Éditions Édouard Garand (p. 22-23).

CHAPITRE XV

LE RÊVE ET LA RÉALITÉ


La réalité n’a jamais valu le rêve, jamais ! Je ne prétends pas émettre une idée nouvelle disant cela ; je constate la chose, voilà tout. On rêve d’une chose, et cette chose qu’on rêve, on la voit à travers un prisme qui a nom « illusion ». Quand le rêve s’est réalisé, on est tenté de se demander : « Et puis, après ? »

Jean Bahr avait rêvé voir le Rocher aux Oiseaux habité, durant l’été : il avait rêvé voir les maisons bâties sur le bord de la mer il avait rêvé bien des prospérités pour les habitants de l’île, c’est-à-dire, pour lui, pour Pierre Dupas et pour Marielle. L’intention de Jean n’était pas de demeurer toujours sur le Rocher aux Oiseaux ; il s’était dit qu’il y resterait le temps nécessaire pour accumuler une certaine aisance, puis il partirait… accompagné de Marielle… Pierre Dupas suivrait sa fille, et l’on irait vivre, soit à Québec, soit à Montréal, au milieu de ses semblables.

Eh ! bien, on sait à quoi s’en tenir sur le succès des plans du jeune homme… et il aurait dû être heureux ; hélas, il ne l’était pas !

C’était un dimanche. Il était cinq heures du soir. Jean Bahr, assis seul, au « Gîte », Léo couché à ses pieds et Toute-Blanche pelotonnée sur ses genoux, se disait qu’il était le plus malheureux des hommes… Jean n’allait plus souper régulièrement au « Manoir-Roux ». D’abord, durant la semaine, il était occupé au magasin, jusqu’à assez tard dans la soirée, et puis — il faut bien l’avouer — Jean était devenu un tant soit peu taciturne. Ce soir, plus que jamais, il déplorait l’idée qu’il avait eue d’attirer des étrangers sur le Rocher aux Oiseaux, et son cœur se serrait en songeant au danger qu’il courait de voir un étranger (Maurice Leroy par exemple) lui enlever l’affection de celle qu’il aimait, en secret, depuis si longtemps.

Tout à coup, quelqu’un frappa à la porte du « Gîte » et entra : c’était Pierre Dupas.

— Oh ! M. Dupas ! s’écria Jean, allant au-devant de son visiteur. Vous êtes le très bienvenu !

— Je viens vous chercher, Jean, dit Pierre Dupas. Pourquoi ne venez-vous plus veiller et souper au « Manoir-Roux » ? Cela me surprend et me peine ; cela peine aussi Marielle.

— Mademoiselle Marielle… murmura Jean.

— Oui… Marielle ne comprend rien à votre conduite, Jean, elle se demande, et je me demande aussi, si nous vous aurions froissé, d’une manière ou d’une autre…

— Oh non ! Certes, non, M. Dupas ! s’écria le jeune homme. Je suis tellement occupé maintenant que…

— Pas le dimanche ! Pas le dimanche ! interrompit le père de Marielle. Écoutez, Jean, mon garçon, je comprends, je crois, vos raisons pour vous éloigner ainsi du « Manoir-Roux »… Vous avez tort, cependant, et…

— M. Dupas, dit Jean, vous l’avez deviné depuis longtemps, sans doute j’aime Mlle Marielle… je l’aime follement !… Par délicatesse, la trouvant trop jeune et trop innocente pour lui parler d’amour, je me suis tu… Un autre a été moins délicat que moi et… il m’a coupé l’herbe sous les pieds… Maurice Leroy…

— Vous vous trompez, Jean, vous vous trompez ! Maurice Leroy n’est qu’un ami de Marielle : voilà tout. Ce garçon est musicien, et tous deux, Marielle et lui, s’amusent à pratiquer le violon et le piano ensemble.

— M. Dupas, demanda Jean, tout à coup, me permettez-vous de dire à Mlle Marielle que je l’aime et d’essayer de connaître ses sentiments envers moi ?

Pierre Dupas fut quelques instants sans répondre.

— Jean, répondit-il enfin, si j’hésite, ce n’est pas parce que je n’ai pas confiance en vous ; il n’y a personne au monde à qui je confierais avec plus de sûreté l’avenir de ma fille chérie… Mais, Marielle me semble si jeune encore… et il est naturel qu’un père hésite sur le seuil d’une nouvelle vie pour son unique enfant, son seul trésor sur terre n’est-ce pas ?

— Je comprends ! Je comprends ! murmura Jean.

— Cependant… oui, Jean, je consens à ce que vous parliez à Marielle, et, quoique la chère petite n’ait pu lire encore dans son cœur, je crois pouvoir vous affirmer qu’elle vous aime.

