Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 27-39).


CHAPITRE III.

UNE CHÂTELAINE DE LA NOUVELLE-FRANCE.

I.

Le gouverneur éprouva autant de plaisir que de surprise à la vue de madame de Tilly et de sa jolie nièce ; car il les connaissait intimement et les estimait beaucoup. Il les salua avec ce profond respect et cette vive admiration que l’on éprouve toujours pour des femmes de cœur. Les officiers de sa suite firent de même.

— Ma chère madame de Tilly, mademoiselle de Repentigny, dit-il, le chapeau bas, vous êtes les bienvenues à Québec : je ne suis pas étonné, mais je suis ravi de vous trouver ici, à la tête de vos loyaux censitaires. Ce n’est pas la première fois que les dames de Tilly laissent leur maison pour venir défendre les forts du roi contre les ennemis.

Il faisait allusion à la vaillante défense d’un fort sur la frontière iroquoise, par une femme de cette maison, qui, voyant son mari blessé, prit le commandement de la garnison, repoussa l’ennemi et sauva du scalpel et du feu tous ceux qui combattaient autour d’elle.

— Monseigneur le comte, reprit la grande dame avec calme et dignité, quoi de surprenant si la maison de Tilly est fidèle à sa vieille renommée ? Il ne saurait en être autrement. C’est à ces loyaux habitants qui ont obéi avec tant d’empressement à votre proclamation que vous devez des compliments. C’est la corvée du roi : il faut relever les murs de Québec, et nul Canadien ne saurait sans honte refuser de mettre la main à l’œuvre.

— Le chevalier de la Corne St. Luc ne trouvera pas sans doute que deux pauvres femmes comme nous puissent renforcer beaucoup la garnison, ajouta-t-elle, en tendant la main au vieux chevalier, le meilleur ami de sa famille.

— Bon sang ne ment pas, madame ! répliqua le chevalier, en lui serrant la main avec chaleur. Comment ! vous seriez déplacée ici ? Non, non ! vous êtes chez vous, sur les remparts de Québec, comme dans vos salons de Tilly. Le galant roi François avait coutume de dire qu’une cour sans dames est une année sans printemps, un été sans roses. Les murailles de Québec sans un Tilly ou un Repentigny, seraient d’un mauvais augure en vérité ! et pires qu’une année sans printemps et qu’un été sans roses. Mais où donc est ma chère filleule Amélie ?

Tout en parlant le vieux soldat déposait sur les joues d’Amélie un baiser tout plein d’une paternelle effusion. Elle était sa favorite.

— Bonjour, mon Amélie, dit-il, ta présence m’est douce comme les fleurs au mois de juin. Comme tu as bien employé, le temps ! Tu as grandi, tu es devenue de plus en plus belle chaque jour, pendant que je dormais près des feux de camp, dans les forêts de l’Acadie. Mais vous êtes toutes pareilles, vous autres, jeunes filles, c’est à peine si j’ai reconnu ma petite Agathe à mon retour. La petite coquine me dévorait de ses baisers, voulant sécher, disait-elle, les larmes de joie qui coulaient de mes yeux.

II.

Amélie fut touchée des flatteuses paroles de son parrain, et elle se sentit heureuse d’avoir encore toute son affection. Elle lui prit le bras et l’entraîna à quelques pas de la foule.

— Où est le Gardeur, lui demanda-t-il.

Elle devint toute rouge et répondit après un moment d’hésitation :

— Je ne le sais pas, parrain ; nous ne l’avons pas vu depuis notre arrivée.

Puis, après un silence plein de trouble, elle ajouta :

— L’on m’a dit qu’il était à Beaumanoir, en partie de chasse avec son Excellence l’Intendant.

La Corne, voyant son embarras, comprit tout ce qu’il y avait de pénible pour elle dans cet aveu, et la prit en pitié. Un éclair de colère brilla à travers ses longs cils, mais il refoula ses pensées. Cependant, il ne put s’empêcher de dire :

— Avec l’Intendant, à Beaumanoir ? j’aurais préféré le voir en meilleure compagnie. Cette intimité avec Bigot ne peut que lui être fatale et il faut que cela finisse, Amélie ! N’aurait-il pas dû être ici pour vous recevoir, toi et madame de Tilly ?

