Le numéro treize/06

Librairie d’éducation laïque (p. 73-86).


CHAPITRE VI.

Tout droit.

Le cousin Pierre était devenu un grand garçon robuste ; heureux dans son humble condition, il ne désirait qu’une chose : la garder.

Souvent il travaillait avec le parrain et tous deux étaient contents ensemble, l’un parce qu’il donnait des conseils utiles : l’autre, parce que les conseils produisaient toujours de bons résultats.

Quelquefois Pierre, passant près de moi, s’arrêtait un moment pour causer, nous nous communiquions réciproquement le peu que nous pouvions apprendre, soit par l’observation, soit par les avis du père Lascience.

Si notre opinion différait, c’était lui, le brave homme, que nous prenions pour arbitre, et jamais nous n’eûmes à en appeler de son jugement.

J’avais quinze ans, Pierre en avait près de vingt ; mais la préoccupation d’une vie nouvelle ne l’inquiétait pas ; il était de droit exempté du service militaire par le veuvage de sa mère : aussi, il plantait des arbres dans son jardin et organisait sa maison comme quand on ne doit jamais quitter le clocher de son village.

Le parrain l’approuvait.

Pierrot a raison, disait-il, sa vie est toute tracée à lui, il est probable que rien n’en modifiera le plan ; il vivra tranquillement sans avoir besoin de se défendre, de lutter, sans trouver d’obstacles sur son chemim ; car un jour ressemble à l’autre ici. Il est ce qu’il faut pour ça, et même un peu plus finot que beaucoup d’autres.

Quant à mon petit Daniel, qui sait ce que avenir lui réserve ? S’il allait croire qu’ailleurs les alouettes tombent toutes rôties… pauvre enfant ! il en aurait des déceptions !

C’est qu’on en a du fil à retordre, comme dit l’autre. Voyons ! une idée… il est possible qu’il tombe à la milice… il faudrait trouver une manière de lui apprendre l’existence, de le préparer à ce qui l’attend : à la peine et aux difficultés, de façon à ce qu’il sût toujours ce qu’on doit faire et à seule fin de ne se décourager jamais. Hein ! ce serait peut-être un peu rude ! Bah ! les enfants ! tout les amuse, surtout ce qui est, comme qui dirait — un peu fou !

Ayant murmuré ceci entre ses dents, le parrain me dit vivement :

— Garçon ! tu as quinze ans, c’est bon ! mais il s’agit de savoir si tu as du cœur.

— Dame ! faudrait voir.

— Je parie que tu ne me suivras pas partout où j’irai !

— Je parie que si !

— Tope !

— Tope !

— Poltron qui se dément !

— Poltron !

— À demain matin à la sente aux Oies-Mouillées. Ne mets pas ta belle culotte, petiot, dit-il en s’en allant.

— Mais, parrain, c’est dimanche !

— Ni ta veste, mon garçon.

— Mais… c’est dimanche, parrain !

— Ni ta veste, ni ta culotte, entends-tu ?

— Bonnes gens ! je n’oserai jamais sortir.

— Les vieux habits !

— Oh !

— Pas autre chose, fillot !

— Mais, où allons-nous donc ?

— Faire un voyage… sans pareil.

— Dans la lune !

— Parterre, par air, par eau… À demain ! Ne manque pas !

Le lendemain matin j’étais au lieu indiqué, vêtu comme un jour de travail selon la volonté du parrain. Tant que nous fûmes dans le sentier il ne se passa rien que de très naturel, nous causions tous deux en cheminant paisiblement : arrivés au bout, à l’endroit qu’on appelle « les Trois-Charmes-Jumeaux » le père Lascience posa sa main sur mon épaule :

— Tu m’as dit que tu me suivrais partout : jusqu’à présent, l’ami, tu n’as pas eu grand mal, mais voici le chemin des Guibert, nous allons voir si tu es de parole. Devant nous sont des ruisseaux, des étangs, des arbres, des bouchures, des haies, comme dirait un bourgeois. Eh bien ! rien de tout cela ne m’arrêtera, je marcherai toujours sans me déranger ; ni arbre, ni ruisseau, ni bouchure ne me fera dévier. J’irai tout droit. Me suis-tu ?

