Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 18-26).


CHAPITRE II.

LES MURS DE QUÉBEC.

I.

Le comte de la Galissonnière continua, accompagné des hommes distingués de sa suite, sa tournée d’inspection. Partout, on se découvrait pour les saluer ; partout on leur souhaitait la plus cordiale bienvenue.

Le peuple de la Nouvelle-France n’a pas encore perdu la politesse et l’affabilité naturelle qu’il a reçues de ses ancêtres.

Les colons travaillaient avec tant d’ardeur qu’ils semblaient sceller leurs âmes même dans ces murs de la vieille cité, et cependant, à mesure qu’ils reconnaissaient quelques uns des gentilshommes du gouverneur, ils engageaient avec eux une conversation amicale, presque familière.

— Salut, monsieur de Saint Denis ! fit vivement le gouverneur à un grand et élégant gentilhomme qui surveillait les travaux de ses censitaires de Beauport.

— Mains nombreuses petite besogne, dit le proverbe, Excellence !

— Cette splendide batterie que vous êtes à terminer mérite d’être appelée Beauport. Qu’en pensez-vous, monseigneur ? ajouta Son Excellence en se tournant vers l’évêque qui souriait, ne vaut-elle pas la peine d’être baptisée ?

— Oui, baptisée et bénite, répondit l’évêque, et je lui donne ma bénédiction épiscopale ! En vérité, j’ai la plus grande confiance en cette terre sacrée qui vient de l’Hôtel-Dieu ; elle supportera bien l’attaque.

— Mille fois merci, monseigneur, fit le sieur de Saint Denis en s’inclinant profondément : quand c’est l’Église qui ferme la porte, Satan ne saurait entrer, les Anglais non plus !

Entendez-vous, mes amis ? continua-t-il, s’adressant à ses censitaires, monseigneur l’évêque baptise notre batterie du nom de Beauport, et nous assure qu’elle soutiendra bien le feu de l’ennemi.

— Vive le roi ! fût-il répondu. C’était le cri qui sortait spontanément de toutes les poitrines des Canadiens français, dans tous les dangers et dans toutes les allégresses.

Alors, un des plus hardis parmi les habitants, s’approcha du gouverneur, puis ôtant sa tuque rouge :

— C’est en effet, une bonne batterie, monseigneur, dit-il, mais il devrait y en avoir une pareille dans notre village. Donnez-nous la permission d’en construire une et de la garnir de monde, et nous vous promettons bien que pas un Anglais n’entrera dans Québec par la porte de derrière, tant qu’il y aura un homme de vivant pour la défendre.

Le bonhomme avait l’œil du soldat. Il avait fait le coup de fusil. Le gouverneur comprit l’importance de la remarque, et donna son assentiment sur le champ. Il ajouta :

— La ville ne trouvera nulle part de meilleurs défenseurs que ces braves habitants de Beauport.

Ce compliment flatteur ne fut pas oublié, et, quelques années plus tard, quand Wolfe vint assiéger la ville, les batteries de Beauport repoussèrent glorieusement ses intrépides soldats. Alors, sur les grèves voisines, tombèrent tant de braves grenadiers, tant de braves montagnards écossais, que le héros faillit en mourir de douleur.

II.

Les laborieux ouvriers aperçurent la figure familière et réjouie du supérieur des Récollets et ne purent s’empêcher de sourire :

— Bonjour, père de Berey, bonjour ! crièrent cent voix… Les bonnes femmes de Beauport vous envoient leurs compliments. Elles meurent du désir de voir les bons Récollets descendre chez nous. Les pères gris ont oublié le chemin de notre paroisse.

— Ah ! répliqua le supérieur, avec une feinte sévérité que trahissait, du reste, l’éclat joyeux de son regard, vous êtes une bande de misérables pécheurs qui mourrez sans confession… Vous ne vous en doutez pas !… Vos cœurs sont durs comme les œufs que vous donnez à mes frères quêteurs… Si vous saviez le mal que vous avez fait ! et la dépense de sel et de séné dont vous avez été la cause… Ah ! si le père Ambroise, notre cuisinier, pouvait mettre la main sur vous, une bonne fois, et vous faire tourner la broche à la place de ces pauvres chiens de Québec qu’il attrape comme il peut !…[1] Mais travaillez bien à la corvée du roi en attendant : beaucoup d’ouvrage, peu de plaisir et point de salaire !

Les habitants prirent cette plaisanterie en bonne part, et l’un d’eux répondit, s’inclinant jusqu’à terre :

— Pardonnez-nous tout de même, mon révérend père ; les œufs durs de Beauport sont mous comme du saindoux, comparés aux bombes que nous allons servir aux anglais pour leur déjeuner, le premier beau matin qu’ils paraîtront devant Québec.

