Typographie de L’Opinion Publique (p. 94-99).

CHAPITRE XXIII.

le dernier combat.

Les troupes que nous avons vues partir de Québec pour remonter le fleuve, arrivèrent aux Trois-Rivières juste à temps pour délivrer cette place de la crainte des Iroquois qui étaient venus y faire leurs courses accoutumées et avaient déjà tué quelques habitants.

Le vent contraire empêcha, pendant quelques jours les troupes alliées de remonter le lac St. Pierre. Enfin le vent favorable ayant repris, l’expédition se remit en marche et débarqua, dans les premiers jours d’août, à l’embouchure de la rivière Richelieu. M. de Sorel, le commandant, avait pour mission de rebâtir le fort élevé en cet endroit par M. de Montmagny vingt-cinq années auparavant.

L’on se mit à l’ouvrage sans perdre de temps afin de terminer les travaux au commencement de l’automne.

La construction du fort alla merveilleusement, M. de Sorel sachant mettre au besoin la main à la cognée pour donner l’exemple à ses hommes.

Pendant ce temps plusieurs autres compagnies du régiment de Carignan — elles venaient d’arriver de France avec le gouverneur, M. de Courcelles, et M. l’Intendant Talon — s’arrêtèrent en passant à l’embouchure du Richelieu, pour y saluer les amis, et, après une journée de repos, remontèrent la rivière des Iroquois. M. de Chambly et le colonel de Salières s’en allaient élever deux autres forts, l’un au pied des rapides de Chambly et l’autre trois lieues plus haut.

On était au milieu de septembre et la construction du fort de Richelieu ou de Sorel était très avancée. L’on n’avait pas été une seule fois inquiété par les Iroquois qu’on avait raison de croire retranchés chez eux dans la crainte que les Français n’allassent les y attaquer.

Un soir que les travaux du jour étaient terminés et que chacun était retiré au dedans des retranchements en bois dont la charpente extérieure était achevée, M. de Sorel causait avec le chevalier de Mornac et quelques officiers près d’un grand feu qui flambait au milieu du fort.

La nuit était sereine et le silence, au loin, n’était troublé que par le majestueux bruissement des larges eaux du fleuve et les cris nasillards des canards et des outardes sauvages dont les bandes nombreuses, arrivées depuis quelques jours des régions du golfe, se poursuivaient par les airs après avoir pris leurs ébats journaliers dans le dédale des îles du Richelieu.

Agitée par la brise du soir la flamme du brasier secouait son panache éclatant par-dessus l’enceinte du fort, jetait de fauves lueurs sur les bois avoisinants et projetait, par une éclaircie d’arbres, une longue traînée de lumière qui se répandait sur l’embouchure du Richelieu et s’en allait mourir au loin dans les eaux sombres.

— Eh bien ! Messieurs, disait M. de Sorel aux officiers, nous avons lieu d’être satisfaits car j’espère que le fort sera terminé à la fin du mois.

— Vous n’êtes pas le moins à louer de la prompte terminaison des travaux, dit Mornac.

— Ce dont il faut nous réjouir le plus, reprit M. de Sorel, c’est de n’avoir pas été dérangés par les Iroquois.

— C’est en effet fort heureux que nous n’ayons pas eu ces moricauds dans les jambes ; leur présence aurait beaucoup entravé les travaux. Cependant, pour ma part, je regrette qu’il ne s’en soit pas montrée quelque bande. J’ai certain différend à régler avec ces bandits pour la manière discourtoise dont ils m’ont traité l’an dernier.

— Veuillez bien croire, mon cher chevalier, que je ne serais guère fâché, au fond, de faire moi-même connaissance avec ces guerriers qui sont la terreur de ce pays. Il me semble que des soldats de Carignan feraient voir beau jeu à des Sauvages ! Pourtant je ne puis que me féliciter d’avoir terminé nos travaux sans avoir perdu un seul de mes hommes.

En ce moment on entendit le qui-vive ! de la sentinelle qui veillait à la porte du fort.

— France et Sorel ! répondit du dehors une voix dont l’accent normand n’était pas inconnu à Mornac.

