Le numéro treize/08

Librairie d’éducation laïque (p. 103-116).


CHAPITRE VIII.

Le Conscrit.

— Ma pauvre Marie-Jeanne, s’écria Mathurine en entrant, c’est moi ! le bruit court dans le pays que votre garçon a eu la main malheureuse.

— C’est vrai, Mathurine.

— Ma foi ! que voulez-vous il y a des gens qui ont de la chance et d’autres qui n’en ont pas.

— Hélas ! rien n’y fait, allez ! C’est-à-dire… écoutez ! Entre nous — elle prit une chaise et s’assit en face de ma mère — il ne faut pas dire : Rien n’y fait ! car il s’agit de voir…

— Attirer la chance, ma bonne.

Ma mère secoua la tête.

— Ah ! du moment que vous n’avez pas la croyance, rien n’est possible ! Pourquoi n’êtes-vous pas venue me dire : « Voisine, voilà ce que c’est, mon garçon va mettre la main dans la urne, vous n’auriez pas un conseil à me donner, par hasard ? » Je vous aurais répondu : Si fait ! Pour lors, je tirais du fond de mon armoire une petite fiole pas plus grande que ça — votre garçon était sauvé !

— Qu’est-ce qu’il y a dans votre fiole ?

— Ce qu’il y a ? De l’eau, ma chère, de l’eau comme il n’en coule pas dans les rivières, de l’eau de la fontaine du Nain ?

— De la fontaine du Nain ?

— Oui. Avec ça, vous eussiez pu dormir sur les deux oreilles. Cette eau-là, Marie-Jeanne, vaut son pesant d’or, et si on ne la laissait pas à l’abandon comme on fait, ce serait la richesse du pays !

— Hélas, Mathurine…

— Il n’y a pas d’hélas ! c’est comme je vous le dis ; mais la jeunesse d’aujourd’hui, — enfin ! Pas de bénédiction pareille à cette eau-là pour l’effet : Tenez, vous connaissez bien le petit à Geneviève Bonichon…

— Ah ! ma pauvre Mathurine, il en a bu !

— Je sais bien… s’il est mort c’est pour n’en avoir pas bu plus tôt.

— Non ! pas le petit à Geneviève… Daniel, mon garçon !

— Vertubleu : tu perds la tête, ma fille ! Il en a bu ton garçon de l’eau de la fontaine ?

— Même, il avait aussi des herbes dans sa poche.

— J’ai la berlue, j’y perds mon latin ! Voyons Marie-Jeanne, ce n’est pas en manière de plaisanterie que vous me dites ça ?

— Ai-je la mine de rire ?

— Alors, il y a quelque chose là-dessous… Répondez-moi la main sur la conscience. Le cou avait-il chanté ?

— Je m’étais levée avant le jour pour aller les cueillir : non ! le coq n’avait pas chanté !

— C’est drôle ! Vous n’auriez pas une poule qui chante le coq dans votre volaille ? Il faut voir à ça ! ça porte toujours malheur, ma chère !

— Non, je ne crois pas, Mathurine.

— Voisine ! voisine ! ayons du raisonnement. Voilà votre Daniel qui est pour subir le sort, vous lui faites avaler de l’eau renommée pour sa vertu depuis que le monde est monde, bon ! vous cueillez, avant le chant du coq, des herbes qui, de mémoire d’homme, ont toujours fait merveille. Très bien ! À mon compte, voilà deux süretés pour une… et le garcon vous arrive avec une mine longue d’une aune et le numéro… Sur ma tête ! — Non, non, ce n’est pas naturel ! Je vais vous dire le fin fond de ma croyance. Il a eu un mauvais regard. Chut ! Ce père Lascience ! je n’ai jamais eu bonne idée de lui…

— Mathurine, vous lui en voudrez donc toujours ! Mais toutes les raisons du monde ne me rendront pas mon pauvre enfant !

— Bien sûr ! et quand vous vous changeriez ce serait peine perdue ! Que voulez-vous, Jeanne, chacun a ses petits désagréments… Ah ! voilà le petit à la Irma qui m’appelle. À vous revoir ! Bon courage !

