Le numéro treize/09

Librairie d’éducation laïque (p. 117-130).


CHAPITRE IX.

En route !

Pour la première fois de ma vie je voyais une ville véritable, car je n’avais jamais dépassé Saint-Fargeau, un gros bourg des environ.

Quelle stupéfaction devant tant de merveilles ! Moi, qui ne connaissais que le clocher de mon village, je pouvais admirer de charmants morceaux d’architecture, dignes de la louange des artistes. Mon occupation le lendemain fut de parcourir la ville.

Les rues, bien qu’étroites et tortueuses, me semblaient superbes. Non, je ne m’étais jamais figuré tant de maisons réunies, tant d’étages les uns sur les autres, tant de toits groupés dont pas un seul n’était couvert en chaume.

Les places exiguës me paraissaient spacieuses ; quand je me trouvai sur celle qui, au centre, est ornée d’une fontaine, je restai dans une muette contemplation.

C’était un spectacle si nouveau pour un pauvre paysan de voir l’eau monter en gerbe scintillante retomber en cascade, formant des nuées de perles multicolores, miroitant, jaillissant, étincelant comme si quelque fée des contes de Mathurine eût fait sortir de terre, d’un coup de baguette, une source de diamants.

En face, la vue embrassait les magnifiques promenades qui entourent la ville d’une verte ceinture, puis, j’arrivai au port, bordé d’un large quai où de grandes et jolies maisons reçoivent à flots les rayons du soleil.

Combien le monde me semblait beau et grand ! L’Yonne se développait à perte de vue, bouillonnant sous la roue active des moulins ; de légers bateaux se mouvaient avec l’aisance de nos canards sur un ruisseau ; à l’horizon, les coteaux de Migraine et de la Chaînette s’arrondissaient doucement à l’œil.

Que dirait Pierrot ! m’écriai-je, plein d’enthousiasme, un jour je lui raconterai tout cela ! Pour avoir plus à dire, visitons ce qu’il y a de remarquable.

Je débutai par la cathédrale. Mon étonnement fut grand devant la nef majestueuse ; les longues croisées aux splendides vitraux étincelant de mille couleurs, se projetant au loin en des variations infinies de teintes.

À gauche de l’autel, un vieillard à longue barbe blanche était représenté dans une chaire. Je supposai que cet homme, dont les traits étaient reproduits par le marbre, avait dû jouir d’une grande réputation.

En effet, c’était la statue du célèbre traducteur de Plutarque, Jacques Amyot, dont les cendres reposent en cet endroit.

Dans une chapelle, s’élève le mausolée de Claude de Beauvoir, comte de Chastellux. Je sus plus tard pourquoi le chapitre d’Auxerre avait donné l’hospitalité dernière à ce seigneur.

L’histoire raconte que, vainqueur du connétable d’Ecosse à Cravant, il rendit ce bourg aux chanoines ; ceux-ci, pour témoigner leur gratitude, lui conférèrent le canonicat, héréditare pour l’aîné de sa maison ; de sorte que, le seigneur de Chastellux était à la fois prêtre et laïque, et qu’il avait le droit les jours de cérémonie de paraître dans le chœur portant les habits de sa double condition.

Il était éperonné et botté, avait le baudrier par dessus un surplis, l’épée au côté, l’aumusse canonicale au bras gauche, le chapeau à plumes au bras droit et le faucon au poing.

Cet accoutrement bizarre, fit, paraît-il, beaucoup rire les courtisans de Louis XIV.

Un nouveau sujet de surprise pour moi furent les deux cryptes superposées qui se trouvent dans l’église. — Qu’aurait dit Pierrot ?…

Après avoir bien regardé, bien admiré, je voulus connaître les autres édifices ; mais mon début avait été heureux, la cathédrale ne le cédait à aucun autre en beauté, en délicatesse et en richesse de détails

À l’abbaye de Saint-Germain reposèrent longtemps les restes de son fondateur, ainsi que les corps de soixante autres saints, dans des grottes creusées par Conrad, beau-frère de Louis le Débonnaire.

Deux visiteurs étrangers se trouvaient en même temps que moi dans l’église ; ils parlaient assez haut, j’appris ainsi qu’en 1636 on avait ouvert un pilier creux, portant cette inscription : Polyandrion, et que les ossements de trente martyrs avec les instruments de leur supplice en avaient été retirés.

— Ne trouvez-vous pas, dit l’un des deux personnages à son ami, que ce pays est plein de légendes ? Il doit régner dans les campagnes des superstitions effroyables.