Quelques instants après l’officier de service s’approcha du groupe dont faisait partie M. de Sorel, et dit au commandant que Joncas, le coureur des bois, désirait lui parler.

— Qu’il vienne, dit M. de Sorel.

Suivi du Renard-Noir le Canadien s’approcha.

— Qu’y a-t-il ? demanda le capitaine.

— Il y a mon commandant, que le chef huron et moi en faisant dans les environs, notre battue de chaque soir, nous avons remarqué plusieurs pistes d’Iroquois.

Un léger mouvement de surprise parcourut le groupe.

— Sont-elles nombreuses ?

— L’obscurité est trop forte pour en bien déterminer le nombre. Nous n’avons pas osé faire de lumière de crainte d’être surpris par les ennemis. Pourtant nous sommes sûrs qu’ils sont au moins une trentaine.

— Crois-tu qu’ils soient en ce moment près de nous ?

— Leurs pistes sont toutes fraîches. Ils ont dû s’approcher, à une portée de pistolet, il n’y a pas une demi-heure. Mais apparemment qu’ils sont rentrés dans le bois ; car nous avons fait tout le tour du fort sans rencontrer personne.

— C’est bon ! Officier de service ?

— Commandant………

— Donnez l’ordre qu’on double les gardes à la porte et qu’on place une sentinelle à chacun des quatre bastions du fort. Faites ensuite charger les mousquets et les mettre en faisceau, les mèches allumées. Que les hommes se couchent tout habillés pour être prêts en cas d’alerte !

Trois heures après, à part les sentinelles qui veillaient, l’arme au bras, à la porte et aux quatre coins du fort, chacun dormait profondément.

Le silence régnait sur les bois et le fleuve. De temps à autre l’on entendait pourtant le souffle discret du vent dans les feuilles, murmure léger comme un soupir, de femme endormie.

Le feu allumé au centre du fort avait beaucoup diminué d’intensité. La flamme allait s’abaissant toujours, et, de plus en plus dépourvue de vigueur à mesure qu’elle manquait d’aliments, elle s’affaissait par degré. Peu à peu elle tomba au-dessous du niveau des courtines du fort, et ses lueurs cessèrent d’éclairer les arbres d’alentour et d’aller scintiller au loin sur les eaux.

De haut panache qu’elles étaient d’abord les flammes ne furent bientôt plus que des aigrettes rouges que la brise faisait trembloter, jusqu’à ce qu’enfin sur ces tisons à moitié carbonisés, l’on n’aperçût plus que de petites langues de feu qui léchaient doucement le bois, et disparaissaient pour se montrer encore l’instant d’après, comme ces feux-follets capricieux que l’on voit se jouer le soir au-dessus des marécages.

Les gardes postées à la porte, et les sentinelles de trois bastions, allaient et venaient sur le parapet pour ne pas se laisser saisir par la fraîcheur du soir.

Seule dans le terre-plein du bastion de l’ouest, la sentinelle s’était arrêtée. Les deux mains sur la gueule de son arquebuse, les reins appuyés contre le rempart, dans l’angle flanqué, c’est-à-dire dans la partie la plus saillante du bastion, le soldat rêvait en laissant errer ses regards sur la forêt assombrie.

À quoi songeait-il ? À la patrie sans doute ; à sa mère, à sa fiancée peut-être, qui, dans ce moment égrenaient probablement là-bas, à son intention, leur chapelet au coin du feu de leur chaumière.

Comme son regard plongeait dans l’obscur fouillis des arbres, à cinquante pieds du fort, il lui sembla tout à coup voir comme une ondulation du sol, sur une étendue assez considérable de terrain. Ce mouvement uniforme et peu prononcé ressemblait à celui de la poitrine d’une personne qui dort.

Le soldat se frotta les yeux pour mieux voir. Mais l’obscurité était si épaisse qu’il ne put rien distinguer autre chose.

Même il lui sembla que ce mouvement ne se produisait plus.

Tandis qu’il se demandait s’il n’était pas le jouet de quelque illusion d’optique, il était toujours appuyé sur le rempart, et tournait le dos à l’angle de l’épaule du bastion ainsi qu’à la courtine du fort.

