Revue L’Oiseau bleu (5p. 12-39).

II. — L’ARRIVÉE DU DERNIER NAVIRE


Trois semaines s’étaient écoulées depuis cette entrevue de Perrine avec le Père Jérôme Lallemant. La jeune fille ne l’avait pas renouvelée. Elle semblait impénétrable, sauf l’étrange clarté du regard, où se lisait une sorte de tension farouche de la pensée. Mais pour le Père seul, qui avait revu plusieurs fois la jeune fille, dans ses visites chez les colons de Québec, toute cette agitation intérieure, tenue extérieurement bien en bride, prenait son véritable sens. À tous, la sollicitude de Perrine pour les enfants sans mère qu’étaient son neveu Pierre et la toute mignonne Perrine, qui ne quittait qu’endormie sa tante aimée avec une passion farouche, oui, seule cette sollicitude, expliquait l’attitude parfois distraite, parfois songeuse, parfois si profondément triste de la jeune fille.

Comme Perrine l’avait pensé, les premiers jours de septembre virent reparaître Charlot, avec son fils Pierre, un bambin de trois ans, délicieux, vif, remuant, qui semblait la réduction physique parfaite de son père. Mêmes yeux bruns, aux regards quêteurs d’affection, très volontaires aussi, lorsqu’un désir y pointait. Seulement, il paraissait plus robuste que ne l’avaient été son père et sa mère. Et quelle affection, le père lui portait ! Il supportait difficilement de le voir hors de son rayon visuel. Il accordait tout ce que demandait l’enfant, haussant les épaules si sa sœur lui reprochait de céder ainsi devant chaque caprice qui passait par cette petite tête fertile. « Je désire que mon fils sente quelle place il tient dans ma vie », disait-il… puis il ajoutait : « Qui sait si je pourrai longtemps l’entourer ainsi… » mais ceci prononcé plus bas. Le jeune mari toujours inconsolable, le colon, si durement éprouvé, en son corps peu robuste, par ses deux captivités chez les Iroquois, ne se faisait guère illusion sur la durée de sa vie. Qu’il se sentait las parfois ! Comme une toux persistante, qu’il soignait mal l’avertissait que la moindre condition défavorable en ses habitudes de vie lui serait funeste. Il n’envisageait avec nul effroi la mort. Ne vivait-il pas, depuis son enfance, en complète familiarité avec elle ? Parfois, en quelque rêve doucement cruel, il revoyait Lise. Elle lui tendait les bras, l’adjoignait de le suivre. Ou bien, elle se tenait près de sa sœur, la suppliant de prendre bien soin des petits, car son bonheur là-haut avec Charlot ne serait complet que si les enfants demeuraient tout près du cœur profond et sûr de leur tante. Et il semblait à Charlot que les yeux de Lise se tournaient alors pleins de larmes vers un personnage qui marchait seul, pensif, la tête basse, dans un petit sentier, sur la lisière d’une forêt. À la prestance, à je ne sais quel mouvement familier de la main se crispant sur l’épée, Charlot reconnaissait bien son beau-frère, André.

Il se réveillait, baigné de sueurs ; et, en proie à l’insomnie, il passait le reste de la nuit à chercher par quel moyen il pourrait rapprocher ces deux êtres qu’il aimait, son beau-frère et sa sœur. Qu’il lui fût donné, au moins de ne pas mourir avant de les voir unis dans une grande affection dont ses enfants bien aimés n’auraient qu’à profiter. Un cercle familial les entourerait de nouveau de la protection nécessaire. Mais Perrine, quoique d’une douceur parfaite envers tous, et qui ne semblait vivre que pour son frère et ses enfants, gardait une énigmatique attitude vis-à-vis des projets de son frère. Une seule fois, Charlot, en souriant, avait fait allusion à l’amour qui pouvait surgir dans le cœur de sa sœur et changer leur vie à tous.


Tu le sais aussi bien que moi… avait répliqué… Charlot.