— Plus encore que vous ne pouvez le supposer, il semble qu’on est toujours au temps où une assemblée fut tenue par saint Aunaire ; c’était, je crois, en 581, il y fut interdit formellement par un article de faire des vœux à des arbres, à des buissons ou à des fontaines.

— Est-ce possible !

— Et par un second, d’enterrer deux morts l’un sur l’autre, afin qu’au jour de la résurrection, au premier coup de la trompette angélique, chacun pût être debout immédiatement.

— Vous plaisantez ?

— Pas le moins du monde ! et même vous saurez tout à l’heure bien d’autres choses que l’ignorance des paysans tient pour article de foi. Figurez-vous…

Les étrangers s’éloignèrent à mon grand regret, je pensai qu’ils auraient bien ri de l’effet produit par mes herbes et l’eau de la fontaine du Nain ; je me hâtai de sortir de l’église pour mettre à profit les courts instants de liberté qui me restaient encore.

Un monument original m’arrêta dans la rue de l’Horloge ; c’est ce qu’on appelle la Tour-Gaillard, cyclope portant au front son cadran décoré d’arabesques. Le soleil et la lune, qu’on voit tels qu’en la lanterne magique, sont mus par un mécanisme ingénieux et indiquent l’heure solaire et les phases de la lune.

Ah ! Pierrot, cousin Pierrot, disais-je en secouant la tête, tu n’as jamais vu pareille chose de ta vie !

Pendant que je me livrais naïvement au plaisir de considérer cet objet intéressant, un de mes nouveaux compagnons, conscrit comme moi, me frappa sur l’épaule.

— Eh ! camarade, fais-tu un tour avec moi ?

— Non, je rentre, merci.

— Nous avons le temps ; allons voir la fameuse fontaine dont tout le monde parle ici.

— Celle de la place ?

— Pas du tout ! la fontaine mystérieuse…

— C’est une fatalité, murmurai-je, les fontaines merveilleuses me poursuivent… — Oh ! les fontaines… connu !

— Écoute, histoire de me faire compagnie… ie suis curieux, moi ; cette fontaine me trotte dans l’esprit… chez nous, on n’a jamais pu arriver à faire la renommée d’une seule…, il aurait fallu la croix et la bannière, comme on dit… Il paraîtrait qu’il y a de la magie et quelque chose d’écrit qui est une prédiction.

— Tu sais lire, toi ?

— Heu ! approximativement

— Allons !

Nous montons jusqu’à la fameuse fontaine, située hors de la wille. De l’eau verdâtre remplissait une excavation.

La voilà !

— Vraiment, cela ne vaut pas la peine de se déranger. Comment pourras-tu déchiffrer ce qui est écrit au fond ?

— Avec les yeux de la foi apparemment. C’est de circonstance… Eh ! non avec les lunettes de cette brave femme qui s’avance… Bonjour, la mère ! Vous allez loin avec votre paquet ?

— Vous êtes bien honnête, conscrit, je vais loin… sans aller loin…

— Dites donc ? Si c’était un effet de la vôtre. Ah ! faites excuse ! Vous êtes du pays ?

— J’en sus comme qui dirait… sans en être… vous entendez ? Je suis Bourguignotte.

— Vous pourriez peut-être nous dire ce qu’il y a d’écrit dans cette fontaine ?

— Oh ! ça, vous vous adressez bien. Pour commencer, vous saurez que cette eau vient d’une source. Vous comprenez ? Sous l’eau, il y a une pierre… Sur la pierre on lié ces mots.

(Elle prit une voix caverneuse.)

Celui qui lèvera cette pierre
Périra
Et toute la ville
Sera inondée.

— A-t-on jamais essayé de lever la pierre pour voir si la prédiction se réaliserait ? dis-je.

— Il y a eu des gens assez impies pour cela, fit-elle en levant les yeux au ciel, ma mère me l’a raconté bien des fois. Figurez-vous que trois ou quatre forts garçons avaient juré de lever la pierre ; ils vous prennent des cordes, des barres de fer, des pics, des crocs et un tas d’outils pour en venir à leur fin. Voilà le plus grand qui crie : « Hardi ! Nous la tenons ! » Tiens ! le petit à ma fille… Je viens, petiot !… Les trois autres… Puisque je te dis que je viens ! Est-il insupportable ! Il faut que je m’en aille, il ne me laissera pas tranquille ! À vous revoir, militaire.

— L’ont-ils levée, la pierre ?

— Oh ! Vous savez… Bon ! Voilà le petit par terre !

La vieille courut à lui.

