Éditions Édouard Garand (p. 84-86).

CHAPITRE XXIV

CEUX QUE NOUS AVONS AIMÉS


Franchissons un espace de douze années et jetons un dernier coup d’œil sur ceux que nous avons connus et aimés.

Nous les retrouverons tous. Il est vrai que M. Jambeau est bien vieux, il est vrai que Mlle Solange, elle aussi, est bien vieille ; mais ils sont là tous deux, entourés d’affections et de dévouement, s’acheminant tout doucement vers la tombe, sans crainte aucune, car ils savent bien que des mains aimées leur fermeront les yeux.

Marielle se dit la femme la plus heureuse de la terre. Elle est mère de deux beaux enfants, un garçon et une fille, qu’elle et Jean croient tout simplement parfaits.

L’aîné des enfants de Marielle et de Jean est un garçon qui, maintenant a dix ans. C’est Pierre Dupas et sa femme qui ont été parrain et marraine du premier-né de Marielle, qui, au baptême, a reçu le nom de Guy. Mme Dupas ne pouvait croire à son bonheur quand Marielle lui avait demandé d’être la marraine de son enfant, et quand la jeune mère insista pour qu’il fut nommé Guy cette pauvre Mme Dupas, qui avait été si éprouvée, se sentit consolée, en quelque sorte. Quelle joie fut la sienne quand Bébé Guy lui tendit les deux bras pour la première fois ! Ce nouveau Bébé Guy lui rappelait tant celui qui dormait, depuis si longtemps, là-bas, dans la Grande Coulée, au flanc du Rocher aux Oiseaux ! Quand Bébé Guy put articuler quelques mots et qu’il appela Mme Dupas : « Grand-Maman » la belle-mère de Marielle se dit qu’elle était réellement et pleinement pardonnée.

Mlle Solange aimait follement Bébé Guy. Elle fit donc un troisième testament, dans lequel elle laissait sa fortune entière (excepté une grosse rente viagère à M. et Mme Dupas) à son arrière petit-neveu Guy Bahr. Ce troisième testament (le seul valable) fut déposé chez son notaire.

Mais voilà que, au bout de trois ans, Marielle mit au monde une mignonne petite créature, et M. Jambeau et Mlle Solange furent parrain et marraine, cette fois. La petite reçut, au baptême, le nom de sa marraine. Et tante Solange se mit tout de suite à adorer cette enfant qui portait son nom… Eh ! bien, elle fit un quatrième testament (le seul valable) dans lequel elle séparait sa fortune également, entre Guy et la petite Solange, exceptant toujours la rente viagère de M. et Mme Dupas.

M. Jambeau aimait à la folie les enfants de Marielle, qui le nommaient « Grand-papa ». Le testament de M. Jambeau était fait depuis le lendemain de son retour du Rocher aux Oiseaux : Marielle était son unique héritière, ayant droit de disposer à sa guise des millions qu’il lui laisserait.

Ylonka, elle aussi était mère d’une gentille fillette, que Marielle et Jean avaient tenue sur les fonds baptismaux. L’enfant portait le nom de Marielle. Petite Marielle Leroy n’avait pas encore six mois, qu’Ylonka avait décidé qu’elle épouserait, un jour, le fils de sa marraine, Guy Bahr, et comme la mère de Guy y consentait volontiers… Eh ! bien… Qui sait ?… Ylonka et Maurice étaient le couple le plus heureux, le plus gai, le plus joyeux qui fut. Inutile de dire que, tout comme Ylonka et Marielle étaient des inséparables, Jean et Maurice avaient conservé l’amitié qui les avait liés sur le Rocher aux Oiseaux. M. Leroy, père, chérissait tendrement sa gentille bru.

Max était engagé dans la Marine Marchande. Il avait vingt-trois ans maintenant et c’était un charmant jeune homme, que tous aimaient. Max courtisait la seconde des filles de M. et Mme Brassard : Jeannine, une gentille enfant, qui lui ferait la plus exquise des femmes. Le choix de Max plaisait beaucoup à Marielle et à Jean ; de fait ce choix avait l’approbation de tous. Ils devaient se marier le printemps prochain, et soyez assurés que les amis de Max lui donneraient un bon « coup d’épaule », quand il s’établirait. Max avait fait de brillantes études au collège et on était fier de lui. Sa promotion avait été et serait rapide dans la Marine Marchande, à cause de ses propres mérites d’abord, et à cause de l’influence de M. Jambeau, qui était grande.

La famille Brassard venait souvent passer quelques jours à Montréal, chez leurs amis les Bahr, et comme ils étaient les bienvenus ! M. et Mme Brassard étaient toujours les gens aimables que nous avons connus sur le Rocher aux Oiseaux, d’ailleurs.