Vivement, celle-ci avait déclaré :

— Charlot, ne parle pas ainsi. Tu sais fort bien que je n’aime personne, que je ne me marierai jamais.

— On dit cela, ma sœur… Mais tu es belle, bonne, et combien seraient heureux de te voir conduire sagement leur foyer, en ce pays difficile.

— Charlot, tu ne me fais pas plaisir en abordant un tel sujet.

— Je le sais, mais je brave ce déplaisir, et permets-le moi, au moins pour une fois.

— Tu serais donc satisfait, avait repris Perrine, de me voir t’abandonner ? Et les petits, quelle affection remplacerait la mienne ? Si je me mariais, tout cela arriverait, mon frère.

— Ma sœur, tout pourrait autrement se concilier ! Mais tu te désoles toujours… dès que je fais allusion…

— Charlot je t’en prie… quitte un pareil sujet… Et celui-ci avait vu se durcir le regard de sa sœur.

— Comme tu l’aimes peu… pour qu’une si lointaine allusion te… peine, te refroidisse ainsi toute l’attitude. Oh ! ma sœur, ma sœur… aie pitié !

— Mais de qui parles-tu ? avait balbutié la jeune fille, devenant toute rouge maintenant.

— Tu le sais aussi bien que moi, avait répliqué avec tristesse Charlot.

Le silence retomba entre eux. Et peu après, la jeune fille, en soupirant, était rentrée dans sa chambre.

Charlot s’était donc résolu de ne plus lui en parler, car le peu d’estime accordée à son beau-frère pouvait devenir de l’aversion. Il avait déchargé son cœur auprès de M. Souart, parent de la famille de sa femme. Celui-ci ne pouvait, par délicatesse, intervenir d’aucune façon en ce problème familial qu’il faudrait résoudre dès le retour du capitaine de Senancourt. Le sulpicien avait conseillé à Charlot de remettre toute la cause entre les mains de la Providence d’abord puis en celles du Père Jérôme Lalemant, « intelligence supérieure », avait déclaré M. Souart, et dont Perrine ne parlait qu’avec admiration et une confiance entière. Il avait été convenu entre l’affable curé de Ville-Marie et Charlot qu’une toute petite allusion — pas une conversation, oh ! non, non — serait encore faite devant Perrine, à la veille du retour de France du capitaine, afin que la jeune fille sente bien que les vœux de son frère n’avaient pas varié ; puis, Charlot ferait parvenir à Québec une longue lettre au Père Jérôme Lalemant sur le sujet. Pour le reste, à la grâce de Dieu, qui dispose si bien de tous les pauvres projets humains.

Et c’est ainsi que nous avons vu se réaliser, en partie, la tactique excellente, proposée par M. Souart. Charlot avait scruté souvent, depuis son arrivée à Québec, le visage rarement soucieux de sa sœur, devant lui ; il n’en avait rien appris. Tous deux, avec les enfants, avaient accepté l’hospitalité que leur offrait, avec un cœur vraiment maternel, Madame Marie Favery de Repentigny. Plusieurs pièces de la vaste maison étaient à leur disposition, et Perrine s’était retrouvée un soir en la chambre où elle avait reçu le dernier soupir de l’aïeule tant aimée, protectrice incomparable de l’enfance et de la jeunesse de Perrine et de Charlot, Madame Catherine de Cordé.