— Tout de même, parrain, quoique ce ne soit pas facile ; mais, qu’est-ce que je ferai si je tombe en face d’un arbre ? Je ne peux pourtant pas l’abattre avec mon poing.

— Tu grimpes comme un écureuil : tu passeras par-dessus. Tout droit !

— Ah ! le drôle de voyage… par terre, par eau, par air… Je comprends ! Il n’y a que vous, parrain, pour avoir des idées comme ça !

Il se mit à rire.

— Allons, en avant !

Nous voilà donc sautant les fossés, enjambant les haies, escaladant les arbres, franchissant les ruisseaux, enfin surmontant tous les obstacles qui s’opposaient à notre passage.

Aux Guibert nous nous retrouvâmes côte à côte. Le père Lascience me regarda avec attention et me dit avec une satisfaction marquée :

— Eh ! l’ami, tu es un brave, toi !

— Je ne dis pas le contraire, parrain.

— Voyons, es-tu bien endommagé ?

— Oh ! une écorchure par-ci, une bosse par-à, ce n’est rien… excepté… l’habillement :

— Ah ! diable ! en effet, ta culotte…

— Oh ! elle a fait son temps, allez ! Elle vient de mon père.

— C’est bien ! mais n’y a-t-il pas quelqu’un qui va nous en vouloir ? Il est temps d’y penser à présent ! Ta mère…

— Elle a des pièces.

— Bon ! Et ta blouse, malheureux ! Il n’y reste qu’une manche… heureusement que ta mère est une excellente femme…

— Et qu’elle a des pièces.

— Et qu’elle a des pièces. Pour lors, tout est au mieux. Tu penses bien, mon enfant, que je ne t’ai pas fait faire ce voyage à seule fin de mettre tes habits en loques. C’est de la morale à ma façon. Tu t’en souviendras ; car, vois-tu, les paroles s’effacent plutôt de la mémoire que les actions.

Je veux bien qu’elle soit un peu dure, ma morale, et que le fils de monsieur le comte ne soit pas à même de recevoir des leçons pareilles ; mais, nous autres, paysans, nous ne pouvons pas élever nos enfants comme des princes.

On ne sait pas d’avance ce que l’avenir nous réserve ; tu es ici aujourd’hui, petit ; demain, tu seras peut-être loin de nous… Je vais te donner pour guide dans la vie un conseil que tu auras présent à l’esprit en toute circonstance.

Tu es jeune ; un long chemin est devant toi ; comme nous venons de le faire, marche toujours tout droit, ainsi qu’un honnête homme le doit. Si une bouchure, des difficultés, barrent ta route, ne geins pas, ça ne sert de rien ; prends ton courage à deux mains, saute par-dessus bravement, sans aller quérir ton voisin pour te plaindre. Dans la peine, ce n’est pas sur les autres qu’il faut compter, — c’est sur soi, — j’entends sur sa volonté.

Tu regardes d’un air piteux les avaries subies par tes vêtements et par ta personne, tu te dis avoir bien payé le contentement que tu éprouves à te reposer, sache, mon enfant, qu’en ce monde on n’a rien pour rien. Tout bien, tout bonheur, toute satisfaction s’achète. Dès qu’on en a la conviction, on ne s’étonne pas du prix-à payer et on n’en conduit que mieux sa barque ; l’expérience vous est profitable, on s’en sert comme d’un bâton avec lequel on sonde le terrain avant d’y mettre le pied.

À un garçon avisé, comme tu l’es, je n’ai pas besoin d’en dire plus long pour être compris.

Avec ces trois mots :

Travail — honnêteté — volonté,

Tu as pour gage de bonheur le meilleur talisman qu’un pauvre diable de sorcier, comme moi, puisse te donner.

Maintenant, va porter tes habits à ta mère, et n’aie pas crainte de lui dire que c’est ma faute !

Ce fameux voyage et les paroles du parrain me revinrent plus tard à l’esprit en bien des occasions ; je leur dus, en face des chagrins et des déceptions dont nul n’est exempt, plus d’une résolution énergique ; mais plusieurs années devaient encore s’écouler avant que j’entrasse dans cette arène qu’on appelle le monde, où l’homme doit lutter, sans trêve, jusqu’à la fin de sa carrière.

