Éditions Édouard Garand (p. 15-16).

CHAPITRE X

CONVALESCENCE


Jean Bahr entra en convalescence et bientôt il put quitter son canapé et s’installer sur un fauteuil, que Nounou tenait toujours moelleusement matelassé d’oreillers et de coussins. Au bout d’une dizaine de jours, il put prendre part à la vie commune, et quoiqu’il ne pût sortir encore, on le considérait hors de danger, presque guéri.

Combien Jean se trouvait heureux au « Manoir-Roux » !… M. Dupas était un homme charmant, intelligent et bon et il avait l’air si content d’avoir un compagnon pour l’hiver ! Déjà Pierre Dupas avait fait des plans pour la chasse aux morses, et ces plans il les avait soumis à Jean… Oui, on allait faire merveille, cette année !

Quant à Marielle… Ah ! Marielle !… Jamais Jean Bahr n’avait rêvé même, un être aussi parfait… Marielle… Jean l’admirait tellement, qu’il ne trouvait pas de mots pour exprimer ses pensées… Non qu’il eut osé exprimer ses pensées tout haut : La parfaite innocence de la jeune insulaire, la complète absence de coquetterie, chez elle, inspirait au jeune homme un respect qui ressemblait à de l’idolâtrie… Jean Bahr aimait déjà Marielle ; c’est tout dire… Le long hiver sur le Rocher aux Oiseaux ne l’effrayait pas ; au contraire… il n’eut pas quitté ce coin de terre où vivait celle qu’il aimait pour des millions !

Et Marielle ?… Marielle était parfaitement heureuse, et elle ne regrettait plus d’avoir refusé l’invitation de sa tante Solange. Elle non plus, n’eut pas quitté l’île pour tout au monde… Aimait-elle Jean Bahr ?… Qui eut pu le dire ?… Elle-même n’eut pu définir ses sentiments à l’égard du jeune homme, d’ailleurs… Chose certaine, c’est qu’elle était contente d’avoir, en Jean Bahr, un gai compagnon, aux idées jeunes et riantes.

Nounou, elle aussi, aimait Jean et elle lui prouvait son attachement lui confectionnant des petits plats délicats et exquis. Il est bon d’être bien vu de la cuisinière, dit-on ; Jean avait gagné le cœur de Nounou… et il s’en trouvait fort bien.

Une chambre à coucher avait été mise à la disposition de Jean ; mais, durant le jour, il se tenait dans le boudoir de Marielle. Il faisait la lecture à haute voix à la jeune fille, il tenait ses écheveaux de laine ou de soie, et quelquefois, sur le désir de cette dernière, il se mettait au piano et il chantait. Il possédait une belle voix de ténor et, quoiqu’il ne fût pas musicien, il pouvait accompagner ses chansons car il avait une oreille très juste.

Le soir, on veillait tous ensemble ; on causait, on faisait de la musique les heures passant vite et agréablement.

Un soir, Jean retira de la poche de son habit un portrait, qu’il montra à Marielle : c’était celui d’une jeune fille aux cheveux bruns, aux yeux bruns aussi, doux et rêveurs.

— C’est ma sœur, Mlle Dupas, dit-il.

— Elle vous ressemble beaucoup, dit Marielle. Ne trouvez-vous pas, père, que cette jeune fille ressemble beaucoup à M. Bahr ?… Ce n’est pas surprenant d’ailleurs, puisqu’elle est sa sœur.

— En effet, elle vous ressemble ! affirma Pierre Dupas. Comment se nomme-t-elle votre sœur, M. Bahr ?

— Elle se nomme…

À ce moment, Nounou entra dans la salle, portant, sur un plateau un petit goûter, ainsi qu’elle le faisait, chaque soir.

— Quelle heure est-il donc, Nounou ? demanda Marielle. Tu nous apportes le goûter de bien bonne heure, il me semble !

— Il est neuf heures, Mlle Marielle, répondit Nounou, et comme c’est votre habitude d’réveillonner à cette heure, j’vous apporte du chocolat et des biscuits, car i’n’faut pas que M. Bahr mange des choses chargeantes avant de s’coucher… S’il y a une chose qui est dangereuse pour un convalescent, c’est de s’charger l’estomac, le soir ; je l’sais bien, car, un d’mes cousins, le fils de feu mon…

— Merci, Nounou, dit Marielle. Nous allons boire le chocolat pendant qu’il est chaud… Nous n’avons plus besoin de toi. Bonsoir.

— Bonsoir, Mlle Marielle ! Bonsoir, M. Dupas ! Bonsoir, M. Bahr !… Et puis, M. Bahr, si vous vous proposez toujours d’sortir demain, j’vous prédis une belle journée, car la lune est comme un beau fromage à la crème et des étoiles… il y en a par milliers !… Et, aujourd’hui pour demain, si vous désirez que…

— Bonsoir, Nounou ! répéta Marielle !…

Nounou comprit, cette fois ; elle quitta la salle et alla se coucher.

On ne reprit pas la conversation que l’arrivée de Nounou avait interrompue ; conséquemment, ni Pierre Dupas, ni Marielle n’apprirent le nom de la sœur de Jean Bahr. Marielle l’apprendrait ce nom… plus tard… sous d’assez dramatiques circonstances.