Rentrons, dis-je en riant, nous avons vu la fontaine sans la voir, appris l’histoire sans l’apprendre, c’est suffisant… sans l’être. J’ai tant de choses nouvelles dans les yeux et dans la tête que je ne serai pas fâché de me reposer.

Lorsque je fus seul, je me mis à réfléchir. À peine le pied hors du pays un monde inconnu surgissait devant moi. Tout m’étonnait, me bouleversait, me faisait sentir mon ignorance. Là-bas, chez mes parents, pour être estimé, pour me trouver au niveau des plus importants, que me fallait-il ? L’honnêteté, du travail et un peu de bien au soleil.

Combien je sentais tout ce qui me manquait, je voyais un abîme entre l’homme instruit et l’ignorant ; je résolus de le franchir et d’aborder du bon côté. Pour cela, j’observerais sans cesse, j’apprendrais autant que je le pourrais de toutes façons. Non, non, je ne retournerai pas au village « gros Jean comme devant », m’écriai-je saisi d’une ardeur généreuse.

Pierrot, que diras-tu quand je serai savant ? Et la pauvre mère ? Et le père, et le parrain, et les autres ?

« Bonnes gens ! C’est-il possible ! Avec un numéro de malheur comme celui qu’il a pris ! »

Je m’endormis rêvant à eux, leur parlant des splendeurs d’Auxerre ; j’entendais Pierrot m’interrompre à chaque instant en poussant des cris d’admiration. Le parrain, me touchant l’épaule, me montrait du doigt un long chemin : — Tout droit ! — disait-il ; et, comme j’essayais en vain de déchiffrer l’écriteau indicateur, une voix me souffla à l’oreille :

Travail, — Honnêteté, — Volonté.

Je fus incorporé au 43e de ligne alors en garnison à Perpignan ; je dus, avec les autres conscrits, aller rejoindre mon régiment sous la conduite d’un officier. Deux cents lieues à faire par étapes pour mon premier voyage, que souhaiter de mieux, désirant m’instruire ?

La belle bande d’aspirants généraux que nous faisions ; allant, notre léger bagage sur le dos, devisant, narrant, riant, chantant où maugréant selon le caractère.

La plupart, ainsi que moi, ne savaient ni A ni B, et n’avaient jamais quitté leur village. On marchait bien, on était robuste et agile, et on avait un appétit de vingt ans. Un des camarades surtout se faisait remarquer par sa prodigieuse facilité d’absorption ; le malheureux n’était jamais rassasié quelle que fût la quantité de nourriture qu’il eût prise ; comme il était natif d’Avallon, on ne l’appelait que du nom de son pays.

En vain nous lui abandonnions-chaque jour une partie de notre nourriture, sa faim n’en était point apaisée ; c’était à faire frémir.

Encore, si sa figure eût fait honneur à son estomac ; mais la maigreur du pauvre Avallon devenait proverbiale parmi nous.

Il a le ver solitaire dirent tout bas quelques-uns au sergent de recrutement.

— La chose est péremptoire ! répondit gravement celui-ci, le major opinerait indubitablement, s’il assistait comme moi à sa sustention.

— Moi, reprit Colas, surnommé le Malin, ce pauvre Avallon me remet en mémoire quelque chose que je vais vous conter pour charmer nos loisirs, comme on dit dans le beau monde.

— Attends ! Voilà les autres qui viennent !

— Je commence : le nombre de mes auditeurs est suffisant.

Il y avait une fois dans mon pays, un gars qui possédait le ver solitaire ni plus ni moins qu’Ayallon, il faut vous dire que lui, il l’avait de jeunesse, ce qui fait qu’ils se connaissaient tous deux comme vous et moi. N’empêche qu’on alla trouver une vieille femme nommée Scolastique qui, moyennant trente sous, faisait des neuvaines pour les paysans ; c’était quarante sous pour le bourgeois. La pratique ne manquait pas !

Elle gagnait gros, vu que, dans son métier, elle n’avait pas à chômer le dimanche et pouvait toujours travailler sans péché, mais la bête avait la vie dure et la vieille Scolastique fut obligée de donner sa langue aux chiens… peut-être aussi qu’elle avait brouillé ses neuvaines.

Le ver résidait donc toujours en paix dans son logement.

Quand son patron vit cela, il se dit : « Il faut vivre avec son ennemi ! » Il se moqua de la mille Scolastique et jeta par la fenêtre les drogues que le charron son voisin lui avait données.

Immédiatement le ver s’apercevant qu’on ne lui cherchait plus noise, ne bougea ni pied, ni patte, mais quand il avait faim, il remontait à la gorge du gars et frappait trois coups : toc, toc, toc… et il ouvrait la gueule. Son propriétaire pour avoir la paix lui servait à manger… si le manger ne lui convenait pas, il frappait plus fort et se mettait en colère, quand la pitance lui plaisait, il faisait tranquillement son repas et s’en allait sans rien dire.