— Je suis bien sûre qu’il serait venu au devant de nous s’il avait connu notre dessein ; je lui ai écrit un mot, mais le messager est arrivé trop tard ; il était parti.

Amélie avait presque honte d’excuser si mal à propos la faute de son frère. Elle n’était guère convaincue, la pauvre enfant, et voulait espérer quand même.

— Bien ! bien ! ma filleule, nous aurons bientôt dans tous les cas, le plaisir de voir Le Gardeur. Il faut que l’Intendant assiste à un conseil de guerre aujourd’hui même. Le colonel Philibert est parti depuis une heure pour Beaumanoir.

III.

À ce nom de Philibert, Amélie tressaillit soudain, regarda le chevalier d’un œil inquiet, mais n’osa lui faire la question qui tremblait sur ses lèvres.

— Merci, parrain, dit-elle, pour la bonne nouvelle du retour prochain de mon frère.

Elle continua, mais sa pensée était ailleurs.

— Avez-vous entendu dire que l’Intendant voulait donner, dans le palais, une position honorable et importante à Le Gardeur ? Mon frère m’a écrit à ce sujet.

— Une importante et honorable position dans le palais ? — Le vieux soldat souligna honorable. — Non, je ne l’ai pas entendu dire ! et je n’espère pas qu’on puisse jamais trouver une place honorable dans la compagnie de Bigot, de Varin, de Péan et de tous les autres coquins de la Friponne. Pardonne-moi, ma chère enfant, je ne mets pas Le Gardeur au rang de ces gens-là, ah ! non ! La pauvre victime ! J’espère que le colonel Philibert va le trouver et le délivrer de leurs griffes.

Amélie lâcha la question qui brûlait ses lèvres. Autant mourir que de se taire plus longtemps.

— Le colonel Philibert ? parrain, quel est cet homme ?

La surprise, la curiosité et, plus que cela, un intérêt profond altéraient singulièrement sa voix malgré l’effort qu’elle faisait pour paraître indifférente.

— Le colonel Philibert, répéta de La Corne, comment ? qui veux-tu que ça soit, sinon notre jeune Pierre Philibert ? Tu ne l’as pas oublié assurément, Amélie ? Dans tous les cas, il se souvient de toi, lui. Combien de fois, pendant les longues nuits que nous avons passées auprès du feu, dans nos campements au milieu de la forêt, il nous a parlé de Tilly et des bons amis qu’il y avait laissés. À coup sûr, ton frère reconnaîtra bien Philibert quand il le verra et sa reconnaissance se souviendra…

Amélie rougit légèrement lorsqu’elle répliqua :

— Oui, parrain, je me souviens bien de Pierre Philibert ; je m’en souviens avec plaisir, mais je ne l’avais jamais entendu appeler colonel.

— Vraiment ! Il a été si longtemps absent. Il est parti simple enseigne en second, et il est revenu colonel ! Et il a l’étoffe d’un feld-maréchal ! il a conquis ses grades au champ d’honneur, en Acadie. C’est un noble garçon, Amélie ; avec ses amis, doux et aimant comme une femme ; avec ses ennemis ? implacable comme son père, ce vieux bourgeois qui a fait mettre sur le devant de sa maison, comme une perpétuelle menace à l’Intendant, paraît-il, cette tablette du chien d’or que tu connais. L’acte d’un homme hardi s’interprète de lui-même.

IV.

— J’entends tout le monde parler avec respect du bourgeois Philibert, repartit Amélie. Tante de Tilly qui n’est point prodigue de ses compliments dit que c’est un vrai gentilhomme, bien qu’il soit commerçant.