Et là-bas, à la Grosse Île, Lillian, l’heureuse épouse du Docteur Le Noir, n’était pas oubliée. Il y avait une ombre, cependant, au bonheur de Lillian Le Noir : elle n’avait pas d’enfants. Mais, comme Guy et Solange Bahr, ainsi que Marielle Leroy donnaient à Lillian le titre de tante, cela la consolait un peu. Que voulez-vous ? … Quand on n’a pas la chance d’être mère, il faut se contenter d’être tante !

Nounou est bien vieille, mais elle est encore capable de veiller sur les enfants de Marielle… est-ce nécessaire d’ajouter qu’elle les adore ?… Jean, qui aime à taquiner la vieille servante, sans y mettre de malice, bien sûr, lui disait, un jour :

— Nounou, je commence à croire que vous êtes infidèle à Marielle !

— Infidèle à Mlle Marielle ! (Nounou continuait à appeler Marielle : « Mlle Marielle » quand même celle-ci ait été mariée et mère de deux enfants), que voulez-vous dire, M. Bahr ?

— Je veux dire, Nounou, que vous avez l’air d’aimer Guy et Solange tout autant que vous aimez Marielle, dit Jean, simulant un air sévère. Or, Nounou, veuillez répondre à ma question : qui aimez-vous le plus, Marielle ou ses enfants ?

— M. Bahr, répondit Nounou, j’les aime… pareillement… Et puis, ça porte malchance de faire des comparaisons, vous savez, M. Bahr !… C’est comme si quelqu’un vous d’mandait, à vous, lequel vous préférez, votre femme ou vos enfants… Mlle Marielle est toujours Mlle Marielle et, pour moi, personne n’peut lui être comparée… Mais, Guy et Solange sont, eux aussi des anges… oui, des anges M. Bahr ; c’est M. Jambeau qui l’dit… et j’présume que quand M. Jambeau dit quelque chose… Dans tous les cas, j’le répère, j’les aime pareillement Mlle Marielle et ses deux enfants, puis, comme le disait feu mon défunt, oncle qui est mort et qui était capitaine de barge, aujourd’hui pour demain, si…

— Nounou, n’est-ce pas Solange que j’entends pleurer ?… Tu ferais bien d’aller t’en assurer, interrompit Marielle.

Le capitaine Brunel n’était plus « à l’ancre ». Depuis dix ans il commandait le yacht de plaisance de Jean Bahr, aidé de Philippe Cherrier, une de nos anciennes connaissances. Chaque année, sur le yacht de Jean, qui se nommait « Le Guy » nos amis : Marielle, son mari et ses enfants, Ylonka, Maurice et leur petite Marielle, M. Jambeau, Pierre Dupas et sa femme, Mlle Solange, Max, la famille Brassard, M. Leroy, père, et aussi Nounou partaient dans « Le Guy » pour un voyage au Rocher aux Oiseaux. Arrêtant à la Grosse Île, ils embarquaient le Docteur Le Noir et Lillian, puis on allait passer un mois de l’été sur le Rocher où l’on avait connu tant de joies et de peines.

Un été, avant d’aborder l’île, on s’aperçut que la foudre avait détruit ce qui restait des bâtiments : le « Manoir-Roux », la chapelle, le « Gîte », la « Villa Marielle », les hangars ; tout avait été brûlé jusqu’au sol. De plus, du Spectre du ravin, il ne restait rien…

Toutes les constructions : le « Manoir-Roux », le « Gîte », la chapelle, les villas etc., avaient été entièrement détruites par le feu et la foudre. Le vent avait vite balayé les débris et les avait jetés dans le Golfe Saint-Laurent. La pluie avait lavé le Rocher ; des habitations de jadis, il ne restait plus trace.

Malgré ce désastre cependant, nos amis revenaient fidèlement, chaque année sur leur cher Rocher et, abrités sous des tentes, passaient quelques semaines, en toute liberté, se remémorant les événements tristes ou joyeux qui avaient eu lieu sur cette île, maintenant désolée.

Ce dernier coup d’œil n’est-il pas tout à fait satisfaisant ?… Ceux que nous avons connus et aimés sont, tous, aussi heureux qu’il soit possible de l’être ici-bas.

Nous ne pourrions terminer ce récit d’une manière plus… convenable, et plus… digne, nous semble-t-il, qu’en citant quatre vers du Capitaine Brunel, l’éternel rimeur.

C’était à l’occasion d’un grand banquet que donnaient les Bahr, pour fêter le dixième anniversaire de leur fils Guy.

— Un discours, Capitaine Brunel ! s’était écrié l’incorrigible Maurice.

— Oui ! Oui ! Un discours, Capitaine Brunel !

Sans se faire prier, le Capitaine Brunel s’était levé.

— Mesdames et Messieurs, avait-il dit,


À ceux qui subissent, sans plainte.
Et les épreuves et les croix,
Toujours, la Providence Sainte
Accorde des grâces de choix.


— FIN —