Éditions Édouard Garand (p. 26-28).

CHAPITRE XVII

CHEZ LES FOLAVOINE


Tout n’était pas riant à la « Villa Riante », demeure des époux Folavoine et de leur fils Barnabé.

Tout d’abord, c’est à contre-cœur que M. Folavoine avait quitté la ville de Montréal pour venir passer l’été sur le Rocher aux Oiseaux.

— Mais, avait-il dit à l’un de ses amis, que voulez-vous que j’y fasse ? Quand Félicie (Mme Folavoine portait ce nom réjouissant) se met quelque chose dans la tête, il faut que j’y passe… sans quoi, elle me fait des scènes… et, moi, des scènes, vous savez !…

Et Mme Folavoine de dire, de son côté :

— C’est un sacrifice que je fais, et un grand, d’aller passer l’été sur cette île, croyez-le ; mais Isidore mon mari y tient. Il dit que c’est dans l’intérêt de notre fils que nous allons au Rocher aux Oiseaux… et quand il s’agit de l’avenir et du bonheur de son fils unique !…

Ceci demande des explications, que nous allons donner le plus brièvement possible.

Barnabé Folavoine, à la mort de ses parents, hériterait de leur argent et de leurs biens. Ce garçon, qui n’avait pas voulu faire un cours d’études, savait lire et écrire un peu ; voilà tout. Il vivait aux dépens de son père, n’ayant ni profession ni métier : mais, ni Monsieur ni Madame Folavoine n’était inquiet au sujet de l’avenir de leur fils unique ; il hériterait d’une si belle fortune, au décès de ses parents et, en attendant, « il n’était pas dehors » pour parler comme les Folavoine.

Cependant, si Barnabé se décidait à se marier ?… Les Folavoine voulaient bien loger leur fils, le nourrir, le vêtir et même lui fournir de la menue monnaie pour ses folles dépenses ; mais, ces avantages qu’ils accordaient à leur fils, ils n’étaient guère décidés à les faire partager par sa femme ou par ses enfants, si un jour il voulait se marier. Il est vrai que, jusqu’ici, Barnabé n’était amoureux de personne… mais on ne connaît pas l’avenir… Si le cœur de leur fils allait parler un jour !… Il semblait donc prudent de prévenir le cas où il se mettrait dans la tête de se marier : on lui chercherait une héritière et, de cette manière, tout irait bien.

Mme Folavoine se mit donc à la recherche d’une héritière pour son fils ; mais, bien vite, elle dut constater que les héritières sont rares et clairsemées, même dans la ville de Montréal. Un jour, cependant, Mme Folavoine crut avoir trouvé précisément celle qui aurait l’honneur d’être sa bru : une jolie brunette, riche par elle-même, de plus, douce et gentille, qui serait la plus soumise des belles-filles. Barnabé fut conseillé de courtiser Mlle R—. Hélas ! quand ce pauvre garçon osa demander la jeune héritière en mariage, celle-ci lui rit au nez. Elle rit jusqu’aux larmes. Elle rit même d’un si bon cœur que Barnabé se demanda s’il lui serait arrivé, par hasard, à lui Barnabé, de dire quelque chose de drôle ou de spirituel, pour une fois dans sa vie… Mais après cela, l’héritière fit dire qu’elle n’y était pas, chaque fois que le fils Folavoine se présentait chez elle… Elle n’y était certainement pas et elle n’y serait plus jamais pour lui.

Sans se décourager, Mme Folavoine se mit de nouveau à la recherche… Il y en avait des héritières ; il s’agissait seulement de les découvrir … Les Folavoine se mirent donc à donner des réceptions et des soirées, sachant bien qu’ils seraient invités, à leur tour, chez, ceux qu’ils auraient reçus… Qui sait, ce qui résulterait de cet échange de gracieusetés et de politesses ?…

En effet, les Folavoine reçurent des invitations, qu’ils acceptèrent avec avidité, et c’est (enfin !) à une soirée d’intimes, chez les Millet, qu’ils rencontrèrent l’héritière désirée. En entrant dans le salon des Millet, la famille Folavoine fut conduite, en bloc, auprès de deux demoiselles, dont l’une âgée… et l’autre…

— Monsieur et Madame Folavoine, Monsieur Barnabé Folavoine, dit Mme Millet, je vous présente Mademoiselle Dulac, et sa nièce, Mademoiselle Anastasie Dulac.

Puis se tournant vers les demoiselles Dulac, elle ajouta :

— Mademoiselle Dulac, Mademoiselle Anastasie, la famille Folavoine.

La présentation était faite. Mlle Dulac était une vieille demoiselle, parlant peu, ne contredisant jamais ; une de ces personnes avec qui on s’arrange toujours bien. Mlle Anastasie était bien un peu fanée ; mais, à la clarté des lampes, elle pouvait encore se donner des airs de toute jeune fille… et vraiment les Folavoine se disaient qu’on ne pouvait désirer mieux.

