Les Éblouissements/L’Occident

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 69-72).

L’OCCIDENT


Le ciel est un flottant azur, jour sans pareil !
L’air d’or semble la tiède haleine du soleil,
On respire, sur tout l’éclatant paysage,
Une odeur de plaisir, de départ : ô voyage,
Ô divine aventure, appel des cieux lointains !
Presser des soirs plus beaux, baiser d’autres matins,
Se jeter, les yeux pleins d’espoirs, l’âme enflammée,
Dans le train bouillonnant de vapeur, de fumée,
Et qui, dans un parfum de goudron, d’huile et d’eau,
Rampe, et pourtant s’élève aux cieux comme un oiseau !
Un arbre est près de moi ; les ombres du feuillage
Se balancent, et font un noir et mol grillage
Sur mes bras engourdis, sur ma bouche et mes yeux ;
C’est un harem mouvant, léger, délicieux !
Je suis, rayée ainsi par l’ombre du platane,
Une captive, ardente et languide sultane.
Mais de si doux loisirs n’apaisent pas le sang :
Partir prendre le train qui siffle en bondissant !

Voir les jardins d’Eyoub où le soleil triture,
Les roses dont il fait sa pourpre nourriture ;
Vivre dans un fantasque et large vêtement
Où le parfum des soirs se glisse mollement ;
Goûter le maïs chaud qu’on mange sur la grappe,
La pastèque écorchée, aqueuse, d’où s’échappe
Une fraîcheur pareille aux brises de la mer !
Se reposer au fond d’un kiosque blanc et vert,
Dont les fenêtres ont la forme de losanges,
Derrière ces murs, frais comme un sorbet d’oranges,
Entendre, dans la cour plus morne qu’un tombeau,
Retomber le palmier liquide du jet d’eau !
Boire, au creux des bols bleus cerclés de filigrane,
Le café, noir comme un pétale qui se fane…
Contempler le Koran, vieux livre jaune et brun
Dont les signes sont un nuage de parfum,
Qui, dans son reliquaire, orné comme des portes,
Semble un coffret divin empli de roses mortes !
Lorsque le soir descend, visiter les sultans
Couchés, morts, sous un drap plus vert que le printemps
Savourer des gâteaux de miel tiède, où s’attache
Le noyau dur, pointu, luisant de la pistache ;
Regarder l’horizon, Yildiz, Buyukdéré…
– Et puis, soudain, brûlant, fougueux, désespéré,
N’ayant jamais trouvé l’ivresse qui pénètre,
Le bonheur dont on meurt et dont on va renaître,
Le suffocant plaisir, abeille dont le dard
Est enduit d’un sirop de mangues et de nard,
La volupté sans fin, sans bord, qui nous étouffe

Sous ses roses tombant par grappes et par touffe,
Partir, fuir, s’évader de ce lourd paradis,
Écarter les vapeurs, les parfums engourdis,
Les bleuâtres minuits, les musiques aiguës
Qui glissent sous la peau leurs mortelles ciguës,
Et rentrer dans sa ville, un soir tiède et charmant
Où l’azur vit, reluit, respire au firmament
Voir la Seine couler contre sa noble rive,
Dire à Paris « Je viens, je te reprends, j’arrive ! »
Voir aux deux bords d’un pont, cabrés comme le feu,
Les chevaux d’or ailés qui mordent le ciel bleu,
Voir trembler dans l’éther les palais et les dômes,
Sentir, en contemplant la colonne Vendôme
Qui lance vers les dieux son jet puissant et dur,
Que l’orgueil fait un geste aussi haut que l’azur !
Attirer dans ses bras, sur le cœur qui s’entr’ouvre,
Le prolongement noir et glorieux du Louvre,
Et pleurer de plaisir, d’ardeur, tendre ses mains
À la ville du rêve et de l’effort humains,
Goûter, les yeux fermés, comme on goûte une pêche,
L’odeur du peuplier, du sorbier ; l’ombre fraîche
Qui dort paisiblement comme l’eau sous un pont,
Sous le feuillage étroit des vernis du Japon !
Toucher, quand la chaleur aux cieux s’est attardée,
Le fusain, le cytise et l’arbre de Judée
Soupirant chaque soir au jardin court et clos
Qui s’avance, sur le trottoir, comme un ilôt ;
Et, bénissant cet air de douceur et de gloire,
Se sentant envahi par la suprême Histoire,

Par la voix des héros, et par la volupté
Montant à tout instant de toute la cité,
Repousser l’Orient, qui jamais ne nous livre
Le secret de vouloir, de jouir et de vivre,
Couronner de tilleul, d’orge, de pampre ardent
Le fécond, le joyeux, le vivace Occident,
Et noyer dans vos flots nos languissants malaises,
Longs étés épandus sur les routes françaises !…