Les souvenirs qui étreignirent soudain le cœur de la jeune fille la firent se redresser dans son lit, les yeux grands ouverts. Le sommeil fuyait loin de ses paupières. Elle se leva, s’habilla sommairement, puis alla s’asseoir près de la fenêtre où montait la lointaine rumeur du Saint-Laurent. La nuit était claire. Que d’étoiles brillaient en la large étendue de firmament qu’elle avait devant elle. Là-haut, Madame de Cordé voyait-elle l’orpheline, en le cadre ancien qui avait été le sien aussi ? Pouvait-elle lire jusqu’au fond de ce cœur que l’angoisse d’une décision faisait battre si douloureusement, parfois ? Oh ! si sa vieille et aimante protectrice eût été là, près d’elle, avec quelle joie, elle eût parlé, versant son secret étouffant ; puis acceptant de suivre les conseils de cette bouche si tendre et si sincère. La décision que tous attendaient d’elle, qu’il était difficile de la prendre sans qu’une confidence intime, où tout son cœur, enfin se serait épanché, eût lieu. Mais cette douceur lui était refusée, il lui fallait, avec énergie, porter seule le poids de cette oppression sentimentale.

Perrine se prit à glisser doucement autour de la chambre. Les larmes la gagnaient. Ses mains pâlies pressaient son cœur qui se serrait fortement. Soudain, elle aperçut, à travers la buée de ses pleurs, le vieux missel de Madame de Cordé, celui que Perrine aimait, enfant, et où de belles images marquaient la page des psaumes favoris. Machinalement, Perrine le prit. Une mince petite feuille s’en détacha, une lettre inachevée de l’aïeule à Charlot, écrite un peu avant le retour inespéré de celui-ci.

Perrine ramassa en soupirant la petite feuille. L’écriture de la chère morte fit monter des larmes à ses yeux. Elle en reconnaissait l’ampleur généreuse, la claire régularité. Mais que disait donc Madame de Cordé à Charlot ? Pourquoi avait-elle interrompu son message ? Elle n’avait pas voulu déchirer, ni même jeter cette missive inachevée ; cela était évident, puisqu’elle l’avait glissée en ce coin secret, très sûr, du vieux missel. Le cœur de Perrine se mit à battre fortement. Allait-elle remettre, sans la lire, la petite feuille sur laquelle ses doigts frémissaient ? Une sorte de pieuse discrétion envers la pensée de la morte le lui commandait. Et pourtant ? Cet âpre besoin de conseil et de direction suprême qu’elle ressentait, depuis trois semaines lui faisait rechercher sans cesse, en appeler à mille petits incidents sauveurs, qui rendraient moins lourde, moins angoissante, sa brûlante perplexité.

La jeune fille reposa le missel à sa place, mais la petite feuille demeura dans sa main. Lentement, elle revint vers la fenêtre. L’aube se levait, répandait sur toutes choses sa clarté diffuse. Un instant encore, Perrine hésita. Puis, levant les yeux, là-haut, où s’éteignaient les dernières étoiles, elle murmura : « Ô ma tendre protectrice, ne m’en voulez pas si je lis ce que votre main, qui me bénissait si volontiers, a tracé ici… J’ai tant besoin d’un mot révélateur… Si vous étiez ici, avec quelle confiance, quelle docilité, quelle soumission, je demanderais, je suivrais vos avis… » Et Perrine, à la clarté de la bougie expirante, lut ceci : « Charlot, mon enfant, il faut me faire une promesse, une promesse sacrée. Si je te revois avant de mourir, je te la ferai faire, près de moi, ton regard posé sur le mien, ta main dans la mienne. Et ce sera un échange venant du fond de nos âmes même… Mais si je retourne vers mon Créateur, avant cette entrevue suprême, sache bien ce que j’exige de ton cœur, si profondément aimant, malgré sa vivacité errante et capricieuse ; et entends, pour y obéir toujours, mon adjuration suprême. Je la confie à ce petit papier que j’insère dans mon missel. Je te le lègue, ce missel, Charlot… Tu y liras, peut-être au moment opportun, ce que je te demande avec instance… »

Perrine interrompit sa lecture. Elle tressaillait toute. Comme tout cela lui paraissait d’une mystérieuse bonté providentielle ! Elle se rappelait que ce vieux missel, en effet, avait été laissé à Charlot. Cela l’avait surprise au premier abord. Elle comptait l’obtenir pour elle-même auprès de Madame de Repentigny. Charlot avait souri de ce legs. Il avait prié Perrine de le garder quelque temps pour lui. Perrine se souvenait qu’elle avait hoché la tête et simplement recommandé à son frère de laisser le livre précieux dans la chambre de l’aïeule, à sa place habituelle. Plus tard, Charlot le reprendrait.

