Éditions Édouard Garand (p. 14-15).

CHAPITRE IX

LES OMBRES DE LA MORT


Nous l’avons dit, la vie de Jean Bahr ne tenait que par un fil, et durant l’espace de cinq jours, il sembla bien que ce fil allait casser net ; car Jean eut de terribles frissons, puis la fièvre et le délire.

— Mes avirons ! Mes avirons ! criait-il, en faisant de grands gestes. Ah ! ils sont là-bas, à l’entrée du chenal, et ce glaçon, que je ne puis éviter, va écraser mon bateau !

D’autres fois, il se croyait poursuivi par une banquise.

— Une banquise ! Elle me poursuit !… Elle semble flotter lentement ; mais elle gagne sur moi… La banquise ! La banquise !

Ou bien, il parlait à son chien :

— Pauvre Léo ! — Pauvre chien ! Tu as froid, n’est-ce pas ?… Moi aussi, j’ai froid, et aussi, j’ai soif, tant soif !

Tout à coup, Jean s’asseyait sur son canapé et désignant un coin de la pièce, il criait :

— Un Spectre !… Il semble garder cette île et défendre à qui que ce soit d’en approcher… Le Spectre !… Ah ! il accourt vers moi ; il me menace… Même Léo le craint… Le Spectre ! le Spectre !

Alors, pour essayer de calmer ces crises de délire, Marielle ou Nounou faisaient boire des tisanes brûlantes au malade. Inutile de dire que Jean n’avait pas conscience des soins qu’on lui prodiguait : quand il n’avait pas le délire, il était affaissé, comme dans une sorte de coma.

Le canapé sur lequel Jean avait été déposé, le soir du naufrage, avait été transporté, contenant et contenu, dans le boudoir, de Marielle. On ne pouvait pas laisser le malade dans la cuisine et Marielle avait consenti à lui céder la grande salle. On ne le quittait ni le jour ni la nuit : durant le jour c’était Marielle ou Nounou qui prenait soin de lui, et la nuit c’était Pierre Dupas. Certes, on faisait pour Jean tout ce qu’il était possible de faire. Il n’y avait pas de médecin sur l’île et, en cette saison, nulle communication ne pouvait se faire avec les autres îles, pas plus qu’avec la terre ferme. Le malade semblait se débattre contre les ombres de la mort et c’était quelque peu décourageant pour ceux qui le soignaient… Que n’aurait-on donné pour pouvoir se procurer un médecin !

C’était le soir du cinquième jour après le naufrage et le sauvetage de Jean ; il était neuf heures. Dans le boudoir de Marielle, Pierre Dupas était assis à lire une revue, vieille de deux mois déjà, et Marielle, penchée sur Jean Bahr, venait de changer les compresses d’eau froide qu’on tenait continuellement sur le front du malade. Tout à coup, celui-ci ouvrit les yeux et il aperçut Marielle ; il vit son doux visage tout près du sien, il vit ses cheveux d’or formant une auréole autour de son front blanc…

— Suis-je mort ? demanda-t-il. Suis-je au ciel ?… À quelle domination appartenez-vous ?

Pierre Dupas, en entendant la voix de Jean Bahr, s’approcha du canapé mais le malade avait déjà refermé les yeux.

— Pauvre jeune homme ! murmura Marielle. Imaginez-vous, père, qu’il m’a demandé s’il était mort… s’il était au ciel… Il m’a demandé aussi de quelle domination j’étais… Qu’a-t-il donc voulu dire ?

Pierre Dupas se détourna pour cacher un sourire… Il comprenait bien l’impression qu’avait dû ressentir le malade en voyant Marielle penchée sur lui : Il l’avait prise pour un ange… Mais sa fille était trop peu consciente de sa beauté pour avoir deviné la pensée du jeune homme, et Pierre Dupas n’était pas homme à l’éclairer là-dessus.

Une heure plus tard, à peu près, Jean ouvrit, encore une fois, les yeux ; la parfaite connaissance des choses lui était revenue. Il aperçut une chambre confortablement meublée, il aperçut un foyer, dans lequel brûlait un feu ardent, il aperçut un homme assis près d’une table, qui lisait.

— Monsieur ! appela-t-il.

Aussitôt, Pierre Dupas se leva et s’approcha du canapé :

— Ah ! Ça va mieux, à ce que je vois ! s’écria-t-il.

— Où suis-je ? demanda le malade.