— Comment ! sans doute, il est d’origine noble, je le sais ! ce qui n’empêche pas qu’il ait obtenu un permis du roi, pour faire, comme d’autres gentilshommes, le commerce dans la colonie. En Normandie, c’était le comte Philibert ; à Québec, c’est un bon bourgeois, c’est un homme sage aussi, car, après tout, avec ses vaisseaux, ses comptoirs et ses livres, il est devenu le plus riche habitant de la Nouvelle-France, pendant que nous, avec notre noblesse et nos épées, nous avons lutté pour conquérir la pauvreté, et nous recueillons le mépris des ingrats courtisans de Versailles.

V.

La conversation fut interrompue par un brusque mouvement de la foule qui s’écartait pour laisser passer le régiment du Béarn. Ce régiment faisait partie de la garnison de Québec et se rendait à ses exercices du matin, ou s’en allait monter la garde. Il se composait d’intrépides et bouillants gascons, en uniformes bleu et blanc, avec le casque haut sur la tête et sur le dos, la tresse de cheveux attachée de rubans. En avant marchaient, tout galonnés, tout chamarrés, les officiers à cheval. Les sous-officiers avec leurs espontons, et les sergents avec la hallebarde alignaient la longue file des étincelantes baïonnettes. Les fifres et les tambours firent de nouveau retentir les rues, et alors, pour rendre hommage aux jeunes filles qui regardaient d’un œil ravi le brillant uniforme, et souriaient avec douceur au vaillant soldat, gaulois ou breton, tous ces guerriers se mirent à chanter en chœur et à gorge déployée : Vive la canadienne !

Le gouverneur et sa suite eurent vite fait de se mettre en selle et de galoper sur l’esplanade pour voir la revue.

De la Corne St. Luc se fit amener son cheval. Il voulait rejoindre le gouverneur.

— Venez dîner avec nous, aujourd’hui, chevalier, lui demanda madame de Tilly.

— Merci, mille fois, mais j’ai peur que cela ne soit pas possible, madame, car le conseil de guerre s’assemble au château cet après midi. Cependant, si le colonel Philibert ne trouvait pas l’Intendant à Beaumanoir, l’heure de la réunion pourrait bien être retardée ; alors, je viendrais ; mais il vaut mieux ne pas m’attendre.

À ce nom de Philibert, toujours un reflet pourpre colorait les joues d’Amélie.

— Mais venez si vous le pouvez, parrain, ajouta-t-elle, nous avons l’espoir d’avoir Le Gardeur avec nous cette après-dînée. II vous aime tant ! et je sais que vous avez beaucoup de choses à lui dire.

Amélie, tout anxieuse, aurait bien voulu assurer à son frère la grande influence du chevalier de la Corne St. Luc.

Ils aimaient bien l’un et l’autre leur vieux parrain. C’est à son amitié que leur père, expirant sur le champ de bataille les avait confiés.

— Ma chère Amélie, répliqua le vieillard, heureux ceux qui n’osent promettre et donnent beaucoup ! Je veux bien essayer de rencontrer ce cher garçon, mais ne me demande pas l’impossible. Bonsoir, madame, bonsoir Amélie.

Il leur baisa respectueusement les mains et sauta en selle.

VI.

La nouvelle du retour de Pierre Philibert avait causé une profonde surprise à mademoiselle Amélie.

Elle s’éloigna tout émue du groupe des travailleurs, et, pendant que sa tante causait avec l’évêque et le père de Berey, elle alla s’asseoir à l’écart, dans une embrasure de la batterie. Là, pâle, la joue appuyée sur une main tremblante, elle vit passer devant ses yeux, comme une volée de blanches colombes qui s’élancent d’un taillis, les douces réminiscences d’autrefois…

Elle revoyait Pierre Philibert, l’ami et le camarade de son frère. Que de fois, pendant les vacances, il était venu au vieux manoir de Tilly ! Elle était jeune alors, et partageait les jeux des deux étudiants, leur tressait des guirlandes de fleurs, courait avec eux, montée sur son docile poney, par les sentiers sauvages de la seigneurie. Elle attendait alors avec impatience ces jours de vacances du vieux séminaire de Québec, les plus beaux de l’année, et elle confondait dans une même affection le frère et l’ami.

