Le numéro treize/05

Librairie d’éducation laïque (p. 63-72).


CHAPITRE V.

La langue de la Toinon.

L’hiver, le travail qui réchauffe n’est pas à dédaigner, c’est pour cela que le parrain et le cousin Pierre allèrent un jour scier des planches, pas loin de la maison de la Toinon, dont la vache avait été guérie par le père Lascience.

Cette maison était placée entre trois ou quatre autres au bout du pays, c’est là que se formaient tous les commérages insensés qui circulaient de bouche en bouche. La Toinon passait pour n’épargner personne ; influencée par Mathurine, elle avait beaucoup contribué à répandre le bruit que mon parrain était un « meneur de loups. »

Pierrot, donc, se hissa sur le grand chevalet, le père Lascience resta en bas, poussant la longue scie qui montait et descendait régulièrement.

Il faisait beau la voir, mordant courageusement le bois et semblant fuir en se jouant des deux travailleurs qui l’appelaient d’un geste de leurs bras vigoureux.

Les bons ouvriers reprirent enfin haleine.

— Père Lascience, sans malice, regardez donc la Toinon, elle arrête tous ceux qui passent tant la langue lui démange.

— Elle ferait mieux, certes, de balayer sa maison et de nettoyer ses marmots qui n’ont, bonnes gens ! que des haillons sur leur chétif corps… Mais non, il faut que ça bavarde, et patati et patata, c’est sur l’un, c’est sur l’autre… et une telle a dit ceci, et une autre a fait cela. Dire que son homme n’a pas seulement une assiétée de soupe à se mettre dans l’estomac quand il a fini sa journée. Pauvre homme ! Écoute, garçon, nous allons lui rendre un service : — j’ai une idée — je ne me trompe pas, elle chauffe le four ?

— Oui, la fumée sort.

— Bonne affaire !

— Elle est si acharnée à bavarder qu’elle ne nous à point vus. En dégoise-t-elle ? Gare à celle qu’elle tient dans ses griffes ? Bon ! l’autre s’en va. Toinon rentre.

— C’est le moment, viens ! Heureusement que les maisons ne sont pas hautes comme à Paris, nous n’aurons pas de peine à monter sur le toits Mets-toi contre le mur pour me faire la courte-échelle.

— Pourquoi donc, père Lascience ?

— Tu vas voir.

En un instant le parrain fut sur le toit, la maison se composant simplement d’un rez-de-chaus-sée.

— Apporte-moi de la paille.

— De la paille ?

— Mais oui, de la paille, du foin, de l’herbe — ce que tu voudras ! Tiens, aussi cette planche, nous allons boucher la cheminée.

— Ah ! ah ! ah ! la bonne farce !

Elle aperçut les deux complices assis sur un tronc d’arbre

— La farce, c’est l’accessoire ; l’important, c’est la morale. Nous verrons si la Toinon ne se mordra pas la langue avant de jaser après ça ! Encore un peu de paille.

— Voilà !

— C’est fait ! Alerte ! Descendons, et au travail, l’ami !

Ils reprirent la scie et la firent marcher rapidement tout en regardant de temps en temps du côté de la-maison.

Pas le moindre flocon de fumée dans l’air l’ouverture de la porte était la seule issue par laquelle elle s’échappait.

On entendit alors la Toinon tousser, éternuer, suffoquer et se précipiter dehors en criant :

— Ah ! miséricorde ! Malheur de malheur ! Eh ! mon homme… En voilà un accident ! La fumé qui ne veut plus sortir par la cheminée ! Où donc est-il, ce sans-cœur-là qui laisse une pauvre femme toute seule dans l’embarras ? — Fumée du diable ! Il faut croire qu’il y a un maléfice sur la cheminée. Bien sûr, c’est un sort ! Tout à l’heure ça tirait, à présent ça ne tire plus ! C’est que… je ne peux pas rentrer… et mon pain. » mon pauvre pain qui est prét à enfourner… Ah ! j’é touffe ! j’étrangle ! je n’y vois goutte… Et puis, qui sait ? cette fumée… c’est drôle ! Pourtant je ne peux pas rester dehors.

Elle essaie de rentrer.

— Pouah ! il n’y a pas moyen ! ma langue se dessèche !

— Elle ne l’est point assez desséchée, ta langue ! dit une voix terrible qui sort de l’écurie.

De saisissement, la Toinon pousse un cri de détresse et tombe contre le mur sur un vieux banc.