Mme Millet appela à l’écart Mme Folavoine et lui dit :

— Anastasie est l’héritière de sa tante, Mlle Dulac, et celle-ci est très riche, dit-on… Ainsi, ma chère…

De ce renseignement si précieux Mme Folavoine profita, sans perdre un instant. Elle fit signe à Barnabé et celui-ci alla immédiatement s’asseoir auprès d’Anastasie. Il fit l’aimable, débitant plus de sottises et de niaiseries en vingt minutes qu’un autre eût été capable d’en débiter en vingt-quatre heures. Anastasie savait à quoi s’en tenir sur le compte du fils Folavoine ; mais comme, devant ses yeux, flottait souvent la « coiffe de sainte Catherine », vraiment, elle n’allait pas se montrer trop difficile. Barnabé Folavoine était un niais, il est vrai ; mais, souvent, ces niais font de dociles maris. Anastasie fut donc tout à fait aimable pour Barnabé, ce que voyant, les époux Folavoine firent des rêves d’or, toute la veillée.

Après cela, tout alla comme sur des roulettes. Deux fois la semaine, Barnabé veillait chez les demoiselles Dulac et, sur le conseil de sa mère, il allait réclamer pour sien le cœur d’Anastasie, quand celle-ci lui annonça que sa tante avait loué une villa sur le Rocher aux Oiseaux et qu’elles partaient toutes deux, elle et sa tante, passer l’été sur une île perdue, au beau milieu du golfe Saint-Laurent.

Qu’allaient faire les Folavoine… Eh bien ! eux aussi, ils partiraient. Eux aussi, ils loueraient une villa sur le Rocher aux Oiseaux… Ce serait bien ennuyant, sans doute ; les sites pittoresques, ils n’avaient que faire de cela, eux, les Folavoine !… Mais on ne pouvait laisser partir Mlle Dulac et son héritière ainsi… Qui sait ce qui pourrait se passer là-bas ? … Enfin, après avoir pesé le pour et le contre, ils se décidèrent à accompagner les demoiselles Dulac, tante et nièce, sur le Rocher aux Oiseaux, et même, ils feraient route en même temps qu’elles… Voyez-vous, ce n’était pas du tout facile à dénicher des héritières ; les Folavoine n’allaient pas laisser celle-ci leur échapper, n’est-ce pas ?

Mais voilà que, sur le Rocher aux Oiseaux, les choses allaient mal, très mal ; Anastasie Dulac avait jeté son dévolu sur Jean Bahr et Barnabé Folavoine était devenu amoureux de Marielle Dupas. Les époux Falovoine s’étaient vite aperçus du « vire de bord » de leur fils et ils lui avaient fait des scènes à ce garçon.

— Comment ! s’était écrié M. Folavoine, père. Tu méprises Anastasie, une héritière, pour t’enticher de Mlle Dupas, une jeune fille sans argent, sans avenir, ayant passé toute sa vie sur le Rocher aux Oiseaux, et n’ayant pour la recommander que son joli visage !… Non, vraiment, ce n’est pas croyable ! Eh bien ! je ne consentirai jamais, jamais, entends-tu, Barnabé ? … Une alliance entre toi et cette demoiselle, jamais !

— Et après toute la peine que je me suis donnée pour te dénicher une héritière ! reprenait Mme Folavoine. Quelle ingratitude de ta part !

— À quoi ça sert-il tout ce « train » ? dit, un jour, Barnabé à ses dévoués parents. Anastasie… Eh bien ! elle m’ennuie, moi, Anastasie, cette vieille fille… D’ailleurs, elle s’est toquée de Jean Bahr, et puis… ce n’est pas tout cela ; j’aime Mlle Dupas, voilà, et je n’épouserai d’autre qu’elle !

Mais, Mlle Dupas n’aimait pas Barnabé et on en eut l’assurance bien vite. Barnabé, qui aimait véritablement Marielle, se mit à dépérir. Il ne mangeait pas, il ne dormait pas ; de plus, il était constamment triste ou de mauvaise humeur. M. Falovoine, très inquiet, se décida enfin à revêtir ses plus beaux habits, puis il alla faire à Marielle la « grande demande » pour son fils Barnabé. Inutile de dire que Marielle refusa avec enthousiasme l’honneur de devenir Mme Folavoine… à l’immense surprise des parents de Barnabé… Comment !… Cette jeune fille pauvre refusait leur fils, leur héritier ! … Ils n’en revenaient pas !… Qu’il existât, sur ce rocher isolé, une jeune fille pouvant refuser une telle chance, un tel honneur !…

Tout comme ses parents, Barnabé, lui non plus, ne revenait pas du refus de Marielle et il en fut véritablement malheureux, pour au moins huit jours ; après cet espace de temps, il se dit qu’il allait se venger de Mlle Dupas et lui faire regretter son refus. Pour ce faire, il se remit à courtiser Anastasie.

Anastasie ayant, de son côté, constaté que Jean se souciait d’elle comme de son premier faux-col, fit l’aimable et l’accueillante envers Barnabé, et bientôt la nouvelle se répandit, sur le Rocher aux Oiseaux, que Mlle Anastasie Dulac allait épouser, avant la fin de l’été, M. Barnabé Folavoine.

Nous laisserons donc Anastasie et les Folavoine à leurs rêves d’avenir, si près de se réaliser, pour nous occuper d’un événement qui allait apporter de grands changements dans la vie de plus d’un des habitants du Rocher aux Oiseaux.