Éditions Édouard Garand (p. 82-84).

CHAPITRE XXIII

UNE VIEILLE CONNAISSANCE


Afin de ne pas trop prolonger ce récit déjà long, nous allons raconter le plus brièvement possible ce qui eut lieu sur le Rocher aux Oiseaux, après la décision prise et racontée plus haut.

Aussitôt qu’on put se procurer un prêtre, le mariage de Marielle et de Jean, d’Ylonka et de Maurice eut lieu dans la petite chapelle de l’île, puis, le jour même, on partit.

Comme on ne voulait laisser rien de vivant sur l’île, les chèvres avaient été expédiées à Montréal, car M. Jambeau avait dit à Marielle que sa propriété était entourée d’un terrain assez vaste pour y parquer Brise et Bise. Max emportait, dans un panier, Toute-Blanche, et Léo, inutile de le dire, suivait son maître.

Arrivés à Québec, M. Jambeau quitta les deux jeunes couples, et il partit pour Montréal, accompagné de Max, de Nounou et de Firmin.

— Nous allons préparer la maison pour vous recevoir, dit M. Jambeau à Marielle et Jean, Vous, amusez-vous bien. Écrivez-moi avant de partir de Québec et je serai à l’hôtel pour vous recevoir à votre arrivée à Montréal. Au revoir donc, mes enfants !

Les deux jeunes couples furent huit jours dans la ville de Québec. Or, Marielle n’avait jamais quitté le Rocher aux Oiseaux, et tout ce qu’elle voyait la remplissait d’étonnement et l’émerveillait.

Quand on arriva à Montréal, M. Jambeau, selon sa promesse, était rendu à l’hôtel pour attendre les jeunes mariés. Le lendemain, à cinq heures de l’après-midi, il devait venir chercher Marielle et Jean pour les emmener chez lui.

— Mes enfants, leur dit-il, vous ne serez pas longtemps chez moi, car je viens de signer un acte de donation de ma propriété à Marielle ; de cette manière, c’est moi qui serai chez-vous, et non vous chez moi.

Jean alla reconduire M. Jambeau jusqu’à sa voiture, c’est-à-dire une voiture qu’il avait louée pour venir à l’hôtel ; il n’était pas probable que ce bon M. Jambeau, vivant seul avec un domestique, eut une voiture à lui, n’est-ce pas ?

Au moment où M. Jambeau allait partir, Jean entendit une voix qui l’interpellait ainsi :

— Serait-ce, par hasard, Mon cher ami Jean Bahr ?

— Le Capitaine Brunel ! s’écria Jean, avant même de tourner la tête dans la direction de la voix.

Le Capitaine Brunel (car c’était bien lui) s’approcha de la voiture, et Jean, après lui avoir pressé la main et lui avoir dit et redit le plaisir qu’il éprouvait à le revoir, le présenta à M. Jambeau.

— M. Jambeau, dit Jean, je vous présente une vieille connaissance à moi : le Capitaine Brunel. Capitaine Brunel, M. Jambeau.

Au nom de M. Jambeau, le Capitaine Brunel fit un mouvement de surprise ; mais, ni M. Jambeau, ni Jean ne s’en aperçurent.

— M. Jambeau, reprit Jean, le Capitaine Brunel m’a rendu service déjà, en me prenant à son bord, alors que j’étais un peu fatigué de manier l’aviron… C’était en me rendant à Halifax.

— Ce fut sans sacrifice
Que je rendis service
À l’excellent Jean Bahr,
En l’accueillant à bord, dit le Capitaine Brunel, en s’adressant à M. Jambeau.

— Où demeurez-vous, Capitaine Brunel ? demanda M. Jambeau, que cet original semblait beaucoup intéresser et amuser.

— Je demeure dans un quartier peu aristocratique, répondit le Capitaine Brunel, en riant. Mais il donna son adresse à M. Jambeau, qui l’inscrivit dans son calepin.

— Au revoir, Capitaine Brunel ! dit ensuite M. Jambeau. À demain, Jean ! Puis M. Jambeau partit.

— Et comment vont les affaires, Capitaine ? demanda Jean.