— Ne pleurez donc pas mère, lui dis-je, quand Mathurine fut partie, les choses iront mieux que vous ne le pensez. Un numéro ou l’autre, n’est-ce pas tout pareil dès qu’il faut vous quitter ?

— Il a raison | répondait Pierrot.

Mais rien ne la consolait et chaque jour passait tristement ; car elle se formait mille chimères à propos de mon avenir.

Pour moi, je ne riais plus, je ne chantais plus, j’étais saisi d’un profond découragement. Je n’avais pas, comme d’autres faibles et chétifs, l’espoir d’être réformé et ces mots : Bon pour le service !… retentissaient d’avance à mes oreilles.

On ne m’avait point appris que chacun est tenu d’acquitter envers la patrie une dette sacrée, que, pour mériter le repos dans la vieillesse et la sauvegarde de sa famille, il faut d’abord payer son tribut ; car tout droit est enchaîné à un devoir.

Au temps de ma jeunesse, on considérait somme une calamité de donner quelques années de sa vie au pays ; pour se soustraire à cette obligation plus d’un avait opéré des mutilations cruelles sur sa propre personne. Il est triste d’y songer.

La patrie est une mère que tous, sans nulle exception, doivent être prêts à servir et à défendre sous peine d’agir comme un mauvais fils.

Ma feuille de route arriva, je dus me rendre à Auxerre, chef-lien du département, pour être dirigé sur un régiment.

Que de regrets ! que de paroles douloureuses pendant le peu de jours libres qui me restaient ! Il me semblait toucher aux confins d’un autre monde. Je ne me trompais guère.

La veille de mon départ, je voulus revoir tout ce que j’avais connu et aimé et dire adieu à tout ce qui m’était si cher. Mon vieux César sur les talons, j’allai dans l’écurie pour donner une dernière fois l’avoine à ma jument. Selon son habitude la pauvre bête tourna la tête en entendant le bruit de mes pas, ma main caressa son beau col brun, elle se laissa faire avec complaisance.

« Ma Brune, pensai-je en soupirant, je ne te verrai donc plus ! tu henniras pour m’appeler demandant ta provende, hélas ! je ne serai plus la ! Combien, quand j’étais petit, combien nous avons fait ensemble de bonnes courses folles, et les grands sillons que nous avons tracés… C’est fini à présent ! fini ! fini ! je suis soldat ! »

Dans sept ans, pauvre Brunette, je ne te retrouverai pas… adieu, ma bonne jument ! adieu, ma vieille compagne !

Mes yeux étaient pleins de larmes. Des preuves étonnantes de son intelligence me revenaient en foule à l’esprit : il me suffisait de détacher sa corde quand elle avait besoin d’être ferrée,

— Va chercher le maréchal, ma Brune.

Elle partait d’un pas tranquille comme si elle avait compris le sens de ces mots, seule elle allait dans le village, s’arrêtait près de l’abreuvoir, buvait paisiblement, puis regardant de côté et d’autre comme une personne ayant du temps à soi, elle reprenait sa marche d’un pas égal et se plaçait en face du poteau où l’on ferre, attendant patiemment que quelqu’un arrivât.

Un jour elle était restée là une grande demi-heure sans bouger. Tout le monde en avait ri.

Ah ! rire… je ne savais plus ce que c’était depuis la conscription !

— Viens donc, Daniel, cria Pierrot, les voisins sont dans la maison ; ils veulent passer un moment avec toi. Je te cherche depuis un quart d’heure. Que fais-tu ici ?

— Tu le vois, je soigne les bêtes pour la dernière fois.

— Allons : allons ! ça ne vaut rien de rester seul quand on a le cœur gros.

Je le suivis. Une nombreuse compagnie m’attendait en devisant ; la vieille Mathurine et le parrain étaient en présence. Selon son habitude, la bonne femme avait pris la parole. Ce qu’elle racontait n’aurait pu exciter chez le plus brave la moindre ardeur belliqueuse : c’était Vincent Marlot, le plus beau gars du pays, qui était revenu avec un bras de moin, Prudent Bélard ne quittant plus ses béquilles, et tant d’autres qu’on n’avait jamais revus parce qu’ils dormaient sur la terre étrangère, à Wagram, à Waterloo. partout où l’empereur avait mis le pied.