— Où ça ? interrompit un gros conscrit,

— Tiens ! cet autre… où ça ?… Dans sa pro-priété, parbleu !

— En voilà un locataire ! Je lui aurais envoyé une assignation en règle pour l’obliger à déloger, moi, puisque ni drogues, ni neuvaines… Dis donc, Colas, ton pays aurait dû le montrer à la foire son habitant puisqu’il était si bien apprivoisé.

— Il avait du bien.

— Ah ! tu m’en diras tant.

— Ecoutez ! vous ayez l’air de rire… la main sur la conscience, ce n’est pas des menteries, aussi vrai que je m’appelle Colas !

— Alors, il aurait dû le tirer par la tête quand l’autre venait cogner.

— Il aurait dû… Jeannot va ! — quand l’autre voyait qu’on le guettait, preste ! il se renfonçait.

— Comme un escargot dans sa coquille ?

— Conséquemment.

Le lieutenant qui passait se mit à rire.

— Tu vois, dit le gros conscrit, le lieutenant se moque de toi.

— Le lieutenant ! d’abord, si vous ne me croyez pas, je ne vous conterai plus rien ; et puis, je te dis que c’est vrai ? tu peux le demander à chose… sa mère était la cousine de la sœur de son père.

— De qui ? du ver solitaire !

— Eh ! non, du pays !

— Taisez-vous donc ! Avallon vient faire son tour… Pauvre Avallon !

Le reste des provisions lui fut offert.

En arrivant à Perpignan, le sac que chacun de nous portait fut examiné, la quantité de linge et de vêtements constatée, j’eus la satisfaction le conserver ma masse intacte.

La masse, à cette époque consistait en un capital de quarante francs donné par l’État à chaque homme pour les dépenses de son habillement Un conscrit, ayant le bonheur d’être pourvu du nécessaire, économisait d’autant sur son avoir.

Lorsque mon sac fut à peu près vide, je le pris d’une main pour l’enlever et céder la place à un autre… tout-à-coup, j’entendis comme un son métallique.

Plein d’étonnement, je le fouillai.

Comment contenir mon émotion en reconnaissant une étoffe ancienne confectionnée en bourse.

Chère mère ! elle avait mis là toutes ses économies !

Si je n’avais été en public, j’aurais pleuré d’attendrissement |

Le tour d’Avallon vint de présenter son sac à l’inspection, nous nous regardions tous très intrigués ; ce sac était gonflé comme une outre près d’éclater.

— Voilà un gaillard bien monté ! murmura l’officier.

— Il a de la chance ! se masse ne sera pas entamée.

On ouvrit le sac malgré la résistance craintive d’Avallon.

— Ah ! mon lieutenant, cria le caporal, il ne redoutera pas la famine, tenez ! tenez ! tenez !

Il tirait des croûtes de pain et encore des croûtes de pain ; mais pas autre chose. Avallon confus baissait la tête. Toutes les bouches étaient ouvertes d’ébahissement devant cet énorme tas suffisant pour nourrir six hommes.

— Nous mettrons ordre à cela ! dit le lieutenant.

Peu après, le conseil de révision renvoya ce malheureux dans ses foyers, le regardant sans doute comme incurable ; aucun de nous n’envia son sort.

Lorsqu’on eut reconnu ce que chacun de nous possédait, on nous distribua des habits, des uniformes ; je déposai mes vêtements de paysan.

Quand je me vis avec le pantalon d’uniforme, la grande capote et le bonnet de police, je ne me sentis pas précisément à mon aise ; mais au bout de huit jours, on commençait déjà à pencher son bonnet sur l’oreille et à prendre une tournure martiale et dégagée.

En endossant le costume militaire il me sembla que j’étais un autre homme ; l’ignorance me pesait de plus en plus. Dans mon village, parmi des gens illettrés, de vifs désirs d’apprendre s’étaient par intermittence emparés de moi ; l’impossibilité seule m’en avait fait rejeter la pensée, je m’étais résigné, me livrant de tout cœur aux travaux habituels à ceux de ma condition ; mais lorsque je pus comparer et juger, convaincu que l’ignorance est la véritable cause d’inégalité entre les hommes qu’elle les maintient dans une enfance perpétuelle, et les livre sans défense à l’imposteur, à l’hypocrite et à l’intrigant, mon parti fut pris d’entrer immédiatement à l’école.