VII.

Un jour, les habitants du manoir éprouvèrent une douleur terrible qui fut bientôt suivie d’une grande joie, et Pierre Philibert devint alors un héros incomparable aux yeux de la jeune Amélie.

Le Gardeur jouait follement dans un canot, et tous les deux, Pierre et elle, assis sur le bord, le suivaient du regard. Tout à coup, la légère embarcation chavira. L’imprudent lutta quelques moments, puis s’enfonça sous les vagues bleues si belles et si redoutables.

Amélie jeta un cri d’épouvante et s’évanouit ; Philibert n’hésita pas un instant. Il se précipita dans le fleuve, nagea vers le lieu de l’accident et plongea avec l’agilité du castor. Il reparut avec le corps inanimé de son ami qu’il apporta à la rive. Après des efforts nombreux et un temps qui parut long comme l’éternité à la pauvre enfant, Le Gardeur revint à la vie et fut rendu à sa famille éplorée. Amélie folle de joie, enveloppa Philibert de ses jolis bras et couvrit son front de baisers.

— Tant que je vivrai, disait-elle, ma reconnaissance durera, et jamais je ne vous oublierai dans ma prière de chaque jour.

Peu après cet événement, Philibert qui voulait apprendre l’art de la guerre et se consacrer au service du roi, fut envoyé aux grandes écoles militaires de France. Amélie entra au couvent des Ursulines ; car c’est là que les grandes dames de la colonie puisaient, dans leur jeunesse, les sciences et les belles manières qui les distinguaient plus tard.

Malgré les ombres glacées du cloître, où l’amour profane ne doit pas entrer, l’image de Philibert suivit. Amélie et son souvenir devint inséparable du souvenir de Le Gardeur. C’était le prince mystérieux qui enchantait ses rêves et charmait sa poétique imagination. Elle avait promis de toujours prier pour lui, et pour mieux accomplir sa promesse et ne jamais l’oublier, elle avait ajouté un grain d’or à son chapelet.

VIII.

Du fond de son cloître silencieux, Amélie n’entendit guère les bruits de la guerre qui dévastait la frontière et les lointaines vallées de l’Acadie ; elle n’avait pas suivi Pierre dans sa marche glorieuse depuis l’école militaire jusqu’au champ de bataille, et ne savait pas qu’on lui avait confié, comme à l’un des plus habiles officiers du roi, l’un des premiers commandements dans la colonie.

Son étonnement fut donc bien profond, en effet, quand elle sut que ce petit garçon qui avait été le compagnon d’enfance de son frère et le sien, était maintenant le brillant colonel Philibert, aide de camp de son Excellence le gouverneur général.

Assurément, il n’y avait rien là qui put faire rougir ; cependant un éclair illumina les profondeurs de son âme. Elle s’aperçut avec un certain malaise que celui qui avait tant occupé sa pensée depuis nombre d’années, était maintenant un homme, et homme noble et renommé… Elle était profondément inquiète et presque indignée. Elle s’interrogea sérieunsement pour voir si elle n’avait pas, en quelque chose, failli à sa réserve et à sa modestie de jeune fille, en s’occupant ainsi de lui. Ses craintes étaient comme des épines qui déchiraient ses chairs vierges, et plus elle se contemplait plus elle tremblait de se trouver coupable.

Ses tempes battaient violemment ; elle n’osait lever les yeux, de crainte que quelqu’un, fut-ce même un étranger, ne vit sa confusion et n’en devinât la cause.

