Société française d’imprimerie et de librairie (p. 128-130).

CHAPITRE XII

accidents divers ; explosions de chaudières ; le brouillard ; la foudre ; rencontre de glaces flottantes dans l’Atlantique ; le brick la Senorine ; navires abandonnés en mer ; le trois-mâts l’Andria ; fraudes et manœuvres coupables dénoncées au parlement anglais par m. plimsoll ; navires sabordés.

Incendies en mer, avec canons chargés qui éclatent, vaisseaux qui sautent en l’air, équipages et passagers brûlés, étouffés ou noyés : voilà certes des catastrophes émouvantes qui laissent dans l’ombre les simples accidents, les explosions de chaudières, si fréquentes qu’on ne les compte plus. Nous en rappellerons néanmoins deux : l’explosion dans le grand bassin d’Anvers de la chaudière du steamer le Heimdal, qui tua et blessa plusieurs hommes de l’équipage. Quant au steamer, il fut en quelque sorte détruit ; son pont mis en morceaux, sa passerelle projetée au loin ; un canot fut lancé avec d’autres débris jusque sur les quais — 11 juin 1885.

Le 8 mars 1886, une explosion eut lieu à Cardiff, ville située au sud du pays de Galles, et mise en communication avec la mer par un canal. L’explosion se produisit à bord du bateau remorqueur le Rifleman. Elle tua tous les hommes de l’équipage, sauf un. Cette fois encore, le pont du navire vola en éclats, lançant au loin des débris qui blessèrent mortellement un pilote.

D’épais brouillards occasionnent des accidents dans les mers très fréquentées. Lorsque la Manche est obscurcie par eux, il n’y a plus aucune sûreté pour les nombreux bateaux à vapeur qui font la traversée de France en Angleterre. On est alors dans l’anxiété des deux côtés du canal. Les bateaux arrivent avec plusieurs heures de retard — quand ils arrivent à bon port. Les collisions sont fréquentes. Des navires échouent, et s’estiment heureux s’ils sont renfloués sans trop de dégâts.

La foudre tombe parfois à bord d’un bâtiment. Si un paratonnerre avec sa chaîne est établi, la foudre en frappant le mât suit la chaîne et, généralement, fait explosion au-dessous des porte-haubans. Il est arrivé que la chaîne n’atteignant pas jusqu’à l’eau, le tonnerre dans son explosion ouvre dans la coque du navire un trou profond, semblable au trou que pourrait faire un boulet de canon.

Que dire des rencontres de glaces flottantes dans l’océan Atlantique ? Elles ont souvent lieu dès la fin des printemps chauds, lorsque les banquises du pôle nord commencent à se désagréger, et que le courant froid qui descend de la région arctique le long de la côte du Labrador les porte jusque vers le point où la navigation est toujours active entre les États-Unis et l’Europe. Qu’une semblable rencontre se produise pendant la nuit : le navire se heurte à un glaçon, qui est peut-être une véritable montagne de quelques centaines de pieds, ayant des parties à moitié fondues prêtes à crouler au moindre choc, au moindre déplacement d’air — et voilà un navire bien exposé à prendre place sur la longue et funèbre liste des navires perdus corps et biens, et dont on n’entend plus jamais parler…

C’est ainsi que le brick français la Senorine, capitaine Vincent, étant parti de Saint-Malo le 1er mars 1884 pour Terre-Neuve, avec neuf hommes d’équipage et cinquante-trois passagers, une goélette anglaise, Consuello, ne recueillit de lui que des épaves. Tout ce qu’on sut, c’est que, vers le 20 avril, le navire avait été pris dans un courant de glaces flottantes à l’est des Grands-Bancs, et, quelques jours après, assailli par une forte tempête du sud-ouest. Un jour de la première semaine de mai — la date exacte n’est pas connue — la glace enfonça l’avant et les flancs de la Senorine, qui s’engloutit.

De nombreux navires sont abandonnés en mer par leurs équipages, pour des causes diverses, le plus souvent parce que le navire menace de sombrer ; mais il arrive que la nature du chargement les maintient à flots, comme pour le trois-mâts l’Andria, chargé de bois, qu’un bateau de pêche à vapeur du port de Dunkerque ramena du large à la remorque, dans les premiers jours de janvier 1885. L’Andria ayant perdu voiles et gréement, les marins de son bord avaient cru devoir s’en éloigner, se confiant sans doute à la mer dans quelque embarcation. Communément, en pareil cas, le navire coule, et les embarcations sont chavirées ; c’est alors un navire de plus considéré comme perdu corps et biens par défaut de nouvelles.

Que de risques de mer, que de périls, que d’aventures douloureuses ! Faut-il qu’il s’y ajoute la fraude et le crime ! Il y a des armateurs peu scrupuleux qui lancent au loin des navires hors de service, ce que les matelots anglais appellent des « navires-cercueils ». En 1870, un membre de la Chambre des communes, M. Samuel Plimsoll, dénonça en plein Parlement ces agissements coupables qui exposent à la mort un équipage tout entier. Le navire, il est vrai, est assuré au-delà de sa valeur, on en pourrait dire autant du chargement… Eh ! c’est parce que les compagnies d’assurances se montrent parfois trop faciles dans leurs contrats, qu’une infernale idée a pu germer dans certains cerveaux : tenter une opération où il y a beaucoup à gagner en aventurant seulement l’existence de marins trop confiants… On a dit quelquefois que les affaires sont l’argent des autres ; ici, les affaires sont la vie des autres.

M. Plimsoll a dit aussi comment par un calcul cupide, bien des fois, des bâtiments de commerce reçoivent un chargement hors de proportion avec leur tonnage. Il a vu partir de Newcastle un navire portant près du double de ce qu’il pouvait raisonnablement contenir, et qui se dirigeait vers la Baltique en plein hiver, son pont ne dépassant que de deux pieds le niveau de la mer.

Mais il y a une fraude plus criminelle encore parce qu’il n’y est laissé aucune part à l’imprévu, aux circonstances favorables. Il y a préméditation, et l’exécution a lieu grâce au concours de quelque scélérat à la solde d’un infâme spéculateur. Un bâtiment de commerce s’éloigne d’un port avec un chargement de médiocre importance, couvert plusieurs fois par une assurance : il s’agit de le faire périr. Un traître s’est glissé parmi l’équipage pour travailler à la perte du navire, en y pratiquant une voie d’eau. Ce malhonnête ouvrier accomplit dans les ténèbres son œuvre de destruction ; vienne pour lui l’occasion de pourvoir à son salut, et le navire sera abandonné, portant dans ses flancs une blessure qui est sa condamnation à courte échéance. Il est sabordé, sa voie d’eau ne pourra être bouchée ; il coulera, et l’armateur touchera la prime d’assurance. Le coup est fait ; il peut se recommencer demain : la fortune est au bout. La vie des marins tient à si peu de chose ! un hasard de plus pour eux ! Restent les veuves et les orphelins… Qui sait ? Ces messieurs qui ne manquent pas d’une certaine « honorabilité », leur font peut-être des pensions.