Barcelone en 1821 ! Fort avant dans la soirée, par un temps d’éclairs et de tonnerre, bien que l’on fût à la fin de décembre — Bouret s’aperçut que le Neptune, fatigué, tombait de plus en plus sous le vent ; il regarda du côté opposé : il vit cette partie du navire s’élever. Comme il s’élançait pour saisir les haubans, il entendit le lieutenant prononcer ces mots :

— Ah ! mon Dieu, voilà le navire…

Et une autre voix : — Ah ! mon Dieu !…

Au même instant tout fut englouti.

« Dans cet affreux moment, a raconté le matelot Bouret, me tenant attaché, je ne conservai qu’une légère lueur de connaissance que je perdis bientôt totalement… » Enfin le navire s’étant relevé, le mouvement de l’eau qui coulait sur sa figure lui fit reprendre ses sens. Tout le monde avait péri, sauf le novice que Bouret aperçut assis sur les haubans. Le chien du bord était à côté de lui. Quatre jours après le chien se noya.

« Le 1er janvier, le novice fut emporté par une lame et ne voulut pas être secouru. Neuf jours s’écoulèrent sans que Bouret prît aucune nourriture. Amarré dans la hune, ne pouvant plus faire de mouvement, il ressentit toutes les angoisses d’une fin douloureuse. Il tomba dans une sorte de somnolence : sa vue se troubla ; il voyait « des feux dans le ciel » ; les étoiles lui semblaient « d’une énorme grosseur ; la clarté de la lune éblouissait ses yeux : ils ne pouvaient la supporter. »

Enfin le 4 janvier il devait être secouru. « Au point du jour, dit-il, promenant mes regards affaiblis à l’horizon, je ne pus rien apercevoir. Hélas ! encore un jour de souffrance ! Et je retombai dans un profond assoupissement. Tout à coup il me sembla entendre des voix qui me disaient : — Lève-toi, tu es sauvé !

« Ce n’était qu’un jeu de mon imagination, car personne n’était encore près de moi. Ces voix me frappèrent de nouveau. Dans ce moment, j’ouvris les yeux et je distinguai non loin de moi la voilure d’un navire sur laquelle le soleil brillait de tout son éclat. Un moment après, une chaloupe approcha. On me démarra et l’on me transporta à bord. »

« C’était une galiote hollandaise, la Goode-Hoope. On me dit que avait vu le navire submergé et qu’on avait cru que tout le monde avait péri ; mais que le capitaine avait ordonné de s’approcher le plus près possible, afin de s’assurer s’il n’y avait personne à bord. »

Le sauvetage en mer du dernier survivant du Speke-Hall, navire anglais naufragé au commencement de juillet 1885, ne laissa pas moins à penser quant aux souffrances et à l’angoisse éprouvées par un malheureux, ballotté par les flots pendant plusieurs jours. Un passager embarqué abord du Peï-Ho nous a donné une relation de ce sauvetage émouvant.

« Nous avions quitté Aden, dit-il, à 11 heures du matin. Le temps était magnifique, la mer absolument calme. À 6 heures du soir, comme nous étions à table, des soldats passagers s’amusaient à regarder les ébats d’une bande de marsouins :

« — Tiens, dit l’un d’eux, il y a un marsouin qui laisse sa queue hors de l’eau !

« Mais un autre ayant meilleure vue s’écria : — C’est un homme !

« Aussitôt tout le monde de crier : — Un homme à la mer !

« L’homme que l’on apercevait ainsi était déjà dépassé depuis un moment et fort loin de nous. On s’empresse de stopper, de faire machine en arrière, et une embarcation mise à flots va recueillir le malheureux. Dès qu’il est à bord, le docteur du Peï-Ho, M. de la Châteigneraie, constate que le naufragé n’a aucune blessure et qu’il ne lui faut que des soins et du repos.

« On interdit tout interrogatoire, et ce n’est que le lendemain qu’il donna les renseignements suivants :

« Je me nomme Keysar, j’ai trente-cinq ans, je suis sujet anglais. J’étais lieutenant sur le Speke-Hall, du Hall Line du port de Liverpool, faisant route de Cardiff, et, en dernier lieu, de Suez à Bombay, chargé de charbon, avec dix-sept hommes d’équipage européens et quarante-deux lascars (Indiens de Bombay). — Dans la nuit du 2 au 3, le Speke-Hall fut assailli par une trombe énorme qui brisa le panneau de la machine. Les marins ne parvinrent pas à le fermer, et les paquets de mer se succédant dans l’ouverture béante, vers 4 heures du matin le bateau s’engloutit. Revenu sur l’eau, je vis plusieurs hommes accrochés à des épaves qui disparurent successivement, notamment deux lascars qui furent engloutis en se battant pour un peu d’eau douce que l’un d’eux avait dans une bouteille. Moi-même étant parvenu à réunir deux morceaux de bois, je les liai en croix avec ma ceinture et m’assis dessus. C’est sur ce frêle appui, sans boire et sans manger, que j’ai passé toute la journée du mercredi, celle du jeudi et la journée du vendredi, soit trois jours et deux nuits. »

« Nous le recueillîmes, en effet, le vendredi soir à 6 heures, sous le soleil de plomb du golfe d’Aden. Quatre fois il vit des navires qui passèrent sans l’apercevoir. Par deux fois des requins vinrent rôder autour de lui. Souvent il s’assoupissait quelques minutes. Quand il vit le Peï-Ho, il n’avait plus d’espoir, et il crut que nous passions aussi sans le voir. Il s’en est fallu de peu qu’il en fût ainsi. »