Pourtant si le soldat eût fait quelques pas dans le terre-plein vers la gorge du bastion, et qu’il se fût tant soit peu penché sur le rempart, à gauche, il eût vu, à l’extérieur du fort, un homme qui, s’accrochant dans les interstices des pièces de la charpente qu’on n’avait pas encore eu le temps de revêtir de planches unies, montait, montait doucement dans l’angle formé par la courtine et le flanc du bastion.

Sa tête apparut par-dessus le rempart. Ses dents serrées mordaient la lame d’un long couteau à scalper.

À mesure que ses pieds s’élevaient, l’homme courbait son visage et sa poitrine sur la partie supérieure du rempart qu’il enjamba doucement et sans être vu.

Il se laissa glisser sans bruit jusqu’au parapet, et, silencieux comme une ombre, rampa vers la sentinelle.

Le soldat qui croyait voir maintenant l’ondulation du sol recommencer et s’accentuer davantage en se rapprochant, pensa qu’il valait mieux donner l’alarme. Il soufflait sur sa mèche allumée afin d’en raviver la flamme, quand cinq doigts de fer tenaillèrent sa gorge. Puis il ressentit un coup violent à la poitrine et le froid terrible d’une lame d’acier qui lui perçait le cœur.

La mère et la fiancée qui veillaient là-bas, au coin du feu, dans une chaumière de France, durent sentir à l’âme, en cet instant, une poignante douleur.

Sans pousser un seul cri, le malheureux tomba mort.

L’assassin lui ôta son mousquet et s’appuya comme l’était auparavant la sentinelle, dans l’angle le plus avancé du bastion.

Il regarda, prêta l’oreille. Personne ne bougeait dans le fort. Les sentinelles ne se doutaient de rien.

Il se pencha quelque peu par-dessus le rempart et imita deux fois avec sa langue les stridulations de la sauterelle.

Vingt, trente, quarante hommes lui apparurent au pied du bastion que les premiers arrivés se mirent à escalader sans le moindre bruit.

Une dizaine de têtes surmontées de la houppe particulière aux Sauvages, se montraient déjà à l’affleurement du rempart, lorsque l’un de ceux qui montaient ainsi, en mettant la main dans l’un des interstices des poutres de l’escarpe, fit choir une tarrière qu’un ouvrier y avait oubliée. L’instrument tomba la pointe la première en plein sur la tête de l’un des assiégeants qui attendaient en bas.

Celui-là jeta un cri et s’affaissa sur le sol.

La sentinelle qui montait la garde sur le bastion d’en face entendit ce bruit, épaula son arme et tira.

Avec la détonation un hurlement épouvantable ébranla la forêt.

C’était le cri de guerre de Griffe-d’Ours.

Mornac, l’un des premiers à s’éveiller, reconnut ce redoutable signal de combat du chef agnier.

— Aux armes ! aux armes ! criait-on de toutes parts.

Il y eut un brouhaha indescriptible et la mêlée commença.

Les dix Iroquois qui avaient déjà escaladé le fort s’étaient rués en avant le tomahawk au poing.

M. de Sorel et les officiers couchaient sous un appentis élevé au milieu du fort et tout près du feu. Comme ils s’élançaient tous au dehors, les Sauvages tombèrent, la hache levée, sur eux.

Le petit groupe d’officiers rompit de trois pas pour éviter la première attaque.

— À moi, Carignan ! cria M. de Sorel d’une voix de tonnerre.

Et sans attendre davantage, il chargea, avec les quelques officiers de la compagnie, les assaillants qui, surpris de cette brusque résistance reculèrent de quelques pas à leur tour.

Les coups portaient mal au milieu des ténèbres.

— Nous allons nous massacrer les uns les autres, si ce feu n’est pas rallumé ! s’écria M. de Sorel entre deux estocades portées à un Sauvage qui le serrait de trop près.

— Je m’en charge, dit Mornac. Il prit son élan pour bondir auprès du feu.

— Attendez-nous, monsieur ! cria en arrière la grosse voix de Joncas, et laissez-moi faire !

Le Canadien et son fidèle ami, le Renard-Noir, vinrent se placer de chaque côté du chevalier.

Tous trois, tête baissée, s’élancèrent au milieu des assaillants qui s’interposaient entre eux et le feu.