— C’est bien ! dans ce cas, je vous pardonne le tour que vous avez joué aux frères Marc et Alexis, et je vous donne ma bénédiction par-dessus le marché, mais à la condition que vous envoyiez du sel au couvent pour que nous puissions, nous, conserver notre poisson, et vous, sauver votre réputation, qui se trouve joliment compromise aujourd’hui parmi mes bons Récollets.

Un rire général accueillit cette saillie, et le jovial supérieur rejoignit le gouverneur qui se trouvait plus loin sur les fortifications.

III.

Près de la porte St. Jean, ils virent deux dames qui encourageaient, par leur présence et leurs bonnes paroles, un nombreux parti d’habitants. L’une, d’un âge avancé, mais belle encore et d’un aspect noble, était la riche et puissante Seigneuresse de Tilly ; l’autre, une orpheline, dans la fleur de la jeunesse et d’une amabilité sans égale, était sa nièce, la belle Amélie de Repentigny. Elle s’était fait un devoir d’accompagner, à Québec, sa tante et les censitaires de Tilly, curieuse, du reste, d’être témoin de l’achèvement des fortifications.

Amélie de Repentigny semblait taillée par un habile ciseau dans le plus beau marbre de Paros, mais dans un marbre resplendissant des lueurs du matin ; elle avait cette perfection de formes que la nature n’accorde qu’à ses favoris, rarement, et pour montrer ce qu’est la beauté. Elle était grande et sa tête fine paraissait plus petite qu’elle n’était réellement. Son regard avait un grand charme et elle unissait, dans ses mouvements comme au repos, des grâces merveilleuses à un enjouement quelque peu fantasque ; ainsi une gazelle apprivoisée garde toujours quelque chose de la sauvagerie de sa vie de liberté.

Ses cheveux noirs et épais couronnaient admirablement son front et tombaient en boucles soyeuses ; ses regards humides et profonds, francs et modestes, se reposaient avec tendresse sur les objets innocents, et sans crainte sur les menaçants ; ils s’attachaient à vos regards et scrutaient mieux vos pensées, et comprenaient vos intentions mieux que si vous eussiez parlé. Rien ne semblait vouloir se soustraire à leur innocente curiosité quand ils interrogeaient.

Ils annonçaient un riche caractère, un amour capable des plus grands sacrifices pour l’objet digne de lui. Amélie de Repentigny ne voulait pas donner son cœur au hasard. Quand elle le donnerait ce serait pour toujours et elle ne le regretterait jamais.

Les deux femmes portaient des vêtements de deuil. Elles étaient mises avec une élégante simplicité, et d’une façon digne de leur rang.

Le chevalier le Gardeur de Tilly était tombé sur le champ de bataille, deux ans auparavant, en combattant vaillamment pour son roi et son pays. Sa veuve resta seule pour régir ses vastes domaines et prendre soin de sa nièce Amélie de Repentigny, et de son neveu le Gardeur, deux jeunes orphelins qu’il avait beaucoup aimés et les seuls héritiers de la Seigneurie de Tilly.

Amélie n’avait laissé que depuis un an le vieux couvent des Ursulines. Elle avait puisé tous les hauts enseignements dans ce fameux cloître fondé par la mère Marie de l’Incarnation, pour l’éducation des jeunes filles de la Nouvelle-France. Générations après générations sont venues y apprendre, d’après les préceptes de cette femme extraordinaire, les manières les plus distinguées et les sciences de l’époque. Si ces dernières ont pu s’oublier, les premières ne se sont jamais perdues. Les jeunes élèves, devenues femmes et mères, ont transmis à leurs enfants cette politesse et cette urbanité qui distinguent encore, de nos jours, le peuple canadien.

Le jour de l’examen, de toutes ces anxieuses concurrentes qui avaient lutté pour la palme et les honneurs, dans l’illustre maison, deux seulement étaient sorties le front ceint de couronnes, Amélie de Repentigny et Angélique DesMeloises. Deux jeunes filles également belles, également gracieuses, également accomplies, mais différentes de caractères et de destinée. Le fleuve de leur vie coula d’abord dans une parfaite tranquillité ; hélas ! comme il devait être tourmenté plus tard !

Le Gardeur de Repentigny était d’une année plus âgé que sa sœur Amélie. Il était au service du roi. Ce beau cavalier, ce brave soldat, ce cœur généreux aimait bien sa sœur et sa tante, mais il n’avait pas échappé aux dangers de son temps ; il n’avait pas fui les écueils où se perdaient tant de jeunes gens de condition et de fortune qui, du fond de la colonie, s’efforçaient d’imiter les modes, le luxe et l’immoralité de la brillante mais impure cour de Louis XV.