Pendant qu’elle revient de sa surprise, le père Lascience a regagné le lieu de son travail.

La Toinon, ayant l’esprit saturé des plus folles superstitions, redoute la solitude, se relève, traverse la cour et va regarder dans la plaine si quelqu’un ne s’y trouve pas pour l’assister ; car les voisins étaient absents.

Elle aperçoit les deux complices, assis sur un tronc d’arbre, goûtant paisiblement avec du pan et du lard.

Elle leur fait signe :

— Venez ! venez !

Ils remettent leurs provisions dans le sac de toile.

— Ah | mon bon père Lascience, crie de toutes ses forces la Toinon, que je suis contente de vous voir ! Vous allez venir à mon secours ! Figurez-vous que ma cheminée ne veut plus laisser passer la fumée ; on dirait que… quelqu’un me met à la porte de ma maison.

— Eh bien ! vous irez chez la Mathurine ou chez la Rosalie !

— Par exemple ! vous m’en dites de belles ! Chez Mathurine ! elle est bien trop j’ordonne ! Chez la Rosalie : il ne faudrait pas m’y frotter…

— Ah !

— Oui. Par rapport que j’ai un peu causé. histoire de passer le temps, vous-entendez ?

— Suffit ! je vais vous dire une chose, Toinon. Vous n’êtes pas toujours raisonnable, vous avez la langue plus longue qu’il ne convient pour une honnête femme.

— Oh ! ça, père Lascience, je ne dis pas non… mon homme n’est pas sans me faire de reproches : Toinon par-ci, Toinon par-là…

— Si vous promettez de m’obéir, la cheminée ne fumera plus.

— Vous ôterez le sort ?

— Oui, mais il reviendra quand vous bavarderez ou que vous passerez un jour sans balayer votre maison ou sans décrasser vos enfants.

— Bon ! fit-elle en réfléchissant, c’est dit !

— Les choses étant ainsi, dit lentement le père Lascience d’un air grave, mettez ces trois brins de paille dans votre main droite, rentrez chez vous, fermez bien la porte. Vous prendrez les fêtus l’un après l’autre, et vous direz en passant le premier de la main droite dans la main gauche.

« Si je ne lave pas mes enfants tous les jours, que la peau de mon corps devienne noire comme suie ! »

Vous passerez ensuite le second :

« Si je ne balaie pas ma maison tous les matins, que j’en sois chassée pour toujours ! »

Alors vous passerez le troisième :

« Si je dis du mal de quiconque étant mon prochain, que comme langue de bœuf ma langue soit fumée ! »

Puis vous placerez ces trois brins de paille sur la cheminée afin, les ayant toujours en vue, de vous rappeler vos promesses que vous renouvellerez toute l’année, le premier jour de la pleine lune, — sans quoi, je ne réponds de rien.

— Ah ! mon père Lascience, que je vous remercie ! vous êtes un brave homme, tout de même ! Tenez, il y a déjà moins de fumée… Voyons ! vous dites de rentrer, n’est-ce pas Bon… les brins de paille — débarbouiller les marmots — balayer la maison — ne plus causer… jarni ! cà, c’est rude !

— Ho ! ho ! vous ne voulez plus ?

— Oh ! si ! si ! je veux ! et même très bien ! Vous êtes sûr que je peux rentrer sans que rien… me saute… à la figure ?

— Nous allons entrer avec vous. Et maintenant, bonjour Toinon ! N’oubliez pas les brins de paille et les promesses.

Pendant qu’elle s’enfermait et qu’elle chauffait de nouveau son four, la cheminée fut débouchée, et c’est avec joie que la Toinon vit briller la flamme et la fumée s’élancer vers le ciel.

Quand le pain fut cuit, elle prépara une bonne soupe aux pommes de terre, si bien qu’en arrivant son homme la vit lui en apporter une bonne écuellée toute fumante.

— Parbleu ! notre femme, dit-il tout réjoui, c’est donc fête aujourd’hui ? Si tu n’avais pas la figure que je te connais, je croirais qu’on t’a troquée pur une autre, foi de Bourguignon !

Au retour des enfants, elle remplit une écuelle pour eux. Les pauvres petits ! ils ouvraient de grands yeux et mangeaient en riant de contentement tout en prenant une cuillerée tour à tour. Ils ne pouvaient s’empêcher de dire : « Oh ! que c’est bon ! »

Alors la Toinon eut envie de pleurer d’aise et de regret à la fois ; vite, elle courut au cellier tirer un bon pichet de cidre, en essuyant ses yeux du révers de la main.