_ Ah ! oui, parlons-en, dit le père Lascience l’interrompant, pauvre France ! que de sang elle Lu a donné à celui-là !… Mes enfants, écoutez moi bien ! Tant que nous ne saurons pas nous gouverner nous-mêmes nous mériterons qu’on nous traite de Turc à Maure ! Les lois d’un peuple pour qu’elles lui soient avantageuses, doivent être faites par ceux qui les exécutent.

L’empereur était tout à fait maître de la France, vous avez vu, vous, les anciens, ce que devient un riche et beau pays dans les mains d’un despote. Rude leçon !

— Ah ! oui, feu ma cousine Félicité tremblait comme la feuille en racontant l’arrivée « des alliés. » Oh ! La guerre ! c’est l’abomination de la désolation ! La preuve, c’est que je sais une chanson qui en parle. Attendez ! j’y suis :

Tu vas quitter le foyer de tes pères,
Pauvre conscrit, pour t’en aller bien loin…
Tu vas quitter…

— Excusez, Mathurine, vous l’avez déjà dit !

— Certainement que je l’ai dit ; mais puisque la chansons recommence… Là ! il m’a fait perdre l’air, père Lascience !…

Tu vas quitter…
Tu vas quitter…

Je ne peux plus le retrouver à présent ! vous êtes bien avancé, vieux brouillon !

Tu vas quitter… le conscrit… de tes pères…
Pauvre foyer… pour t’en aller bien loin !
Tu vas qui…

Non, je ne chante plus ! Vieux sorcier ! il a tout mêlé dans ma tête |

— Mathurine, ne vous emportez pas ! c’est histoire de rire, la mère ! Je vais vous la chanter, moi, votre affaire… sur un autre ton, ma chère ! pendant que vous chercherez votre air. Vous connaissez tous celui de « Fanfan la Tulipe. » C’est le mien.

Un, deux, trois.

Du foyer qui l’a vu naître
Puisqu’il faut, jeune conscrit,
T’éloigner, boucle ta guêtre
Et marche ! — c’était écrit !
Tant qu’il reste un brin d’espérance
Il faut toujours dire : En avant !
Conscrit, en avant !
Sois toujours content,
Bon enfant,
Bénissant
L’existence !
Tant qu’il reste un brin d’espérance,
Il faut toujours dire : En avant !

Le soldat, dit un proverbe,
Quittant son pays natal,
Porte sûrement en herbe
Son bâton de maréchal.
Tant qu’il reste un brin d’espérance
Il faut toujours dire : En avant !
Soldat, en avant !
Sois toujours content,
Bon enfant,
Bénissant
L’existence
Tant qu’il reste un brin d’espérance,
Il faut toujours dire : En avant !

Tu rencontreras sans doute
Le chagrin et le souci,
Pour les chasser de ta route,
Chante-leur gaiment ceci :
Tant qu’il reste un brin d’espérance,
Il faut toujours dire : En avant !

Mon brave, en avant !
Sois toujours content,
Bon enfant,
Bénissant
L’existence.
Tant qu’il reste un brin d’espérance,
Il faut toujours dire : En avant !

— Elle me plaît votre chanson, père Lascience, dit ma mère, c’est comme un baume sur le cœur.

— Je n’en demande pas davantage, et je m’en vais pour ne pas intimider la commère Mathurine. Elle va retrouver le fil de la sienne. À demain ! je ferai un bout de conduite au garçon.

Grâce à la gaîté du parrain, je me sentis un peu rassuré sur l’avenir et toute la nuit j’eus ce refrain dans la tête :

Tant qu’il reste un brin d’espérance,
Il faut toujours dire : En avant !

Au point du jour, j’étais debout, le bon Pierre fut bientôt près de moi, ma mère allait et venait trouvant toujours quelque chose à mettre dans le ballot qui contenait ma garde-robe ; les voisins arrivèrent les uns après les autres ainsi que le parrain et Mathurine.

Mon cœur était serré ; mais le funeste numéro treize, par l’influence du père Lascience, ne me paraissait plus si terrible et si menaçant. Souvent une bonne parole suffit pour ranimer le courage le plus ébranlé. Ma mère me voyant calme dominait son chagrin.