— Mal, Jean Bahr, mal ! Je suis « à l’ancre » dans le moment… Mon bateau a brûlé, il y a deux semaines et…

— Mon pauvre ami ! dit Jean. Eh ! bien, nous nous reverrons ; je désire beaucoup vous présenter à ma femme, Capitaine.

— Ah ! Vous étés marié ? Y a-t-il longtemps ?

— Depuis un peu plus d’une semaine, seulement. Au revoir, Capitaine Brunel ! Je suis très heureux de vous avoir rencontré, et j’irai vous rendre visite bientôt, si vous me le permettez.

Vers les quatre heures de l’après-midi, ce jour-là, Ylonka et Maurice partaient pour leur résidence, située dans un des quartiers les plus aristocratiques de la ville ; mais on se promit, de part et d’autre, de se voir souvent. Aussitôt après le départ de leurs amis, Jean et Marielle prirent une voiture et se firent conduire chez Mlle Solange. Mlle Solange habitait une maison princière, dans une des principales rues. Jean descendit de voiture ; il allait annoncer la grande nouvelle du recouvrement de Marielle et aussi celui de leur mariage, avec toutes les précautions possibles, à M. et Mme Dupas, ainsi qu’à tante Solange.

Bientôt, Jean revint à la voiture chercher sa femme, afin de la conduire auprès de son père, de sa tante, et aussi de sa belle-mère qui, impatiemment l’attendaient. Ce fut une touchante réunion. Pierre Dupas et tante Solange pleuraient, Cette pauvre Mme Dupas n’osait s’approcher de celle qu’elle avait si cruellement persécutée ; mais Marielle courut vers sa belle-mère, et l’entourant de ses bras, lui donna le baiser du pardon. Mme Dupas sanglotait tout haut dans sa joie et son repentir.

Marielle et Jean soupèrent (ou plutôt dînèrent ) et veillèrent chez Mlle Solange. Vers les dix heures, ils se levèrent pour partir.

— Comment ! Vous partez ! Mais… j’étais sous l’impression que vous alliez fixer ici votre demeure ! Ma maison est assez grande pour nous contenir tous, ce me semble !

— Chère tante Solange, répondit Marielle, nous vous remercions de votre offre généreuse… Mais, nous allons demeurer avec M. Jambeau…

— Avec M. Jambeau ! s’écria Mlle Solange. Ah !…

— M. Jambeau a une petite propriété dans cette ville, tante Solange, reprit Marielle, et avant même que nous eussions quitté le Rocher aux Oiseaux, c’était entendu que nous irions demeurer avec lui, chez lui.

— M. Jambeau aime tant Marielle, dit Jean, qu’il lui a demandé, en grâce, de ne pas le quitter… Afin que nous soyons tout à fait à l’aise chez lui, ce bon M. Jambeau a transféré sa propriété à Marielle : « De cette manière, nous a-t-il dit, je serai chez-vous, et non vous chez moi. »

— N’est-ce pas que c’est très délicat ce qu’a fait M. Jambeau, tante Solange ? s’écria Marielle. Et, quand ce ne serait qu’une hutte que sa maison, nous irons y demeurer, Jean et moi !

— Je l’ai vue, moi, la maison de M. Jambeau, dit Mlle Solange, qui paraissait avoir une furieuse envie de rire, ce qui peina beaucoup Marielle.

— Sans doute, tante Solange, riposta Marielle, très mécontente assurément, la maison de M. Jambeau n’est pas un palais rempli de domestiques, comme la vôtre ; mais nous nous en contenterons !… Viens-tu, Jean ?

— Ne sois pas fâchée, Marielle ! dit Mlle Solange. Que veux-tu, ma chère enfant ; quelque chose m’amuse beaucoup…

— C’est évident tante Solange ? dit Marielle, très froissée.

— Dans tous les cas, Marielle, ma nièce, et Jean, mon neveu, si vous ne vous plaisez pas dans la maison que vous allez habiter, revenez ici ; toujours vous serez les très bienvenus !

Marielle et Jean revinrent à leur hôtel dans la voiture privée de leur tante Solange ; une splendide barouche, attelée de deux chevaux vigoureux.

Cinq heures sonnaient, le lendemain après-midi, quand M. Jambeau vint chercher Marielle et Jean. Ce bon M. Jambeau ! Comme il était heureux d’offrir à ce jeune couple qu’il aimait, l’hospitalité sous son toit !