Amélie aimait son frère avec passion, et s’efforçait de fermer les yeux sur ses écarts. Elle y parvenait, car elle était femme. Elle ne le voyait que rarement, cependant, et dans ses rêveries solitaires, au lointain manoir de Tilly, elle se plaisait à l’embellir de toutes les perfections qu’il avait et n’avait pas, et ne prêtait qu’une oreille distraite, sinon indignée, aux rumeurs méchantes qui couraient sur son compte.

  1. L’auteur fait ici allusion à deux anecdotes que rapporte M. De Gaspé dans ses Mémoires, pp. 73 à 83.

    La première est racontée au manoir de St. Jean-Port-Joly, par les frères Alexis et Marc qui y recevaient l’hospitalité du père de l’auteur. Nous en extrayons ce qui suit :

    « Comme nous ne mangeons que du poisson salé pendant l’hiver, le poisson frais étant trop cher, il est de règle qu’on nous serve des œufs pendant les quinze derniers jours du carême. Or, pendant le dernier, étant très fatigués de nos vivres salés, nous attendions avec hâte les bienheureux œufs. On nous sert, le dimanche, des œufs à la tripe, le lundi une farce d’œufs à l’oseille, le mardi des œufs à la coque, mais aussi durs que ceux dont on se sert pour faire les deux premiers mets. Bref, pendant sept jours, nous ne vîmes sur notre table que des œufs durs comme des pierres. Plusieurs de nous, commençant à en ressentir les inconvénients, il fut convenu que je ferais des représentations au cuisinier à ce sujet. J’aborde donc le frère Ambroise, l’homme le moins accostable de tous les cuisiniers de l’ordre de Saint-François, et je lui représente que nous sommes tous incommodés de ce régime indigeste, le priant, très poliment, de ménager à l’avenir le feu dans la cuisson des œufs destinés à notre table.

    — Vous êtes une bande de lâches, ennemis de la pénitence ! fit frère Ambroise. A-t-on jamais entendu, avant ce jour, un fils de Saint-François se plaindre de la nourriture de son couvent ?

    — Mais, cher frère, lui dis-je, nous sommes tous si fiévreux, que nous commençons à perdre le sommeil.

    — Vous n’en serez que plus éveillés pour chanter matines, dit le frère Ambroise ; on ne sera pas obligé de vous secouer pour vous faire trouver les versets que les autres récitent et que vous avez perdus… Après tout, si vous êtes malades, faites miracle.

    Je m’en retournai, continua le frère Alexis, avec ces paroles consolantes ; et pendant quatre autres jours les œufs durs à toutes les sauces, ou sans sauces, continuèrent à pleuvoir sur notre table. Nous étions fiévreux comme des pestiférés, nous avions le visage enluminé comme des hommes pris de vin, les yeux brillants comme des escarboucles et le ventre tendu comme des tambours de basques. Force nous fut de nous rendre en corps chez notre supérieur, le père de Bérey, dont nous redoutions beaucoup les sarcasmes, pour lui porter plaintes.

    — Eh ! bien ! fit le père de Bérey, en nous examinant de son air narquois, qu’y-a-t-il ? que me voulez-vous ? vous marchez ployés en double comme si vous sortiez de recevoir la discipline dont vous n’usez pourtant guère, bande de lâches ! Vous vous tenez tous le ventre à deux mains, et vous faites des contorsions comme si vous aviez la colique.

    — Il y a, mon révérend père, lui dis-je, parlant au nom de tous, que nous sommes malades, très malades ; le cuisinier ne nous sert sur la table que des œufs durs depuis onze jours, et malgré nos plaintes réitérées, nous n’avons reçu pour toute réponse que de faire miracle.

    — Interpellé par le supérieur, frère Ambroise répondit : Faites miracle, mon révérend père, quand les frères ne rapportent de leurs quêtes que des œufs durs, il m’est impossible de les rendre aussi liquides que s’ils sortaient du poulailler.

    — Que veut dire cet insolent ? fit le père, avec son ton un peu soldatesque : oh ! oui, on t’en fera des miracles, double sot, des miracles pour un fainéant comme toi ! il en faudrait un fameux pour te donner de l’esprit !

    — Mais quand je vous dis, mon révérend père, dit le pauvre Ambroise, que les deux frères qui font la quête aux œufs n’ont apporté que deux quarts d’œufs bouillis et durs comme du fer. Venez, plutôt, voir vous-même.

    Après examen de ce qu’il restait des deux quarts d’œufs, nous fûmes convaincus, ajouta le narrateur, qu’ils avaient réellement été bouillis.