Ah ! si Madame de Cordé n’était pas morte sitôt après l’entrevue qu’elle avait eue avec Charlot, sans doute, le message eût disparu, et le vieux missel fût devenu la propriété de Perrine… Mais l’aïeule était partie trop vite… sans pouvoir rien changer à des dispositions devenues sans doute inutiles… Aujourd’hui, en outre, à cet instant même, pourquoi, était-ce elle, Perrine, et non Charlot, qui tenait entre ses mains le mot solennel de Madame de Cordé… Il aurait pu demeurer caché, si longtemps encore, entre les feuillets où chantait l’hymne : « Il est arrêté dans les desseins du Seigneur »… Et Perrine se convainquait de plus en plus que tout cela était une douceur venue de l’au-delà, que la chère morte allait lui parler encore, qu’elle ferait de la clarté sur sa route devenue obscure.

Elle reprit sa lecture, faisant trembler sous l’émotion qui la tenait la mince petite feuille. Et l’aïeule écrivait : « Devines-tu déjà, Charlot, que c’est de Perrine que je veux t’entretenir ? Ne penses-tu pas, comme moi, que cette enfant aimante, dévouée, sérieuse, mais qui s’oublie sans cesse pour nous, pour notre bonheur, ne penses-tu pas qu’il faille y songer, songer surtout à son avenir ? Lorsque je ne serai plus là et que mon Charlot, lui, se verra entouré des grandes et saintes affections d’ici-bas, une femme, des enfants, ne devra-t-il pas regarder avec beaucoup de sollicitude affectueuse vers sa sœur, isolée, sans bonheur personnel, quoique, j’en suis sûre, elle saura demeurer toujours souriante, et faisant sa joie de la joie de son frère. Il ne faut négliger aucune occasion, je t’en prie, mon enfant, qui pourrait assurer une situation indépendante et heureuse à ta sœur. Je sais que des circonstances se présenteront où tu auras à envisager une décision d’où dépendront le bonheur et la sécurité de ma Perrine, en ce pays. Prends cette décision avec soin, après y avoir beaucoup réfléchi… Je t’aiderai de là haut, Charlot. Ne la laisse pas se sacrifier… pour toi, peut-être encore. N’écoute pas ses protestations qui témoigneront de son peu d’expérience de la vie… et des choses du cœur, en général. Que sait-elle du monde, au fond, la chère enfant ? Elle est droite, elle est pure, elle aime sans complication… Sa discrétion, sa réserve, son manque absolu de vanité la feront se juger bien au-dessous de ce qu’elle vaut, tu le sais, mon Charlot. Conseille-la en ces occasions… Je le répète, une forme de bonheur se lèvera tôt ou tard pour elle. Guéris ses scrupules. Et si, dans ton cœur qui aime et apprécie hautement Perrine, tu crois voir se lever, en quelque projet, soudain survenu, que les circonstances favorisent, tout un avenir de sécurité, de sûre affection et de bien-être, ah ! n’hésite pas, Charlot, je t’en conjure, obtiens coûte que coûte le consentement de Perrine. Obtiens-le, mon enfant, quand même elle ne semblerait pas comprendre tout d’abord les avis de ceux qui l’aiment, qui connaissent la délicatesse de son cœur… Il voudra tout de suite, n’est-ce pas ? tu le sais, rendre au centuple ce qu’on lui donnera… Ce cœur est si noble !… Mais ma Perrine aimera, tôt ou tard, qui l’aimera noblement… Vois-tu, mon Charlot… »