— Ô Vierge Marie ! murmura-t-elle en pressant de ses deux mains sa poitrine agitée, ô Vierge Marie ! rends la paix à mon âme ! je ne sais plus que faire !…

Assise seule dans l’embrasure de la muraille, elle vécut en quelques minutes toute une vie d’émotions. Elle ne trouva point le calme jusqu’au moment où elle comprit soudain qu’elle se désespérait en vain. Il n’était pas probable du tout que le colonel Philibert put, après une si longue absence et une vie aussi active, se souvenir encore de la petite écolière du manoir de Tilly. Elle pourrait le rencontrer, elle le rencontrerait, bien sûr, dans cette société où ils allaient tous deux ; mais il la traiterait sans doute comme une étrangère, et de son côté, elle agirait de même à son égard.

Forte de ce vain argument, Amélie, comme les autres femmes, mit sur son cœur une petite main de fer gantée de soie, et puis en étouffa tyranniquement les avertissements. Elle paraissait triompher, mais elle était vaincue. Certaine, maintenant, de l’indifférence de Philibert et de son oubli profond (indifférence et oubli tout imaginaires), elle pouvait le voir sans rien craindre pour sa tranquillité ; bien plus, elle désirait le rencontrer pour se prouver à elle-même qu’elle ne s’était pas rendue coupable de faiblesse à son égard.

Elle leva les yeux et vit avec plaisir que sa tante et l’évêque causaient avec plus d’animation que jamais d’un sujet qui leur était fort cher à tous deux — des soins spirituels et temporels qu’il fallait donner aux pauvres et particulièrement aux pauvres dont la dame de Tilly avait à répondre devant Dieu et le roi.

IX.

Elle songeait aux étranges incidents de ce matin là, quand le bruit d’une voiture éveilla son attention. Une calèche, tirée par deux chevaux fougueux attelés en flèche, franchit la porte Saint-Jean et roulant avec rapidité, vint s’arrêter tout à coup auprès d’elle. Une jeune fille, habillée suivant la mode capricieuse de l’époque, remit les guides au cocher, sauta de la calèche avec l’aisance et l’agilité d’une gazelle, puis monta sur le rempart en jetant dans un cri joyeux et clair le nom d’Amélie. Mademoiselle De Repentigny reconnut aussitôt la voix argentine de la gaie, de la belle Angélique Des Meloises. Angélique embrassa son amie avec la plus vive affection, l’assurant qu’elle était bien heureuse de la rencontrer à la ville d’une manière si inattendue. Elle avait su que Madame De Tilly était à Québec, et elle avait saisi la première occasion favorable pour voir sa chère amie, son ancienne compagne de couvent et lui raconter toutes les nouvelles de la ville.

— Quelle bonté de ta part, Angélique ! répliqua Amélie, rendant avec chaleur, mais sans effusion, le baiser de l’amitié ; nous sommes venues tout simplement avec nos gens prendre part à la corvée du roi. Quand l’ouvrage sera terminé nous retournerons à Tilly. J’étais certaine que je te rencontrerais et je me disais que je te reconnaîtrais aisément ; cependant j’hésite un peu. Comme tu as changé depuis que tu as laissé le costume du couvent ! mais tu as changé pour le mieux…

Amélie ne pouvait s’empêcher d’admirer la beauté radieuse de la jeune fille.

X.

— Comme te voilà belle ! ajouta-t-elle… mais que dis-je ? Ne l’as-tu pas toujours été ? Je t’ai disputé la couronne d’honneur, Angélique, mais tu porterais seule la couronne de la beauté.

Elle recula d’un pas, puis enveloppant son amie d’un regard d’admiration, elle ajouta :

— Et tu mériterais bien de la porter.

— J’aime bien t’entendre parler ainsi, Amélie, car c’est la couronne de la beauté que je préfère. Tu souris : mais si tu dis la vérité, je veux la dire aussi. Tu as toujours été sincère au couvent, je m’en, souviens : pas moi ! ; Mais trêve de flatteries.

Angélique était toute fière des louanges que lui décernait cette ancienne amie dont elle avait quelquefois envié la figure gracieuse et l’adorable expression.