— Marielle, dit-il, votre tante Solange m’a dit que vous aviez refusé d’habiter sa maison princière pour venir demeurer avec moi… Chère enfant ! J’espère que vous ne le regretterez jamais… De fait, je ferai tout en mon pouvoir pour que vous soyez heureux avec moi, vous et Jean.

Une voiture louée attendait à la porte de l’hôtel, et Marielle ne put s’empêcher de faire la comparaison entre cette voiture et la luxueuse barouche de sa tante Solange ; mais bientôt, elle se dit :

— Jean se fera une bonne position, aussitôt qu’il sera reçu Architecte, et alors, nous achèterons, nous aussi, une belle voiture… Ce bon M. Jambeau ! Combien j’aimerais le voir assis dans une splendide barouche comme celle de tante Solange, lui qui peut à peine marcher, à cause de ses rhumatismes !… Mais… j’y pense !… J’ai sur moi, le chèque de tante Solange pour dix mille dollars, qu’elle m’a donné, hier soir… Peut-être pourrions-nous acheter une voiture et des chevaux, tout de suite… Quel bonheur de faire une si agréable surprise à M. Jambeau !… J’en parlerai à Jean…

— La maison est dans une des banlieues de la ville, dit M. Jambeau ; mais nous y arriverons bientôt… Ah ! j’ai affaire ici ! ajouta-t-il, en désignant une sorte de château, près duquel la voiture venait de s’arrêter, et à laquelle on parvenait par un vaste jardin, un véritable parc. Jean, donnez-moi donc l’aide de votre bras ; Marielle, je serais bien content de m’appuyer sur votre épaule aussi.

— Certainement, M. Jambeau ! répondirent, en même temps, Marielle et Jean.

On descendit de voiture, et arrivé à la porte de la maison, construite en pierre de taille et ornementée de portiques et galeries en fer forgé (quelqu’édifice public, pensa Jean) M. Jambeau sonna, et un domestique en livrée vint ouvrir. Sans proférer une parole, M. Jambeau, toujours soutenu par Marielle et Jean, suivit un autre domestique, qui ouvrit la porte d’une pièce immense et somptueusement meublée, où plusieurs personnes étaient rassemblées.

Mais… Voilà Max qui s’avance au-devant des nouveaux venus… Max, vêtu comme un petit prince… Il se jette au cou de Jean, puis au cou de Marielle, en s’écriant :

— Oh mon oncle Jean ! Oh ! ma tante Marielle !

Ce n’est pas tout ; voilà Ylonka et Maurice, qui, eux aussi, s’avancent à la rencontre de Marielle et de Jean… Et puis, on aperçoit aussi Mlle Solange, M. et Mme Dupas. M. et Mme Brassard et… Mais : oui voilà aussi Lillian Rust (pardon, Lillian Le Noir) et son mari… là-bas… n’est-ce pas M. Leroy, père, et plus loin, n’est-ce pas aussi le Capitaine Brunel ?…

— Marielle ! Chère Marielle ! dit Ylonka.

Alors, M. Jambeau prend Marielle dans ses bras et lui dit :

— Soyez la bienvenue, enfant chérie ! Vous êtes ici chez-vous !

— Je ne comprends pas… murmura Marielle.

— Chère Marielle, dit Ylonka, quand, pour la première fois, sur le Rocher aux Oiseaux, j’aperçus M. Jambeau, je l’ai reconnu immédiatement ; mais, voyant qu’il désirait garder l’incognito, je n’ai pas soufflé mot de ce que je savais sur son compte, à qui que ce fut… excepté à Maurice… comme de raison… M. Jambeau est…

— J’espère que tu ne m’en veux plus, Marielle, dit Mlle Solange, en s’approchant, d’avoir tant ri, quand tu m’as dit que tu demeurerais avec M. Jambeau, quand ce serait dans une hutte ?… Ha ! ha ! ha ! Je savais, vois-tu… Je savais que le M. Jambeau qui, sur le Rocher aux Oiseaux, habitait la « Villa Bianca », avec un seul domestique, était M. Magloire Jambeau, le millionnaire.