Elle apporta sur la table une cruche de cidre et des verres que mon père emplit.

— Allons, les amis, dit le parrain en élevant le sien, à la santé du conscrit ! Je vous parie qu’il nous reviendra plus savant que le maître d’école, plus faraud que monsieur le comte et plus avisé que Mathurine.

— Ça, fit-elle, s’il n’a pas l’entendement plus ouvert, on ne peut pas dire que c’est ma faute : l’ai-je assez préché et prêcheras-tu ? mais il y en a d’aucuns qui vous ôtent la croyance rien qu’en vous regardant !

Un coup d’œil indigné transperça le père Lascience.

— Sans rancune, ma vieille, lui dit-il en choquant son verre.

Mathurine grogna, mais n’osa pas refuser,

— À la vôtre, Marie-Jeanne ! Aux paysans !

Vous riez, les enfants ! Nous avons cependant grand besoin qu’on nous porte des santés nous autres qui sommes quasi morts dans les affaires du pays. Retenez bien ce que je vous dis : Un temps viendra où la parole d’un paysan vaudra celle d’un seigneur ; où les grands personnages nous feront la cour à nous autres, pauvres gens, à seule fin de toujours nous dominer, de toujours tirer produit de nous, vous entendez ? Ne vous laissez pas duper ! Soyez du côté de ceux qui tiennent plus au bonheur du peuple qu’au pouvoir.

Mais je vois Marie-Jeanne toute distraite… n’ayez crainte ! le garçon nous reviendra et vous serez joliment fière de lui donner le bras pour montrer ses galons d’or.

Ma mère ne répondit pas, elle fit semblant de chercher dans la huche pour qu’on ne la vit pas pleurer.

Un moment, l’émotion nous saisit tous. — Comment ! s’écria le parrain, est-ce que nous aurons des figures d’enterrement quand il va commencer à vivre ? Je vous dis, moi, qu’il porte sa chance avec lui !

— Treize ! murmura ma mère d’une voix tremblante.

— Verse encore un coup, père Daniel ! ça réchauffe le tempérament. Tout ira bien ! Il sait vouloir, le conscrit, et travailler donc, et faire ce qu’il doit ; je ne vous dis rien de plus :

Travail, honnêteté, volonté, c’est la graine du bonheur. Et maintenant, en route !

Ma mère éclata en sanglots.

— S’il pouvait seulement nous faire savoir de ses nouvelles comme Claude Galopin qui écrit comme un notaire !

— Mère, ne vous tourmentez pas ! je trouverai bien le moyen de vous annoncer que je suis en bonne santé.

— Adieu mon enfant, mon cher enfant !

Elle se jeta à mon cou.

— Adieu mère, adieu !

Je la pressai dans mes bras.

Le parrain tira ma manche.

— Viens, fillot !

Je le suivis n’osant me retourner. À peine j’avais fait quelques pas, que deux mains renversèrent ma tête en arrière, un baiser plein d’emportement et de larmes mouilla ma joue… Ma mère s’enfuit en sanglotant dans son tablier.

Deux heures plus tard mon père et les amis me quittaient. Cruel moment ! J’embrassai en pleurant tous ceux qui m’étaient si chers.

— Bon voyage ! me crièrent-ils de loin, n’oublie pas le pays !

Je marchai alors d’un pas rapide.

Seul ! seul ! seul ! me disais-je, ni père, ni mère, ni parrain ! Personne ! plus rien ! plus d’ami !

Un souffle chaud effleura ma main pendante. C’était César ! c’était mon chien !

— Va ! lui dis-je, pauvre chien ! Tu ne peux plus me suivre ! Va !… et, je lui indiquai la direction prise par mon père.

Le bon animal comprit. Lentement il obéit. Il allait la queue entre ses jambes, tournant de temps en temps la tête vers moi ; du geste je l’excitais à continuer sa route…

C’est de lui que je reçus le dernier regard ami.

Le lendemain, j’étais à Auxerre.


Va, lui dis-je, pauvre chien ! Tu ne peux plus me suivre.