La petite feuille finissait sur ces mots. Perrine, les yeux noyés de larmes, porta respectueusement le message à ses lèvres. Puis, posant le papier sur ses genoux et joignant les mains, elle ferma les yeux, en proie à la plus tendre comme à la plus vive émotion. Quelle réponse elle tenait là, réponse à toutes ses angoisses, à ses doutes, à la perplexité de son cœur, qui ne savait à quoi se résoudre vis-à-vis d’un autre cœur appelant le sien. Comme l’aïeule avait deviné d’avance ce qui ferait hésiter une pauvre enfant… comme elle, ignorante, en effet… de toutes les complications sentimentales. Sans doute, un bel amour avait fleuri jadis en son cœur… Elle avait aimé Jean Amyot, ce compagnon charmant de son enfance. Mais pour Jean, comme pour elle, cela avait semblé naturel de consacrer par la fondation d’un foyer une attirance, une sympathie, une communauté d’idées parfaite, qui avaient existé depuis toujours entre eux. Le ciel clair du Canada avait formé leur âme à tous deux ; ses orages avaient soufflé, au-dessus de leur tête, sans les atteindre jamais…

Mais que déjà tout cela semblait loin à Perrine, mélancolique retour vers un passé que la tourmente avait épargné… pour un trop court moment. Elle se sentait tout autre, maintenant. Les événements tragiques qu’elle traversait sans cesse rendaient son âme ferme, sans ces espoirs, irréalisables, hélas ! de la jeunesse. Peut-être, un peu de méfiance, tout instinctive, il est vrai, montait-elle, surprenait-elle parfois son cœur ? Il avait cru si fortement, un jour, en tous ses semblables, comme en une vie clémente, où la somme des joies l’emporterait certes sur les chagrins, les déceptions et les deuils.

Puis, Perrine devint vibrante. Elle rapprochait, les uns des autres, les conseils et les avis qu’elle avait reçus dernièrement. Les adjurations discrètes, mais combien ardentes de Charlot ; le langage de haute raison du Père Jérôme Lalemant ; le souvenir touchant de sa belle-sœur Lise, rappelé par le Père, ces paroles prononcées sur un lit de mort et qui l’avaient si violemment émue : « Songe, Charlot, au bonheur d’André, par Perrine »…

La jeune fille se leva toute droite, soudain. Son geste semblait un dernier effort pour repousser une solution qui viendrait si complètement bouleverser sa vie, lui donner un sens qu’elle n’avait jamais désiré depuis… depuis la mort de Jean, cette fin de la glorieuse idylle de ses vingt ans, si tragiquement survenue un jour de mai orageux.

André de Senancourt allait revenir, demain, peut-être ? Il n’avait pas varié, quant à ses sentiments à son égard. Il le disait… Charlot le croyait, en tout cas. Et pourtant ? Perrine s’avouait, en hochant la tête, qu’elle n’était pas aussi crédule et qu’un séjour de deux ans en France, où des jeunes femmes très belles, plus charmantes qu’elle, avaient dû entourer l’officier et n’avait pu que faire naître des comparaisons désavantageuses… Non, il lui était plus facile d’admettre que, comme elle, André de Senancourt voulait se sacrifier pour les enfants de sa sœur. Et cela lui semblait d’autant plus plausible que Charlot avait dû tenir André au courant de son abattement moral, puis de ses forces physiques, si chancelantes depuis quelques mois.

Certes, elle estimait André de Senancourt. Elle l’avait dit au Père Jérôme Lalemant. Sous son humeur, sombre trop souvent, à travers des paroles sarcastiques ou brusques, elle avait deviné une souffrance, qui persistait malgré la volonté ; une déception, qui avait dû frapper cruellement un cœur très confiant… Oui, elle admettait tout cela, impressions confirmées, du reste, par les confidences de sa belle-sœur. Mais elle n’avait jamais voulu aller au delà de ces observations de surface. Peut-être, au fond, et Perrine cacha sa figure entre ses mains, se reprochant ce sentiment indépendant de sa volonté, peut-être, en voulait-elle à cet officier d’être venu prendre une si grande place au foyer de son frère, compliquant tout de suite la vie de tous et de chacun. L’esprit juste de Perrine intervenant aussitôt, elle soupirait, reconnaissant qu’André de Senancourt pouvait certes lui faire le même reproche… Elle aussi était venue apporter un peu de confusion au foyer de Lise et de son frère.