Leur élan fut irrésistible et ils firent leur trouée.

Pendant que Mornac et le Renard-Noir faisaient face aux ennemis, Joncas remua du pied les tisons encore ardents qui restaient, saisit un sapin sec qui se trouvait sur un amas de bois à brûler et le jeta sur le brasier.

Les Iroquois comprirent que le feu qui allait éclairer le combat leur serait désavantageux, et tombèrent ensemble sur les trois braves.

Le sapin s’embrasa tout d’un coup en jetant une éclatante lumière.

Griffe-d’Ours reconnut Mornac, poussa un cri de rage et brandit son tomahawk.

Le Gascon fit un saut de côté en portant une estocade en prime au chef iroquois. Mais celui-ci, d’un coup de revers de sa hache, cassa l’épée à quelques pouces de la garde.

Mornac désarmé s’élança sur le Sauvage et lui arracha son tomahawk. Alors tous les deux se saisirent à bras le corps et roulèrent sur le sol.

En ce moment les soldats et les Sauvages alliés, Hurons et Algonquins, arrivaient à la rescousse du commandant et se jetaient sur les assaillants, passant tous par-dessus Mornac et Griffe-d’Ours qui se déchiraient par terre avec leurs ongles et leurs dents.

Le Renard-Noir et Joncas voulurent secourir le chevalier, mais le flot des soldats les rejeta en avant, au milieu de l’ardente mêlée.

Les Iroquois qui avaient maintenant tous escaladé le fort, se trouvaient une quarantaine à l’intérieur des retranchements.

M. de Sorel, à la tête des siens, charge avec furie.

Pendant quelques minutes le combat est terrible.

Les coups de crosse répondent aux coups de tomahawk, fendent les crânes, fracassent les membres. Le sang pleut partout. Animés par son odeur âcre les hommes deviennent féroces et hurlent comme des bêtes fauves qui s’entre-dévorent.

Les Iroquois inférieurs en nombre, et qui avaient pensé prendre les Français par surprise — cela serait arrivé sans la chute de la tarière, — n’ont ni l’habitude ni la force de lutter longtemps en ligne rangée contre des soldats bien disciplinés.

Aussi leur faut-il bientôt battre en retraite et laisser, contre leur coutume, leurs blessés et leurs morts au pouvoir de l’ennemi.

Ils sautent par-dessus le rempart et disparaissent au milieu du bois.

Griffe-d’Ours et Mornac en roulant alternativement l’un sur l’autre, n’avaient pu se saisir de leurs dagues et continuaient à s’entre-déchirer par terre à belles dents. Griffe-d’Ours vit la défaite et la fuite des siens. Il fit un suprême effort, renversa sous lui le chevalier, lui saisit les deux poignets d’une main, et de l’autre lui prit les cheveux à poignée et se mit à traîner Mornac réduit à l’impuissance, en gagnant le rempart dans un endroit désert et opposé à celui où tous les combattants s’étaient postés.

Le Sauvage monta sur le parapet en soulevant Mornac pour l’entraîner en bas avec lui.

Il enjambait déjà le rempart, lorsque le chevalier enroula ses jambes autour d’une pièce de bois qui gisait sur le parapet.

— Sandious ! grommela le Gascon, tu m’arracheras plutôt les bras du corps, mais du moins mes jambes resteront ici !

Griffe-d’Ours tira de toutes ses forces. Mornac sentit les angles de la poutre lui entrer dans les chairs, mais ne bougea point.

— Tu mourras ici, si tu le préfères, vociféra l’Iroquois, mais tu mourras !

Il tira son couteau, se pencha sur Mornac et leva son arme. Mais il n’eut pas le temps de frapper ; il se sentit saisir par derrière.

Griffe-d’Ours lâcha Mornac et voulut sauter dans le fossé. Mais une main de fer le retenait à la gorge.

Il brandit son couteau et frappa, en se retournant, son adversaire à la poitrine. Celui-ci chancela, mais tint bon.

C’était le Renard-Noir.

Griffe-d’Ours allait lui porter un second coup, lorsque Mornac, Joncas et trois Hurons se jetèrent sur le chef agnier qu’ils renversèrent sur le parapet.

