Le numéro treize/01

Librairie d’éducation laïque (p. 9-18).
LE NUMÉRO TREIZE


CHAPITRE PREMIER.

Le petit villageois.

Je ne suis point un citadin, mes amis, je suis un paysan de la Basse-Bourgogne.

Il est certain, qu’à dix lieues de mon village, beaucoup seraient dans l’impossibilité de dire où il est situé ; cette obscurité, je l’avoue, n’est point une injustice ; car je ne lui connais aucun titre de gloire ; mais tous les souvenirs de mon enfance sont là, et je n’y pense jamais sans émotion.

D’ailleurs, qui pourrait oublier ses premiers compagnons d’enfance ? Les jeux bruyants sur la grand’place et les tableaux qui frappent une imagination encore ignorante de la vie ?

Le souvenir n’en semble puéril qu’à ceux dont le cœur s’est éteint. Les braves gens l’affirment. Des choses plus récentes s’effacent de l’esprit ; mais la mémoire des impressions du jeune âge demeure, avec des teintes radieuses, rien n’en paraît ni mesquin, ni futile, si gravé qu’on soit devenu.

Aujourd’hui que mes cheveux sont tout blancs, ces jours riants passent encore devant mes yeux, frais comme autrefois, et j’oublie que plus de soixante ans ont passé sur ma tête.

Je vois le champ aux longs sillons tracés si droit par le cousin Pierre, en chantant une vieille chanson ; et là, le grand pré bordé d’une haie vive où, malgré mes efforts, ma chèvre broutait les jeunes pousses.

Quelle lutte entre nous !

— Viens donc, Jeannette, criais-je à la bonne bête, voici le gros Colas… Viens donc !

La chèvre me résistait et une rude voix se faisait entendre :

— Vas-tu garder ta bique, gamin ?

Mais, Jeannette broutait toujours… désespéré, tout rouge, grondant, je tirais la corde tant que je pouvais, la chèvre cédait, se jouait, en bondissant et je l’entraînais jusqu’à notre pâturage.

Et les bœufs ! les grands bœufs à l’œil placide, au pas lent et régulier, attelés au vieux chariot qui penche dans l’ornière… les voilà qui passent. Mon père les conduit, c’est le moment de la rentrée des foins.

— Tiens ! garcon, te voilà par ici : Monte donc !

Leste, je me hissais de botte en botte jusqu’au faîte, puis, mollement étendu, je faisais mon entrée dans le village, riant à la mère qui criait en m’apercevant :

— Eh ! petiot, prends garde… tu vas tomber, mon enfant !

Avec les différentes saisons, les plaisirs variaient. Au printemps, mes camarades et moi nous allions chercher des nids, car nous ignorions quel dommage nous causions aux récoltes en détruisant les petits oiseaux qui vivent d’insectes, et nous n’avions pas conscience de notre cruauté en arrachant à une mère plus que la vie : ses enfants.

Personne ne nous avait parlé des moineaux du grand Frédéric, à nous, enfants de village, nous avions pour guides l’instinct et la nature. Jamais rien, ni personne, ne dirigeait ou ne redressait nos actions.

Point d’école ! point de livres ! excepté l’Almanach liégeois dans quelques rares maisons ; quant aux conseils, ils se traduisaient en général par une caresse si énergique, que le visage en gardait l’empreinte pendant plusieurs jours. Le temps des parents était absorbé par des affaires plus sérieuses que notre éducation : — les soins du bétail.

Combien nous nous réjouissions à l’approche du Vendredi-Saint, et comme volontairement nous jeûnions le matin, animés d’une stupide crédulité par ce dicton :

Le matin dés saints vendredis,
Jeûne, tu trouveras des nids.

Dès qu’un d’entre nous savait où s’était établie une famille de linots, de merles ou de bouvreuils qui parlent si bien, vite, il avertissait les autres et l’on courait au lieu désigné.

— Tiens… c’est là !

On grimpait sans crainte du danger.