Perrine passait sa main lasse sur son front. On eût dit que ce simple et léger mouvement apportait du soulagement à la jeune fille. Elle se rapprocha de la fenêtre. Elle plongea les yeux sur le lointain horizon, où la lumière d’un beau jour voulait bercer. Elle se raidit soudain et murmura : « Eh bien ! j’en décide, je ne m’opposerai plus aux vœux de ceux qui m’aiment… quand même, ainsi que vient de me le dire la voix chère de ma protectrice disparue, quand même je ne comprendrais pas bien les motifs que tous me présentent… »

Puis, la réaction de cette nuit de fatigues et d’âpres réflexions se fit sentir… Perrine éclata en sanglots… Elle leva cependant vers le ciel, un instant, sa figure en pleurs. Les premiers rayons de soleil, qui venaient de vaincre la nuit, se reflétèrent en les larmes de l’orpheline, y apportant je ne sais quel gage de joie future…

Puis, Perrine se rejeta sur son lit, pleurant toujours, mais avec une sorte de sérénité, d’apaisement que la décision qu’elle avait prise lui procurait. Elle s’endormit enfin.

Il était bien neuf heures et demie du matin, lorsque Madame de Repentigny, très inquiète, vint frapper à la porte de la chambre de la jeune fille. Que voulait dire ce sommeil prolongé ? À la messe, la bonne Marie Favery avait été étonnée de ne pas voir Perrine surgir à ses côtés dans le banc de famille. Mais enfin, peut-être se sentait-elle très lasse ce matin, par extraordinaire ?

Puis, le déjeuner avait sonné. Perrine n’y était pas descendue. À Charlot, aux petits Pierre et Perrine, qui demandaient la jeune fille, Madame de Repentigny avait cru bon de dire que, sans doute, celle-ci était un peu souffrante… qu’elle allait bientôt apparaître.

Confiant, Charlot s’était éloigné, en route pour une partie de pêche vers l’île d’Orléans. Les petits s’étaient mis à jouer, de leur côté, sous la surveillance de la fidèle Normande. Des cris joyeux s’élevaient presque sous la fenêtre de tante Perrine.

Madame de Repentigny dut frapper deux fois avant d’entrer.

« Qu’y a-t-il, Perrine ? Tu nous inquiètes, sais-tu ? fit-elle réellement en peine, et venant se pencher sur la jeune fille.

— Oh ! pardon, Madame, répondit Perrine, bien confuse, en se redressant sur ses oreillers. Mais… mais je me suis couchée très tard, voyez-vous… Et puis, en effet, je suis lasse, bien lasse…

— Dis-moi, Perrine, demanda Mme de Repentigny en s’asseyant sur un fauteuil placé près du lit, tu n’éprouves pas, au moins, de trop graves ennuis ? Je te trouve pâle, songeuse, même parfois, un peu de détresse s’amasse en tes yeux. Je ne veux certes pas forcer ta confiance. Tu me connais. Mais je t’aime, Perrine, comme nous tous, dans la famille… Si une confidence peut te procurer quelque bien, n’hésite pas. Je t’écouterai avec une attention qui s’efforcera de te rappeler celle, si tendre, de notre aïeule disparue.

— Oh ! merci, Madame, comme vous êtes bonne, fit Perrine que l’émotion gagnait, mais, voyez-vous…

— Bien. Qu’est-ce que je verrai, Perrine ?

— Des choses qui vous étonneront, peut-être… Et Perrine, réagissant, put sourire de façon très rassurante à Madame de Repentigny. La paix était si bien revenue en son esprit comme en son cœur que certes elle le pourrait.