Pendant qu’ils s’efforçaient de le lier, Griffe-d’Ours accablait ses ennemis d’injures, et les mordait comme un dogue enragé.

Enfin on se rendit maître de lui et on le garrotta.

— Êtes-vous blessé ? demanda Joncas à Mornac.

— Non, seulement quelques morsures de ce chien et bon nombre d’égratignures dont il ne paraîtra rien dans trois jours.

— Et vous, chef ? dit le Canadien au Renard-Noir.

Celui-ci était appuyé sur la courtine. Il pressait de sa main gauche le côté droit de sa poitrine d’où l’on vit le sang couler.

— Le couteau de l’Iroquois… répondit-il d’une voix émue.

— Vite, le chirurgien ! s’écria Mornac qui partit en courant.

Les nôtres restaient maîtres du terrain.

— Qu’on fasse une décharge générale ! commanda M. de Sorel.

Les soldats montèrent sur le parapet, épaulèrent leurs armes et firent feu de toutes parts.

Cent éclairs entourèrent le sommet du fort comme une ceinture de feu.

Les balles sifflèrent à travers les feuilles et parmi les branches des arbres, et l’on entendit les cris d’épouvante des fuyards qui s’enfonçaient au loin dans la forêt.

On ranima le feu pour se reconnaître et compter les pertes.

Outre la sentinelle que l’on trouva poignardée, dans le bastion de l’ouest, deux soldats avaient été tués. Dix autres étaient blessés, mais légèrement.

Quinze Iroquois étaient restés hors de combat au dedans du fort.

Le reste de la nuit fut employé à panser les blessés et à se remettre des fatigues de la bataille.

Au jour M. de Sorel, qui s’était retiré sous l’appentis, fut réveillé par l’officier de service. Celui-ci venait l’avertir que les Hurons et les Algonquins étaient en train de brûler le chef iroquois.

Le commandant se leva à la hâte et sortit. Il aperçut les Sauvages alliés groupés autour de Griffe-d’Ours et occupés à le lier à un poteau qu’ils venaient de planter au milieu du fort.

M. de Sorel s’approcha d’eux et les supplia de laisser vivre le chef iroquois.

Les Sauvages gardèrent d’abord le silence et puis, sur le signal qu’en donna le Renard-Noir, qui était assis sur une poutre, ils se mirent à murmurer.

Le commandant voulut insister et leur représenter combien leur coutume était barbare à l’égard de leurs prisonniers de guerre.

Le Renard-Noir se leva, bien qu’avec peine, s’avança vers M. de Sorel et lui dit d’une voix creuse et tremblante :

— Le capitaine blanc sait-il que cet homme — il montrait Griffe-d’Ours impassible — a massacré ma femme et six de mes fils ? Ignores-tu que cet Iroquois a tué de ses propres mains les robes noires Echon et Achiendase ? [1] Ne sais-tu pas qu’il a causé la ruine entière de ma nation ? Et moi-même qui combattais pour vous la nuit dernière, il m’a frappé d’un coup mortel. Cet homme doit mourir !

— Il doit mourir ! répétèrent les Sauvages alliés d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

Devant leur attitude décidée M. de Sorel vit bien qu’il fallait céder.

Il n’aurait pas été prudent de se brouiller avec ces Sauvages.

— Eh bien ! s’écria-t-il, que son sang retombe sur vous ; mais comme ce fort est la propriété du roi de France, et que mon maître ne permet pas de pareilles atrocités chez lui, emmenez le prisonnier hors des retranchements !

Les Sauvages saisirent Griffe-d’Ours par les épaules et les pieds, et sortirent de l’enceinte.

Le Renard-Noir se leva pour les suivre ; mais ses forces le trahirent et il chancela.

Joncas qui était à côté de lui l’empêcha de tomber et lui dit :

— Pourquoi mon frère veut-il s’obstiner à rester debout ? Le chirurgien a dit que vous en reviendriez peut-être en gardant un repos absolu.