Je n’avais, pauvre paysan, d’autres enseigne- ments que les leçons bizarres du père Lascience : je vivais dans un milieu ignorant et superstitieux, regardant une innovation comme un outrage à la mémoire des ancêtres, attribuant les faits incompris par des esprits incultes à une influence maligne, et faisant, en tout, ce qu’avaient fait leurs pères, sans chercher ni amélioration, ni perfectionnement ; mais, je pensais, je m’efforçais de sortir des ténèbres dont j’étais environné, aspirant à savoir, à connaître, à m’éclairer autant que je le pouvais.

Dans le pays, je passais pour un bon garcon, rude travailleur, pas maladroit, c’est-à-dire intelligent ; on ne m’avait jamais vu perdre mon temps et mon argent au « Lapin-qui-Saute » ; aussi, on me faisait de l’accueil partout.

Cependant, parfois de grandes tristesses m’envahissaient en songeant à mon ignorance : le livre me semblait l’instituteur sacré qui pouvait me conduire à la vie intellectuelle que je pressentais ; mais, hélas ! le livre était muet pour moi ! Quand, par malheur, mes yeux tombaient sur le vieux bahut de chêne que mon grand-père aimait tant, mes regrets n’avaient plus de bornes. J’entendais alors les paroles de mon aïeul :

« Tu vois ce bahut, mon enfant, c’est là que mon frère, le tabellion, logeait les écrits du pays. »

Il me prenait des rêveries insensées. Je me représentais mon vieil oncle fouillant gravement dans son bahut, sortant des parchemins noircis d’encre et s’asseyant devant la table de noyer massif.

Il mettait ses grandes besicles rondes cerclées d’argent et il lisait.

Il lisait !… ce mot faisait éclore pour moi plus de merveilles que tous les contes de Mathurine : il lisait… quoi ! en jetant les yeux sur une page tachée de petits signes ; il s’identifiait à la pensée d’un inconnu ! il pouvait répéter mot pour mot les propres paroles que cet inconnu aurait dites ! Il lisait… quoi ! une barre, un trait, et la pensée était fixée pour toujours sur ce parchemin… à tout instant, et d’un coup d’œil, on pouvait la saisir — on pouvait la voir — elle se faisait réellement visible !…

Oh ! savoir lire ! comprendre ! disais-je avec désespoir en pressant mon front dans mes mains ; puis, je me calmais un peu ; l’oncle prenait sa plume, sa plume aux longues barbes soyeuses, la trempait dans l’encrier tout en réfléchissant, et voilà que, subitement, elle courait, courait sur le parchemin jaune… à peine mes yeux pouvaient la suivre.

Quelle étrange chose ! songeais-je : cette page est comme le portrait de sa pensée ; il n’a qu’à vouloir, la peinture est faite, et si fidèlement, qu’aucun peintre n’arrivera jamais à une si parfaite ressemblance.

Que n’ai-je pu aller à l’école ! Mais, c’est bon pour les gens de la ville, l’école ! un garçon de village n’a pas de temps à perdre pour ça, au dire des anciens. Ont-ils raison ?

Eh ! l’ami, tu es un brave, toi !

Je m’arrachais de force à mes méditations pour aller au travail. Un jour que j’étais assis au coin du feu, en face du bahut-étude de mon grand-oncle, plus préoccupé que de coutume, Pierrot entra.

— Viens-tu à la chasse ?

— À la chasse ?

— Oui. Pas aux perdrix, mon ami ; aux corbeaux. J’ai préparé des cornets, nous allons joliment amuser mes petits neveux qui nous attendent ; tiens, regarde les provisions.

Il souleva un des couvercles de son panier et en tira les cornets. Au fond de chacun était un morceau de viande, et tout autour, à l’intérieur, de la glu.

— Partons ! nous irons les planter dans la neige, un peu au-dessus de la pièce au gros Colas, et nous allons rire.

Je le suivis.