    — Je m’y perds, dit le supérieur. Que quelques personnes, plutôt que de paraître manquer à la charité, eussent donné aux frères quêteurs quelques œufs bouillis qui leur restaient, cela ne me surprendrait pas, mais que tout le monde se soit donné la main pour en faire une aumône aux récollets, ce n’est certainement pas possible. C’est plutôt toi, paresseux, ajouta le père de Bérey, en s’adressant au frère Ambroise, qui les aura fait bouillir d’avance pour t’exempter de la besogne.

    Le pauvre cuisinier protesta en vain de son innocence. Le plus pressé pour le supérieur était de faire soigner ses moines qui étouffaient dans leurs robes ; on fit venir le frater, qui purgeait le couvent, et je ne sais combien il nous fallut avaler de demiards de médecines royales avant de recouvrer la santé. Depuis ce temps-là, la vue des œufs nous donne des nausées. »

    Interrogé sur le mot de cet énigme :

    « — Nous croyons l’avoir devinée, fit frère Marc : vous savez que les habitants se font un plaisir de transporter dans leurs voitures le produit de nos quêtes d’une paroisse à une autre. Les deux quarts d’œufs furent déposés, le soir, chez un aubergiste de la paroisse de ***, chez lequel pensionnait un étranger, qui ne craignait ni Dieu, ni diable : un vrai athée, qui raillait à tout propos les moines qu’il qualifiait de fainéants, s’engraissant des labeurs des pauvres ; et il est à supposer, qu’assisté de quelques mauvais sujets, il passa une partie de la nuit à faire bouillir nos œufs, sans égard pour l’estomac épuisé de ceux qui devaient s’en nourrir à la fin d’un carême rigide.


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    La seconde est racontée par l’auteur lui-même :

    « L’instrument qui servait de tourne-broche, chez mon père, se montait comme une horloge. La cuisinière, après avoir exposé ses viandes près du feu, courait au grenier et faisait monter jusqu’au faîte de la maison, en se servant d’une clef faisant partie du mécanisme, un poids de vingt-cinq à trente livres. Lorsque la broche, ou les broches, car il y en avait souvent deux ou trois, arrêtaient, elle prenait de nouveau sa course au grenier pour recommencer la même opération.

    Les fils de Saint-François avaient beaucoup simplifié la besogne en établissant tout le mécanisme nécessaire à la cuisson des viandes sur le foyer de la cheminée, et en substituant un chien à un tournebroche marmiton.

    — Mais, dit le lecteur, les chiens de votre temps étaient donc des

    prodiges d’intelligence ?

    Ils n’en avaient pourtant guère plus que l’écureuil sortant de la vie peu civilisée des forêts et que l’on enferme dans une cage ronde de fil de fer, que le gentil animal se dépêche de faire tourner, tourner, pour en sortir au plus vite, quoiqu’il ne soit pas plus avancé à la fin de la journée que le matin, croyant, néanmoins, avoir fait beaucoup de chemin. Comprenez-vous maintenant ? On enfermait le chien dans un rouleau semblable : le chien n’avait pas comme l’écureuil un lieu de retraite pour se reposer, il lui fallait courir sans cesse stimulé par la chaleur, par l’odeur des viandes et par l’espoir de la liberté. La langue finissait par lui pendre de la longueur d’un demi pied hors de la gueule ; n’importe ! point de compassion pour la pauvre bête : — tourne, capuchon, (nom obligé d’un chien de Récollet) tourne, mon gars ; tu auras ton dîner quand tu l’auras gagné et de l’eau à discrétion.

    Mais capuchon avait souvent la finesse de s’évader vers l’heure où sa présence aurait été la plus requise, soit en passant entre les jambes du portier, quand il ouvrait la porte du couvent, ou par la négligence du jardinier. Il s’agissait alors de lui trouver un substitut ; la chose n’était pas si difficile que l’on serait porté à le croire. Un chien de grosseur convenable passait-il dans la rue, on l’affriandait avec un morceau de viande, et une fois dans les limites du couvent, un bras nerveux l’empoignait par-dessus le cou, le poussait dans la cage et fermait le crochet. Le nouveau conscrit faisait des efforts désespérés pour respirer l’air pur de la liberté. Le frère Ambroise criait en se pâmant d’aise : « hardiment, bourgeois ! tu fais des merveilles ! tu auras un bon morceau de rôti pour récompense ! »

    Les récollets prisaient beaucoup les chiens d’autrui, mais ceux-ci ne les aimaient guère, si l’on en peut juger par les écarts, les longs détours, que la plupart faisaient en passant vis-à-vis du couvent qu’ils regardaient d’un air inquiet, ou en aboyant avec fureur, s’ils apercevaient un capuchon : à ces signes on pouvait dire, sans se tromper, qu’ils avaient tourné la broche des bons frères. »