— L’homme aux petits couteaux ne sait pas ce qu’il dit. Je sens que je dois mourir avant que le soleil monte droit au-dessus des arbres. Et tu crois, visage pâle, que le chef huron voudra bien expirer couché sur le dos, comme une femme, tandis que son ennemi mortel palpitera sous le couteau de mes frères ! Ah ! tu ne peux point lire dans le cœur d’un vrai Huron si tu crois que le Renard-Noir n’aura pas la force d’aller voir le beau feu rouge manger les chairs et griller les os de la Main-Sanglante !

Joncas essaya doucement de le faire asseoir ; mais le Huron lui dit d’un air à fendre le cœur :

— Seul ami qui me restes au monde, est-ce donc toi qui vas m’arracher le bonheur suprême de repaître mes yeux mourants de l’agonie du meurtrier de ma famille !……

Le coureur des bois passa son bras derrière le dos du Sauvage, et, le soutenant ainsi, sortit du fort avec lui.

L’astre du jour se levait radieux et poudroyait à travers les arbres.

— Oh ! le bon soleil ! murmura le Renard-Noir, et que le dernier de mes jours est beau !

Il y avait, à quelques pas du fort, un tertre d’une vingtaine de pieds de superficie et qui s’élevait de cinq ou six pieds au-dessus du niveau du sol. Cet endroit fut choisi pour le supplice.

Tandis qu’on plantait un poteau sur cette petite éminence, le Renard-Noir dit aux Hurons :

— Je désire scalper le prisonnier moi-même. Ce sera la dernière chevelure que mes mains débiles enlèveront !

Bien qu’on eût murmuré contre lui, lors des désastres de la nation, le chef huron vu sa bravoure et sa qualité de grand chef, jouissait encore d’une grande considération parmi les siens.

On lui fit donc place en le regardant avec curiosité. Car l’état de faiblesse où il semblait être ne paraissait pas devoir lui permettre de scalper la victime.

Le Renard-Noir parut faire un effort suprême et se dégagea du bras de Joncas qui l’avait toujours soutenu. Il fit trois pas vers Griffe-d’Ours étendu, garrotté par terre, tira son couteau de la gaine qui pendait à sa ceinture, se baissa, souleva péniblement l’Iroquois par sa touffe de cheveux et, enfin, l’assit tout à fait. Puis il appuya de toute sa pesanteur son genou gauche dans le dos de Griffe-d’Ours, lui cerna la peau du crâne d’un coup de la pointe de son couteau à scalper, saisit la chevelure à deux mains et tira violemment dessus. Mais ses forces le trahirent et il s’affaissa à genoux auprès de sa victime.

On vit le sang couler à travers les bandages qui couvraient la blessure du Huron.

Joncas s’avança pour le relever et l’entraîner à l’écart.

Le Renard-Noir lui jeta un regard de reproche et se releva seul en chancelant.

Le Canadien le laissa faire.

Le Huron appuya son pied gauche sur l’épaule de Griffe-d’Ours, raidit tous ses muscles et donna un coup terrible sur la chevelure qui lui resta dans les mains avec la peau du crâne toute dégoutante de sang.

Mais, épuisé par cet effort et manquant tout à coup de point d’appui le chef huron tomba à la renverse.

Joncas le reçut dans ses bras.

Griffe-d’Ours ne poussa pas une plainte. On ne vit remuer aucun des muscles de son visage.

Avec un mépris extrême il regarda le Huron et lui dit :

— D’un seul coup de couteau la Main-Sanglante a tellement affaibli le bras du Huron qu’il ne lui reste pas plus de force qu’à celui d’une femme ! Quand je scalpai Fleur-d’Étoile et tes fils je leur enlevai la chevelure du premier coup !

À ces horribles souvenirs le Renard-Noir sentit la rage brûler son cœur. Il fit un mouvement pour repousser Joncas et se jeter sur Griffe-d’Ours. Mais un éclair de réflexion le retint.

— Non ! murmura-t-il, je suis à bout de force et mourrais avant lui. Mon frère, dit-il à Joncas, assieds-moi sur cet arbre renversé que je voie tout.

Le poteau était solidement planté sur le point culminant du tertre. On releva Griffe-d’Ours pour l’y attacher.