— Souvent des jeunes gens me disent ces choses, Amélie, continua-t-elle, mais, bavardage que tout cela ! ils ne sont pas comme nous, bons juges des femmes. Mais, vrai : me trouves-tu réellement belle ? Comment ? Avec lesquelles de nos connaissances, pourrais-tu me comparer ?

— Je ne puis te comparer qu’avec toi-même ; tu es la plus belle personne que j’aie jamais vue, fit Amélie avec enthousiasme.

— Mais franchement, dis-moi, crois-tu que le monde me trouve belle comme je parais l’être à tes yeux ?

Angélique, disant cela, renvoya en arrière son opulente chevelure, et regarda fixement son amie, comme pour chercher dans son expression la confirmation de ses propres espérances.

— Quelle étrange question, tu me fais là, Angélique ! Pourquoi ?

— Parceque je commence à en douter, repartit avec amertume la jeune fille. Je suis fatiguée maintenant d’entendre vanter le charme de mes regards… mais j’ai cru, hélas ! à la flatterie menteuse, comme toutes les femmes croient du reste, un mensonge qu’on leur répète tous les jours.

Amélie parut embarrassée.

— Que t’est-il arrivé, Angélique, dit-elle enfin, pourquoi douterais-tu de tes charmes, t’auraient-ils donc, une fois enfin, été inutiles ?

De tels charmes sont toujours vainqueurs, aurait probablement répondu un homme qui, une fois, deux fois, trois fois même, aurait vu Angélique Des Meloises. Elle était en effet ravissante à voir. Grande, voluptueusement façonnée, parfaite de formes, pleine d’aisance et de grâces dans ses mouvements ; elle n’était pas, comme Amélie, transformée par les vertus de l’âme, mais comme les femmes enchanteresses de la fable qui forçaient les dieux mêmes à descendre de l’olympe, toute pétrie de ces charmes matériels qui poussent les hommes à l’héroïsme le plus grand ou au crime le plus infâme.

Elle avait cette beauté qui n’apparaît qu’une ou deux fois dans un siècle pour réaliser les rêves d’un Titien ou d’un Giagione. Son teint était clair et radieux comme si elle fût descendue du Dieu Soleil. Sa chevelure brillante serait tombée jusqu’à ses genoux si elle en eut défait les boucles d’or. Sa figure aurait été digne d’être immortalisée par le Titien. Son œil noir et fascinateur était invincible. Jamais son regard n’était plus dangereux que, lorsqu’après un repos apparent ou une feinte indifférence, il lançait tout à coup à travers ses cils soyeux, comme la flèche du Parthe, un rayon plein de volupté. Alors la blessure saignait pendant plus d’un jour !…

Choyée et gâtée, l’enfant du brave et insouciant Renaud d’Avesne Des Meloises, d’une ancienne famille du Nivernois, Angélique, grandit sans mère, plus rusée que toutes ses compagnes, consciente de ses appas, et toujours flattée, toujours cajolée. Plus tard, après la sortie du couvent, elle fut adorée comme une idole par les galants de la ville, au grand déplaisir des autres jeunes filles.

Elle était née pour régner sur le cœur des hommes et elle le savait. C’était son droit divin. Elle effleurait la terre d’un pied mignon qui voulait peut-être, comme celui de la belle Louise de la Valière, quand elle dansa le royal ballet, dans la forêt de Fontainebleau, séduire par ses grâces le cœur d’un roi. Son père avait fermé les yeux sur ses caprices ; dans le monde joyeux où elle était entrée, elle recevait comme une chose due, l’encens de l’adulation, et ne souffrait pas facilement qu’on le lui refusât.

Elle n’était pas naturellement méchante, quoique vaine, égoïste et ambitieuse. Le cœur de l’homme était pour elle un piédestal : elle le foulait tout gentilment, sans se soucier des angoisses que faisait naître sa capricieuse tyrannie. Elle restait froide et calculait tout malgré les ardeurs de sa nature voluptueuse. Bien des amoureux pouvaient croire qu’ils avaient conquis le cœur de la belle capricieuse, mais pas un seul n’en était certain.