— Tant mieux, je te voudrais heureuse, ma petite fille. Comme tu le mérites, d’ailleurs.

— Lorsqu’on n’est pas malheureux, c’est déjà beaucoup, je crois, Madame.

— Voyons, Perrine, ne creuse pas toujours ainsi toutes choses. Laisse ta jeunesse s’épanouir à l’aise.

— Oui, Madame. Mais qu’il est tard !… Je me lève en toute hâte…

— Non, je vais t’envoyer ma bonne Huronne avec un léger déjeuner. Tu te reposeras ensuite jusqu’à midi. Il faut que tu m’obéisses, n’est-ce pas, mon enfant ?

— Charlot doit s’inquiéter ? Et les petits ?

— Pas le moins du monde. Tout est calme et joyeux d’un côté comme de l’autre…

— Alors, je vais, en effet, me reposer. Merci, Madame, pour toutes vos bontés.

Midi allait sonner lorsqu’une rumeur, qui allait grossissant, se fit entendre à travers tout le Québec de la belle journée du 7 septembre 1636. Le canon gronda. Des cloches s’ébranlèrent. Ces bruits divers éveillèrent Perrine. Elle se leva d’un bond, s’habilla à la hâte, puis vint mettre la tête à la fenêtre. Que se passait-il ? Tout à coup, elle aperçut Charlot qui s’avançait vers la maison à grandes enjambées. Il vit sa sœur et leva d’un air joyeux son chapeau. Puis, arrivé presque sous sa fenêtre, il lui cria : « Vite, Perrine, descends me retrouver, j’ai du nouveau à t’apprendre… Un navire, ma sœur, un navire… s’approche… le vent bien en poupe… Descends, descends au plus tôt… Je t’attends au salon ! »

Un frémissement, à ces mots, secoua Perrine des pieds à la tête. Se pouvait-il que la décision, prise il y avait quelques heures à peine, eut présenté un tel caractère d’urgence ? Si André de Senancourt débarquait tout à l’heure du navire, et la chose était plus que probable, comme la douce voix d’outre-tombe avait parlé à temps…

Avant de descendre retrouver son frère, Perrine s’agenouilla. Un cri de reconnaissance monta de son cœur à ses lèvres. Oui, la Providence avait voulu disposer avec douceur de toutes choses ! Elle prit un instant entre ses mains le missel qui contenait la petite feuille. Elle le posa en évidence sur son lit. Tout à l’heure, elle allait prier le Christ de lui donner ce volume, certaine qu’il accéderait à sa demande… Plus jamais, ensuite, elle ne se séparerait de ce souvenir ; toujours, elle réentendrait, quel que fût le cours pris par les événements, les mots saisissants de l’hymne, auprès duquel reposait la petite feuille prophétique : « Il est arrêté dans les desseins du Seigneur »…

La gravité, plus que la joie, remplissait en ce moment son cœur. Des heures lourdes de conséquences sonnaient pour elle. Les plus sérieux événements se préparaient. Qu’importe ! Elle saurait montrer autant de courage qu’André de Senancourt… Elle accepterait l’inévitable… ne songeant elle aussi qu’à son frère et aux petits enfants sans mère…

Charlot l’attendait, ainsi qu’il l’avait dit, à la porte du salon. Il vint au-devant d’elle et mit tendrement son bras sous le sien.

— Qu’est-ce que j’apprends, Perrine ? Ça ne va pas ? Toi, l’énergie même, toi qui éprouves si rarement la lassitude physique, sous quelque forme qu’elle se présente !

Perrine pressa le bras de son frère.

— Ne t’inquiète pas, mon ami, dit-elle. Je me sens très bien. Comme à l’ordinaire. Regarde-moi.

— Laisse voir, en effet, ma sœur ?

Et le regard de Charlot scruta un instant le visage de la jeune fille.