Alors on commença à torturer le chef iroquois. Les uns lui coupaient des lambeaux de chair avec leurs couteaux ou lui désarticulaient les doigts, d’autres lui appliquaient des tisons sur ces plaies saignantes. Celui-ci lui jetait des cendres chaudes dans les yeux ou lui ouvrait les mâchoires avec la lame d’un couteau pour lui faire entrer de force dans la bouche un charbon enflammé. Ceux-là promenaient par tout son corps des flambeaux allumés.

Griffe-d’Ours impassible au milieu des tortures semblait désirer, au contraire, d’aiguillonner la rage de ses bourreaux.

— Allez donc, chiens ! disait-il avec un mépris écrasant, où avez-vous appris à tourmenter un guerrier ? Vous n’y entendez rien ! Oh ! si vous m’aviez vu caresser vos parents, lorsque nous détruisîmes vos bourgades sur les bords du grand lac !

Ces paroles redoublaient la frénésie des Hurons.

Enfin, quand tout le corps du chef iroquois ne fut plus qu’une plaie vive, les Sauvages entassèrent du bois à ses pieds et mirent le feu au bûcher.

Alors, on vit griller les chairs de Griffe-d’Ours et la graisse couler en grésillant sur son corps ensanglanté.

À cette vue la figure du Renard-Noir brilla d’un éclair de bonheur. Et lui qui, tantôt chancelait entre les bras de Joncas, dit avec ravissement :

— Cela me réchauffe !

Mais tout à coup le feu ayant monté entre le poteau et la victime, brûla les liens qui l’y retenaient attachée.

Griffe-d’Ours tomba en plein au milieu des flammes.

Un instant il y demeure affaissé.

On le croit mourant. Mais soudain il se redresse, saisit dans chacune de ses mains meurtries deux brandons enflammés, se lève et les lance au milieu des spectateurs ébahis.

À peine revenus de leur étonnement ceux-ci lui jettent tous les projectiles qui leur tombent sous la main. Pierres, haches, tisons pleuvent sur lui. Il leur répond de même et repousse les assaillants qui veulent escalader le tertre.

C’est une horrible lutte !

En se baissant il glisse et tombe de nouveau dans le feu.

Chacun se précipite sur lui pour le maintenir dans le brasier. Mais l’Iroquois se roule dans les flammes, se débarrasse de toute étreinte, bondit encore une fois sur ses pieds, et, armé de deux tisons enflammés, se jette tête baissée sur ses ennemis qui, épouvantés, fuient devant cet homme terrible.

En poursuivant la cohue Griffe-d’Ours passa devant le Renard-Noir qui lui barra les jambes et le fit tomber.

Les autres revinrent et se jetèrent sur le chef iroquois.

Le Renard-Noir riait d’un rire muet.

On maintint Griffe-d’Ours à terre, et, en quatre coups de hache on lui coupa les pieds et les mains, et on le rejeta dans les flammes.

Anéanti un instant par l’ébranlement nerveux que lui avait causé cette quadruple amputation, l’Iroquois resta sans bouger au milieu du brasier.

Mais tout à coup, ô horreur ! on vit ce corps mutilé, déchiré, brûlé, s’agiter encore, se rouler sur lui-même et se soulever à demi sur ces tisons ardents ; et là, montrant à nu son crâne sanglant, son corps incrusté de cendres chaudes et de charbons ardents qui sifflaient au contact des flots de sang que l’on voyait ruisseler sur tout son être, se traîner dans les flammes et cracher une dernière insulte sur ses bourreaux interdits.

C’était épouvantable.[2]

Un coup de feu partit du fort. Une balle siffla au milieu des Sauvages et s’en alla fracasser la tête de Griffe-d’Ours qui, cette fois, retomba sans vie.

Surexcité par cette scène affreusement émouvante, le Renard-Noir s’était levé debout.

Quand le projectile fit éclater la tête du chef iroquois, le Huron s’écria d’une voix tonnante :

– Fleur-d’Étoile, et vous, ô mes enfants ! je puis maintenant vous rejoindre dans le pays des ombres, car vous êtes enfin vengés !

Un flot de sang lui jaillit par la bouche et il tomba roide mort.


  1. Les Pères Brébeuf et Lalemant.
  2. Cette scène paraît invraisemblable et, pourtant, elle n’est que la reproduction d’un épisode analogue raconté par le Père Jérôme Lalemant.