— Merci ! Merci, M. Dupas, pour ces bonnes paroles ! s’écria Jean, les larmes aux yeux. Je lui parlerai !… bientôt… Pas ce soir, mais demain, peut-être… Encore et encore merci !

— Allons, maintenant ! Partons pour le « Manoir-Roux » ! dit Pierre Dupas. Il nous faudrait subir un discours de Nounou, si nous arrivions en retard, ajouta-t-il, en riant.

Marielle tendit les deux mains à Jean quand il arriva au « Manoir-Roux », et une grande joie brilla dans ses yeux. Jean pressa les mains que la jeune fille lui abandonnait, tandis que le cœur du jeune homme débordait de bonheur.

— C’est une visite rare que la vôtre ! s’exclama Marielle.

— J’expliquais à M. Dupas que je suis toujours si occupé maintenant, Mlle Marielle ; mais je serai libre tous les dimanches maintenant et, si vous le voulez bien, je serai heureux de venir souper et veiller au « Manoir-Roux »… comme jadis.

Vers les huit heures arrivèrent Messieurs Leroy, père et fils, puis Mlle Dulac et sa nièce Anastasie. On causa, on fit de la musique et on s’amusa bien. Cependant, Jean, repris de doutes, observait Marielle et Maurice Leroy… Malgré lui, il fronçait les sourcils quand il les voyait, penchés, tous deux sur quelque morceau de musique, qu’ils essayaient de déchiffrer ensemble.

Les amabilités et minauderies d’Anastasie Dulac n’étaient pas de nature à consoler Jean ! Anastasie, quoiqu’elle affectât des airs d’ingénue, ne devait plus voir ses trente ans ; de plus, elle avait subi « des ans l’irréparable outrage », et Jean sentait le rouge de la colère lui monter au visage en voyant qu’on avait l’air de trouver qu’il était de son devoir (à lui, Jean) de faire la cour à Anastasie, puisque Marielle était occupée avec Maurice Leroy.

Mlle Anastasie fut priée de chanter et comme elle avait apporté des chansons, pour le cas où on la demanderait, Jean se vit obligé de tourner les pages de la musique de cette demoiselle, tandis qu’elle chantait, tout en regardant ce pauvre Jean d’un œil langoureux :


DIS !

Dis, le sais-tu comme je t’aime ?…
Tu le devines bien !…
L’amour est le bonheur suprême ;
Il unit d’un doux lien,
Dis, le sais-tu comme je t’aime ?

II

Dis, le sais-tu comme je t’aime ?…
Si ma bouche se tait,
Cher ami, tu comprends quand même
Mon sentiment discret !
Dis, le sais-tu comme je t’aime ?

III

Dis, le sais-tu comme je t’aime ?…
Bien sûr, depuis longtemps,
Tu dus résoudre le problème
De mon amour constant
Dis, le sais-tu comme je t’aime ?

Quand Anastasie eut terminé sa chanson, Jean jeta les yeux autour de lui, et il vit… un sourire amusé sur tous les visages, excepté sur celui de la tante d’Anastasie. Tous, Pierre Dupas, Marielle, Messieurs Leroy, père et fils, la trouvaient si ridicule cette pauvre Anastasie ! Maurice Leroy, lui le visage cramoisi, étouffait de rire, littéralement ; c’était si drôle aussi, de voir Anastasie, cette ancienne jeune fille, chanter une chanson d’amour à Jean Bahr !

— M. Bahr doit être plus jeune que moi, se disait Maurice, et vrai, je n’aimerais pas être ainsi courtisé par l’antique et sentimentale Anastasie !

Mais Jean, mal disposé, depuis quelque temps, ne comprit pas — ou ne voulut pas comprendre — ce qui amusait tant l’assistance. Personne n’aime à se trouver dans une situation ridicule, et Jean, voyant un sourire amusé sur tous les visages, se sentit, tout à coup, pris d’une grande colère et aussi d’un grand découragement… Ce sourire sur les lèvres de Marielle… N’aurait-elle pas dû sympathiser avec lui plutôt et déplorer la position dans laquelle il s’était trouvé !

Jean n’allait pas faire une scène n’est-ce pas ? Les scènes ne sont pas admises, dans la bonne société. Le jeune homme endura son mal aussi patiemment qu’il le put, mais il saisit le premier prétexte venu pour retourner chez lui.

Quand il fut de retour au « Gîte », Jean ne put se contenir plus longtemps, et tandis que Léo le regardait avec des yeux sympathiques, le jeune homme pleura toutes ses larmes… Marielle ! … Oui, Marielle était bien perdue, pour lui !… Alors, que faisait-il sur cette île ?…

À onze heures, Jean se coucha ; mais, il avait résolu une chose : c’est qu’il quitterait, le lendemain matin, et pour toujours, le Rocher aux Oiseaux, car, pour lui, la vie n’y était plus tenable.