Quand les cornets furent placés, nous nous tînmes immobiles contre un arbre, à quelque distance. Les corbeaux, perchés très haut, eurent bientôt aperçu une proie. Comme la disette était grande, ils prirent rapidement leur vol, se dirigeant vers les pièges que nous avions dressés. Cependant, une mesure de prudence les retint un instant dans l’espace, il fallait s’assurer que nul ennemi ne paraissait à l’horizon.

Tranquillisés par le silence absolu qui règne, ils se précipitent d’un trait sur les perfides cornets.

Ô stupéfaction ! les becs avides ne peuvent plus s’en détacher… Pauvres corbeaux ! quelle singulière coiffure !

Rien n’est plus facile, maintenant, que de s’en accaparer. Pierrot me regarde.

— Allons ! dit-il.

— Non ! laissons-les s’envoler, ce sera plus drôle, crient les enfants. Ils sont mieux dans les bois que chez nous. Se démènent-ils ! Frappons dans nos mains.

À ce bruit, les corbeaux, la tête enfoncée dans leur capuchon de papier, prennent leur vol, finissent, malgré leur cécité momentanée, par trouver un arbre ; et là, s’escriment du bec et de la patte pour se débarrasser de l’engin qui les livre sans défense au chasseur.

— Comprends-tu, me disait, en riant, Pierrot, que les beaux messieurs dépensent tant d’argent pour rire du bout des lèvres et pour amuser leurs enfants ? Nous autres, nous avons bien des agréments, et ils ne coûtent rien. Il est vrai que nous ne sommes pas difficiles à égayer ! Va ! je me trouve heureux, tout paysan que je suis !

Ces paroles me firent penser à ma vie paisible, toute de travail ; mais d’un travail donnant des forces au lieu de les épuiser ; je remarquai que je n’avais pas de soucis plus grands que n’en avaient ceux dont j’étais entouré ; c’était de songer à l’oncle, le notaire qui me rendait malheureux. Je résolus de ne plus attacher mes regards sur le vieux bahut, puisque cette vue me donnait des idées irréalisables et en dehors de ma condition.

D’ailleurs, n’avais-je pas bien des satisfactions ? Jamais un reproche n’était venu sur les lèvres de mes parents, et tout le monde du pays me regardait d’un bon œil

Pierrot m’arrêta dans mes réflexions,

— Là ! si vous ne m’en aviez pas empêché, j’aurais pris un corbeau pour l’apprivoiser ; quand Mathurine l’aurait entendu parler, quelle figure, bonnes gens ! « C’est par la vertu du diable… ah ! ce père Lascience ! »

— Pauvre Mathurine ! rien ne peut lui faire entendre raison… dis-moi, Pierrot, entre nous, puisque tes neveux sont là-bas, tu n’y crois pas du tout aux apparitions et aux sortilèges ?

— Pas du tout, du tout ! Il faudrait être vraiment niais pour y croire, après que le père Lascience nous a montré comment cela se joue.

— Oui, je suis de ton avis, je n’y crois pas, mais, écoute, je vais te dire une pensée qui me tourmente… seulement, tu n’en parleras pas au parrain.

— Non, je te le promets.

— Crois-tu que certaines choses vous portent bonheur ou malheur ?

— Ah ! ça…

— Par exemple que si je commence un ouvrage un vendredi, ça n’ira pas bien ; que si la chouette vient chanter, la nuit, près de la maison, c’est signe de mort, que des objets peuvent vous préserver du mauvais sort ?

— Je n’en sais rien. La mère le dit.

— La miénne aussi, ét les autres femmes, et les hommes, et tous ceux du pays.

— Qu’est-ce que tu crois, toi ?

— Moi | Ma foi, je n’en sais rien. Peut-être que le parrain se moquerait de moi si je lui parlais de ça. Du reste, nous verrons bien… attendons !

— C’est une raison.

— Entre donc, Pierrot, nous voici arrivés chez nous tout en causant, tu te réchaufferas les doigts. C’est risible de voir voler les corbeaux avec leurs grands nez blancs : mais il fait trop froid, aujourd’hui, pour être longtemps dehors !

— Encore, si tu m’en avais laissé attraper un, passe ! Tiens ! rien que de penser à leur mine, j’en rirais jusqu’à demain !