La prédiction de Nounou s’accomplit ; le lendemain, il faisait un temps idéal. Le soleil, qui brillait dans tout son éclat, réchauffait l’atmosphère comme en un beau jour de printemps. On était au dimanche et, après le déjeuner, Pierre Dupas demanda à Jean :

— Nous accompagnerez-vous à la chapelle, ce matin ?

— À la chapelle ? demanda Jean. Il y a donc une chapelle sur cette île ?

— Oh ! Une modeste et minuscule chapelle, vous savez !… Nous n’avons pas de prêtre ; mais trois ou quatre fois, durant l’été, un prêtre vient dire la messe dans notre petite chapelle. C’est jour de grande fête pour nous alors.

— Je le crois sans peine ! s’écria Jean.

— Il y a quatre ans, dit Marielle, un vieux prêtre des Éboulements, le Père Rougemont, a passé tout l’été avec nous. Nous avions la messe tous les dimanches et souvent durant la semaine.

— Nous accompagnez-vous, M. Bahr ? demanda Pierre Dupas.

— Je vous accompagnerai certainement ! répondit Jean. Est-ce loin d’ici ?

— À cinq minutes de marche seulement… Vous comprenez, M. Bahr…

— Je me nomme Jean, M. Dupas, interrompit le jeune homme, en souriant. Je croyais vous l’avoir dit…

— C’est vrai, dit Pierre Dupas, en souriant, à son tour. Vous vous nommez Jean et je vous appellerai par votre nom, dorénavant.

— Merci, M. Dupas ! dit Jean. Et Mlle Dupas ?… demanda-t-il, s’adressant à la jeune fille. Va-t-elle continuer à me nommer cérémonieusement M. Bahr ?

— Vous l’avez dit, Jean, répondit Pierre Dupas, nous devrions être moins cérémonieux sur ce rocher isolé… Marielle vous nommera M. Jean, et vous, vous pourrez l’appeler Mlle Marielle… Qu’en dis-tu, ma chérie ? ajouta-t-il, en s’adressant à la jeune fille.

— Vous consentez, n’est-ce pas, Mlle Marielle ? demanda Jean.

— Je consens, M. Jean, répondit la jeune fille, en rougissant légèrement.

À dix heures, on partit pour la chapelle, modeste maisonnette en bois, dont le pignon était surmonté d’une sorte de clocher… sans cloche ; mais, sur le clocher il y avait une croix. À l’intérieur était un autel surmonté d’un Crucifix. On apercevait aussi, deux statues ; l’une de la Sainte Vierge et l’autre de Saint Joseph, et, suspendue au mur était une image de Sainte Anne d’Auray. À côté de l’autel, il y avait un petit harmonium portatif. Disposés en rang étaient des chaises et des prie-Dieu.

Elle était bien modeste la petite chapelle du Rocher aux Oiseaux ; aussi, elle était bien naïve la piété des braves gens qui l’habitaient. Pour eux, cette chapelle était un lieu sacré ; elle valait les plus grandes cathédrales du monde, « puisque, comme disait Marielle, le bon Dieu y venait, chaque fois qu’on avait l’heureuse chance de se procurer un prêtre pour y célébrer la messe. »

Quand Nounou eut allumé les cierges, la cérémonie, assez courte, d’ailleurs, commença. Marielle récita le Rosaire, en entier, Pierre Dupas, Jean Bahr et Nounou répondant tous ensemble, puis la jeune fille se mit à l’harmonium et elle chanta des cantiques, dont les refrains étaient répétés par les assistants : on entendait la basse de Pierre Dupas, le ténor de Jean Bahr et la voix chevrotante de Nounou… Sans doute, du haut du ciel, l’œil de Dieu se fixait sur le Rocher aux Oiseaux, en ce moment et le divin Créateur bénissait les habitants de cette île, si touchants dans leur naïve piété. Marielle lut ensuite un acte de consécration et la petite cérémonie religieuse étant terminée, tous quittèrent la chapelle, dont Pierre Dupas ferma la porte à clef.

Nounou se dirigea vers le « Manoir-Roux », mais Pierre Dupas, Marielle et Jean prirent une direction opposée ; le temps étant si beau, une petite promenade leur ferait du bien à tous trois.

Tout à coup, Jean s’arrêta, et désignant une maison vers la gauche du sentier, il demanda :

— Qu’est-ce donc ?… Une maison ?… Mais, oui !… Et des hangars !… Je croyais que le « Manoir-Roux » était la seule maison qu’il y eut sur le Rocher aux Oiseaux.

— Cette maison (ou, plutôt, cette cabane), répondit Pierre Dupas, c’est le « Gîte ». C’est là que je me retire quand vient la saison de la chasse aux morses… Ces hangars, que vous voyez, servent de séchoir aux peaux de morses et aussi d’abri aux barils d’huile de morses… Aimeriez-vous à voir l’intérieur du « Gîte » Jean ?

— Beaucoup ! répondit le jeune homme.

— Alors, entrons ! J’ai la clef sur moi… Il n’y a que deux pièces… Nous accompagnes-tu, Marielle ?

— Oui, père, répondit Marielle, après avoir hésité quelques instants.

Et tous trois se dirigèrent vers le « Gîte ».