Le vol sans battement/Vol retenu

Édition Aérienne (p. 429-432).

VOL RETENU
(Vol lent)


À quoi peut bien nous être utile le coup de poussée ?

À rien, surtout dans le commencement. La vitesse produite par la chute de l’aéroplane, sa marche simple cherchons à l’augmenter. À quoi pense-t-on ? Cette course naturelle de 5 à 10 mètres de vitesse, suivant les surfaces proportionnelles, nous stupéfie, trouble notre instinct de conservation et nous comptons l’activer. Que faisons-nous de notre bons sens ?

C’est au contraire le retard qu’il faut cultiver.

Voyons la nature, regardons comment elle s’y prend dans le cas présent ; on fait toujours bien de l’étudier, c’est infiniment plus facile que d’inventer. Elle a eu souvent à s’occuper de cette question du ralentissement du vol. Elle a eu, au reste, à s’occuper de tous les cas : rapidité excessive, vélocité moyenne, vol dans les courants d’air, vol perpétuel ou peu s’en faut, locomotion de l’oiseau qui ne vole presque pas, etc., enfin vol retenu.

Et retenu forcément, parce que l’être qui en est fourni en à besoin pour ne pas se tuer dans sa translation nocturne à travers mille obstacles, ce qui est le fait des chauves-souris et des oiseaux de nuit.

On doit partir de ce principe, qui rompt un peu avec les idées reçues, mais qui n’en est pas moins vrai pour cela, c’est que ces nocturnes malgré leurs yeux extraordinaires y voient souvent à peine pour se conduire. Dans la nuit complète, au reste, ils ne volent pas, je m’en suis assuré bien des fois en faisant l’obscurité absolue. Mes chouettes et même mes grands-ducs n’osaient plus s’envoler, et c’était naturel car l’organe de la vision ne crée pas la lumière ; quand il n’y en a pas il ne peut pas la trouver. Un oiseau de nuit dans l’obscurité précise, un chat, même une chauve-souris, être qui possède cette faculté à un degré encore bien supérieur, dans le noir exact n’y voit pas plus que nous.

Cependant j’ai été longtemps à me persuader de ce fait, ma conviction était entravée par un cas étrange qui s’était passé sous mes yeux et que je ne m’explique pas.

Dans ces expériences sur l’action de l’obscurité complète sur les yeux des oiseaux, j’y soumis des chauves-souris vulgaires. À mon grand étonnement elles volaient presque aussi facilement que dans la lumière de la nuit ordinaire. Je repris l’expérience avec plus de soin, produisis le noir le plus exact et créai même une difficulté, c’était le passage d’une chambre à une autre par un gros tuyau de cheminée en tôle de 0,40 centimètres de diamètre et long de plusieurs mètres. Ce tuyau allait aboutir dans un réduit sans ouverture ; l’obscurité y était donc absolue. Je remarquai aux battements des ailes que le vol était fortement gêné, cependant il n’y avait jamais choc contre les murs. Elles ne savaient presque plus s’accrocher au plafond, manquaient souvent leur abordage, mais cependant, à ma grande surprise, elles passèrent toutes, en quelques minutes de tâtonnements, dans le tuyau et de là dans le réduit, afin de fuir la présence de l’homme dont leur organe olfactif leur indiquait la présence dans la grande chambre. Dans cette même obscurité, hulotte, grand-duc, chevêche, effraye …et scops étaient immobilisés.

Je parlai de cette expérience à mon maître feu Jourdan, le Geoffroy Saint-Hilaire de Lyon, qui s’intéressait à mes études, et il vint s’assurer que l’expérience était bien faite.

Voici l’explication qu’il en donna quelques jours après dans une leçon de Zoologie « Chez la chauve-souris, comme chez tout être, quand la lumière est absente, la rétine, quelque acuité qu’elle possède, ne peut être impressionnée, il faut donc mettre la possibilité du vol de ce mammifère sur une autre fonction. » Il attribua au sens du toucher cette possibilité de direction. Ces grandes membranes des ailes doivent posséder une faculté de tact excessive. Le battement produit sur l’air qui avoisine un corps dense, un mur par exemple, n’a plus la même élasticité que celui qui est au large. Cette simple différence devait suffire à la chauve-souris pour être avertie de l’approche d’un corps contre lequel elle allait se heurter ; et comme, chez elle, la masse est minime, et que, en plus, elle possède une faculté de présentation de plans divers que nul petit oiseau n’atteint même de loin, ajoutez à ces qualités une force de pectoraux incomparable, on arrive à comprendre comment elle parvenait à se mouvoir dans le noir au moyen du tact, comme si la vue avait perfectionné.

La nature a fourni aux volateurs nocturnes, mammifères ou oiseaux, des organes spéciaux qui leur permettent d’éviter les chocs que produirait fatalement la faible intensité de la lumière qui leur permet de se diriger. Ces organes sont, d’abord, une grande surface par rapport à la masse, fait qui prouve forcément le vol lent. Puis la faculté qu’ils ont de changer le plan de leurs ailes d’une façon tellement brève et active que l’oiseau de nuit volant dans un espace restreint est une révélation pour l’observateur, qui n’a jamais rencontré dans les oiseaux diurnes des facultés de direction qui leur ressemblent.

À l’article « Grand-Duc » j’en ai dit quelques mots, mais je n’ai pas assez insisté sur ce vol étrange par sa mobilité dans la direction et par son silence. Dans une chambre d’environ 10 mètres de longueur sur 6 mètres de hauteur, je les ai vus planer en descendant, décrire une spirale ellipsoïdale, passer deux fois devant moi avant d’atteindre le sol, et cela sans bruit. Les nocturnes sont les oiseaux qui volent dans l’espace le plus restreint, et cela à cause des organes qu’ils possèdent pour produire le vol lent.

Une des dispositions de l’être qui permet ce retard est la grande surface plane qu’ils présentent à l’avant. Les nocturnes ont tous un disque facial qui est un organe d’arrêt actif. Ce grand plan qui est formé, non par l’ossature de la tête de l’oiseau, mais par des plumes rigides actionnées par des muscles actifs, peut disparaître à volonté de l’animal. Au repos, au vol contre le vent, l’accipitre nocturne qui voit clairement sa route n’a plus de disque : il est complètement effacé : l’oiseau ne se ressemble plus. Un grand-duc qui, lorsqu’on le regarde, a la face large de deux centimètres carrés, n’a plus, en acte de vol de pénétration, que le quart de cette surface d’arrêt ; ses aigrettes ont même disparu, elles sont aplaties sur la tête et ne sont plus retenues.

Mais que sont ces écrans à côté des oreilles mobiles des chauves-souris ? Regardez attentivement l’oreillard (plecotus auritus) et vous comprendrez de suite le véritable but que s’est proposé la Nature en créant cet appareil auditif qui est de grandeur hors de toute proportion.