Le vent balançait fortement la cime de l’arbre, les branches craquaient, le pied glissait parfois sur l’écorce lisse… un mouvement mal calculé et le dénicheur était tué sur le coup… Qui s’en préoccupait ? Une seule pensée dominait : le nid.

Oh ! arriver, les yeux brillants de désirs et de joie, arriver à la branche où dorment les oiseaux, retenir sa respiration haletante, se cramponner au tronc des genoux et d’un bras, étendre la main… quelle émotion ! Comme le cœur bat !

Les petits sont là tout palpitants. La mère épouvantée a fui : ils ont froid, ils l’appellent ; un léger duvet couvre à peine leur corps frémissant : il leur faut l’aile maternelle pour ne pas mourir,

La mère le sait, elle revient accompagnée du père ; les malheureux, dans leur désespoir impuissant, heurtent leurs ailes aux branches ; ils poussent des cris plaintifs.

— Attends ! crient ceux d’en bas, nous allons leur faire peur pour qu’ils s’en aillent. — Ne les penche pas tant, ils vont tomber !

La petite main tremblante, tenant la jeune couvée, s’écartait de l’arbre avec précaution et l’enfant en un clin d’œil était à terre.

— Montre donc | montre donc |

Toutes les têtes se touchaient. On partageait ce butin vivant comme les rois se partagent les peuples et nous restions sans pitié pour les pauvres parents désolés, dont nous nous étions appropriés les enfants, que nous avions entièrement dépouillés, en conquérants que nous étions.

Que de mal peuvent faire l’ignorance et le désœuvrement s’ils ôtent aux enfants mêmes, ce bon sentiment : la compassion.

Nous autres, élevés à la campagne, nous n’avions pas pour nous distraire les jouets merveilleux de la ville ; nous devions nous créer des amusements sans qu’on s’occupât de nous. Pourvu que nous fussions rentrés à l’heure du souper et que nous n’eussions pas été à la maraude, personne ne s’inquiétait de l’emploi de notre journée ; certes ! on avait bien d’autres soucis ! Nous allions, la bride sur le cou, comme des chevaux échappés, et, la plupart du temps, nous courions au bois.

Au bois… Oh ! les courses folles à l’époque des fraises ! quels rires joyeux quand l’un de nous découvrait un endroit où abondaient ces fruits parfumés ! Tous s’y précipitaient à la fois ; c’était à qui en rapporterait le plus à la maison ; puis, la récolte faite, on s’en retournait en bande, le panier au bras, et le soir au souper, la mère versait une grande jatte de crême sur les belles fraises. Vraiment ! c’était délicieux ! Toute la saison d’été nous voyait dans les champs, aussi, quel appétit superbe et quelles bonnes figures joufflues !

Nous n’avions pourtant ni vin vieux, ni viandes rôties tous les jours sur la table, non, non ! du pain, du fromage, des fruits, de la soupe au lard quelquefois, et nous étions robustes à faire plaisir.

Ce qui prouve que le bon air et l’exercice valent mieux pour la santé que les mets les plus exquis.

Quand je parle de mon enfance, votre souvenir se réveille, à mes deux fidèles compagnons ! Rougirai-je de vous parce que vous n’aviez pas la forme qu’on pourrait soupçonner ? Je ne m’abaisserai pas à cette ingratitude.

Qu’en dirais-tu, César, toi qui jouissais d’une si haute réputation, appelé par les commères de chien qui parle, si tu pouvais encore m’entendre ?

Est-ce que le grand Homère lui-même n’eut pas une profonde estime pour le caractère du chien ? Est-ce qu’il dédaigna de parler de ce héros du dévouement à l’instant solennel du retour d’Ulysse ?