Un beau jour, on la vit passer vers les dix heures avec un bonnet rond bien plissé, une jupe rayée toute fraîche et un casaquin à l’avenant. Son large tablier rouge tournait avec grâce sur les hanches et son fichu à bouquets formait artistement un bec par en haut.

Elle tenait par la main sa fille Suzette, aussi propre qu’un linge passé à la lessive. Au bras, elle avait un panier recouvert d’une serviette éblouissante de blancheur.

— Miséricorde ! Toinon, s’écria Mathurine, en la rencontrant, que tu es belle ! Est-ce que, par hasard, ce serait ta petite, ça ?

— Oui-dà ! c’est ma petite dernière. Comment vous ne reconnaissez pas Suzette ?

— Est-il possible ! Mais, c’est qu’elle est gente comme un cœur ! Eh ! eh ! petiote ! nous en avons de bonnes joues rougeaudes et de beaux petits yeux. Tu as bien fait, Toinon, de la débarbouiller, sans reproche, tu comprends ? Dis-moi, sans curiosité, où vas-tu comme ça ?

— Chez le père Lascience.

— Hélas ! pour quoi faire ? Est-ce que ta vache est retombée malade ?

— Non. Mon homme a fait tuer un mouton, je vais lui en porter un morceau, en manière de remerciement, vu que il m’a porté bonheur.

— Il t’a porté bonheur ?

— Vrai comme je vous le dis.

— Et comment ça, ma chérie ?

— Faites excuse, Mathurine, voici l’heure qui avance, je n’ai que le temps de lui porter mon cadeau.

— Ah ! non ! je ne m’attendais pas à celle-là ! Non ! Mais, il t’a donc fait avaler un philtre ton meneur de loups, que tu es si pressée d’aller le voir.

— Lui ? Vous riez ! Seulement…

— Ah ! je l’aurais gagé ! il y a encore quelque manigance là-dessous… je m’en doutais ! La Toinon bichonnée comme une jeunesse ; sa petite, luisante comme un sou neuf… ça n’est pas naturel ! Tenez, Toinon, le voilà votre père Lascience !… Eh ! père Lascience ! voilà Toinon qui va chez vous, elle a quelque chose pour vous dans son panier… c’est du mouton que son homme a fait tuer dernièrement… pour vous remercier de lui avoir porté bonheur, qu’elle dit.

— Je ne suis pas sourd, Mathurine, ne criez pas si fort !

— Dame ! elle dit que vous lui avez porté bonheur.

— Oui, je le dis ; et, je le dis, parce que c’est vrai ; et si ce n’était pas vrai, je ne le dirais pas.

— Tant mieux ! j’en suis content ! alors tout va bien chez vous pour le moment ?

— Comme vous dites.

— Cela durera si vous le voulez, Toinon, ça dépend tout à fait de vous, vous le savez. On récolte ce qu’on a semé. Qui sème le vent récolte la tempête, je ne vous l’apprends pas ?

— Entrez donc un instant chez nous, dit Mathurine, histoire de cause un brin : vous me direz avec quoi vous lui avez porté bonheur, puisqu’elle ne veut pas le dire, elle.

— Tout de suite, Mathurine, je vais vous l’expliquer ici : On porte bonheur aux autres en les poussant à agir honnêtement ; on se porte bonheur tout seul en faisant toujours ce qu’on doit. Là-dessus, à vous revoir ! je m’en vais à ma vigne.

— Tu t’en vas aussi, Toinon ? Attends donc ! je vais donner une poignée d’alizes à ta petite.

— Merci bien ! Mathurine, je suis pressée, ce sera pour une autre fois.

— Décidément, c’est drôle ! La Toinon qui a perdu sa langue… aurais mis ma main au feu, ma tête à couper que je ne verrais pas les choses que je vois ; mais, au jour d’aujourd’hui, on ne reconnaît plus le monde : tout va à l’envers. Si on ne peut plus causer maintenant ! Eh ! eh ! eb ! ça donne à penser… Ah ! du temps de feu ma tante Catherine qui est défunte, la pauvre chère femme, il y aura trente-huit ans aux pommes, ce n’était pas comme ça ; non ! ce n’était pas comme ça !

Mathurine s’éloigna en secouant la tête.