— Vous êtes sur le Rocher aux Oiseaux, jeune homme, répondit Pierre Dupas.

— Le Rocher aux Oiseaux… Mais… je croyais cette île inhabitée !

— Nous sommes les seuls qui habitons le Rocher aux Oiseaux, pour le moment, répondit Pierre Dupas.

— Alors… C’est vous qui m’avez sauvé la vie… Je me souviens, à présent !… Je me noyais… et un spectre…

À ce moment, Léo, entendant la voix de son maître, sortit de sous le canapé, où il avait élu domicile, et vint lécher la main de Jean.

— Léo ! s’exclama le malade. Pauvre Léo !… À toi aussi on a sauvé la vie !… Mais, dites-moi, Monsieur…

— Je me nomme Pierre Dupas.

— Merci, dit Jean. Moi, je me nomme Jean Bahr… Dites-moi, M. Dupas, comment les choses se sont passées ?… Je me noyais…

— Plus tard, je vous raconterai tout, répondit Pierre Dupas. Demain, nous causerons… Vous êtes encore trop faible pour que je risque de vous fatiguer… Patientez encore un peu.

— Dans tous les cas, merci pour tout ce que vous avez fait pour moi ; merci de tout cœur !

Tout en parlant, ses yeux avaient souvent fait le tour de la salle, comme s’ils eussent cherché quelqu’un, et ne voyant que Pierre Dupas, Jean Bahr soupira, puis, tournant la tête de côté, il s’endormit.

Le lendemain matin, quand Nounou vint lui apporter un bol de bouillon à la reine, Jean en profita pour la questionner, à son tour.

— Vous êtes ? demanda-t-il.

— Moi, M. Bahr, j’suis Nounou, la servante de M. Dupas, et avec ça que j’suis sa servante depuis vingt ans… Comme de raison que vous voudriez savoir tout c’qui s’est passé, depuis le jour où vous avez failli vous noyer ; mais, comme me disait M. Dupas, pendant qu’il prenait son déjeuner, i’n’faut pas vous fatiguer avec mon verbiage… Comme si je n’savais pas qu’un malade a besoin de r’pos et qu’il n’faut pas lui casser les oreilles à lui raconter des sornettes !… Mais, tout c’que j’puis vous dire, c’est q’vous êtes le bienvenu ici, et q’vous n’manquerez pas d’soins… Mais, s’il vous plaît boire c’bouillon à la reine ; il est bon, j’puis vous le r’commander, car, c’est ma spécialité, à moi l’bouillon à la reine, et comme disait feu mon défunt oncle qui est mort et qui était capitaine de barge, il n’y a rien de tel qu’un bouillon à la reine quand on se sent mal en train.

Jean Bahr regardait Nounou avec étonnement et aussi avec amusement… Jamais, non jamais il n’avait été envahi par un tel flot de langage !… Il but le bouillon et remit le bol à Nounou, la remerciant avec un sourire.

— Nous sommes contents d’vous voir mieux, j’vous en passe un billet, Monsieur ! reprit Nounou, car, sans médecin pour nous conseiller, nous n’savions pas tout à fait c’que nous devions faire pour vous soigner, et, aujourd’hui pour demain, si vous aviez rempiré, nous aurions été bien en peine… Mais, vous s’rez bientôt sur pied, à présent, c’es sûr, et vous aimerez cette île… Il y a quatorze ans que nous sommes ici, nous, et nous nous y plaisons ; même, M. Dupas ne retournerait pas vivre dans les villes pour une fortune… Cette maison, on la nomme « Manoir-Roux » ; c’est Mademoiselle…

— Nounou ! appela, en ce moment, une voix claire et jeune. Viens ici !

À cette voix, Jean Bahr tressaillit ; il y avait donc une jeune fille dans cette maison ?… Qui sait ?… La vision de la veille !… Mais, non… l’ange qu’il avait entrevu, penché sur lui, n’appartenait pas à la terre… C’était une hallucination, plutôt ; effet de la fièvre… Comment supposer qu’une jeune fille d’une aussi extraordinaire beauté habitait ce rocher isolé ?…

Nounou, à l’appel de la jeune fille, quitta précipitamment la salle et, au bout de quelques instants, des pas légers se firent entendre… puis… Jean Bahr sentit tout son sang refluer à son cœur : au pied du canapé où il était couché venait d’apparaître la radieuse vision de la veille !