Quand je n’aurais pas ce noble exemple à suivre, ta supériorité intellectuelle, ton regard expressif et ce double aboiement qui semblait les deux syllabes de ma-man, m’imposeraient le devoir de le signaler à l’attention de ceux qui pensent avec le bon La Fontaine : « Que l’animal n’est point une machine. »

Cela n’a-t-il pas suffi, d’ailleurs, pour que la vieille voisine Mathurine répandit contre toi des bruits calomniateurs, prétendant que le père Lascience, mon parrain, l’avait regardé dans les deux yeux, le vieux sorcier qu’il était ?

Et toi, brave Glou-Glou dont la fin fut si terrible et si inattendue ! Je te vois encore à peine remis de nos courses à travers les plates-bandes, partageant mes jeux avec le bon César… je te vois la plume hérissée, la gorge écarlate avec des tons bleuâtres, jetant un dernier gloussement qui semblait un joyeux éclat de rire.

Ah ! je te vois… mais tu fuis ? C’est que voici ton bourreau |

Oui, les Chinois, si raffinés dans leurs supplices, sont sans génie auprès de la grosse Jeanneton, la fille de basse-cour.

Elle connaît le secret de taire engraisser un être, bon gré, mal gré, le procédé consiste à lui introduire dans la gorge une noix intacte, puis deux, en augmentant ainsi progressivement chaque jour.

Voyant le pauvre animal se débattre entre ses genoux puissants, je demandais grâce, mais Jeanneton était impitoyable.

Mon pauvre compagnon ne jouait plus depuis le début de cet affreux traitement ; il tenait la tête dans ses ailes et faisait le gros dos.

Jeanneton triomphante disait :

— Pardi je savais bien que ça les faisait grossir à vue d’œil… dans une quinzaine ce poulot-là nous fera vraiment honneur !

Hélas ! le onzième jour, l’infortuné Glou-Glou, immobile, le bec entr’ouvert, les ailes pendantes, un chapelet de noix dans l’appareil digestif, rendait le dernier soupir.

Saisi d’indignation, je ramassai une pierre pour la jeter à la grosse Jeanneton, mais les larmes m’aveuglaient, je ne pus viser nettement le but et la pierre alla frapper droit dans la fenêtre de la grande pièce.

À ce vacarme, la vieille Mathurine qui passait dans la rue, accourut tout effrayée ; en présence des vitres brisées, du pauvre Glou-Glou étendu par terre, apercevant Jeanneton qui, les poings sur les hanches, regardait sa victime d’un air hébété et moi, tout en larmes, elle s’arrêta, hocha la tête, puisa dans sa tabatière, et, s’essuyant les doigts à son tablier, s’en alla en murmurant :

— Tout ça, ce n’est pas naturel ! il leur a jeté un sort, le vieux | Je m’y connais.

Le spectacle de cet abus de pouvoir me resta dans l’esprit ; plus tard, quand je fus devenu homme, à la vue de bien d’autres, je me disais :

Si les opprimés savaient s’unir aux bons au lieu de rester isolés, quelle force pourrait les dominer, les écraser, les anéantir ? La seule invincible de toutes les forces, c’est la fraternité.

L’automne arrivait semant dans les prés cette fleur que vous appelez colchique, et qu’au village nous nommons veillottes, parce qu’elle annoncent l’approche des veillées.

L’hiver est triste à la campagne, les journées qu’il faut passer à la maison sont monotones ; plus de soleil, de verdure, de liberté, l’unique distraction consiste dans les réunions du soir.

Viennent les brumes de novembre, ce n’est point dans un salon bien chauffé, brillamment éclairé qu’on se rassemble ; mais dans un endroit dont la chaleur est due à l’haleine des animaux, ans un lieu éclairé par de petites lampes fumantes attachées aux rouets, car on filait dans mon jeune temps.

Après souper, les voisins et les voisines arrivaient pour babiller en travaillant ; les femmes s’asseyaient les unes près des autres sur des escabeaux ; les hommes, placés plus loin, triaient des graines ou tillaient le chanvre ; les enfants sommeillaient iéi et là et les bêtes dormaient de leur côté.

Comme notre étable était vaste et chaude, la veillée se faisait presque toujours chez nous.