— Mais tu dis la vérité. Il y a longtemps que je n’ai vu sur ton front une pareille sérénité. Oh ! Perrine, que j’en suis heureux… et aujourd’hui plus que jamais. Mais entre, un instant, au salon. Nous y attendrons, en causant, que les enfants viennent nous rejoindre. Puis, tous ensemble, nous nous rendrons sur la rive. Le navire de France, qui vient si rapidement vers nous, va certes nous ramener mon beau-frère André, outre un personnage officiel important, comme le bruit du canon et des cloches nous l’annonce si bien à l’avance.

Une heure plus tard, des voyageurs foulaient le sol de Québec. Un personnage imposant, que quelques-uns nommèrent tout bas, le Sieur Peronne du Mesnil, venait en effet en mission dans la Nouvelle-France, au nom de la Compagnie des Cent Associés. Quelques gentilshommes, des soldats, des colons, des matelots défilèrent après lui. Une dernière chaloupe vint aborder, un peu en retard sur toutes les autres. À sa vue, Charlot s’approcha en hâte. Il voyait un chapeau à plumes se soulever dans sa direction. Perrine le suivit plus lentement avec les enfants que tout ce brouhaha intéressait vivement.

Mais quelle ne fut pas la surprise de Charlot et de sa sœur à la vue du capitaine André de Senancourt. Il était littéralement transformé. Son élégance, sa grâce, un peu ironique cependant, tranchaient sur l’attitude plus que modeste de ses compagnons. Il sauta vivement de la chaloupe et étreignit avec force Charlot.

— Ah ! André, André, fit celui-ci avec agitation, que ta vue me rappelle celle de… de Lise. Quelle joie de te revoir !

— Et pour ne plus te quitter, mon vieil ami. Mais comme tu me parais changé, maigri… Eh ! il me faudra vite mettre ordre à tout ceci, continua le jeune officier, d’un ton enjoué, afin de mieux dissimuler les craintes qui viennent l’assaillir en face de ce Charlot si triste, très vieilli et qui lui semblait bien malade, de corps et d’âme.


Perrine s’approcha à son tour, tenant les petits par la main.

Perrine s’approcha à son tour, tenant les petits par la main. André de Senancourt s’inclina profondément, puis remercia avec un tact parfait la jeune fille qui balbutiait quelques mots de bienvenue. Il souleva alors, avec quelle émotion dans ses yeux noirs, devenus soudain pleins de mélancolie, le petit Pierre, tout étonné de se trouver dans les bras de cet oncle qui arrivait de si loin, si loin… Mais il le trouva à son gré à cause de son bel uniforme. La petite Perrine se familiarisa moins vite. La belle tante dut vite la reprendre entre ses bras, car les pleurs allaient venir.

On reprit la route de la maison. Et de nouveau Perrine et Charlot regardèrent avec surprise le sombre André de Senancourt d’autrefois. Il devisait maintenant avec gaieté sur tout ce qu’il revoyait. Qu’il était différent, méconnaissable presque ! « À la bonne heure, pour mon frère, pensait Perrine, il aidera à ce pauvre ami à refaire son humeur et sa santé. » En elle-même, elle se félicitait aussi du peu d’attention que lui témoignait le jeune officier, entièrement absorbé par la vue de Charlot… Ce qu’elle avait prévu se réalisait. Cet élégant officier ne se souvenait certes plus du sentiment que lui avait inspiré, durant quelques mois peut-être, une blonde jeune fille canadienne. « Allons, tout s’annonce pour le mieux… de part et d’autre », se répétait la jeune fille, sans peut-être s’en convaincre tout à fait. Au fond de son cœur, elle se troublait et des craintes naissaient autour d’un état de choses nullement pressenti. Qu’est-ce que tout cela allait lui réserver ? Cet André de Senancourt inconnu, quels seraient ses projets ? Charlot lui était toujours aussi cher, cela était évident. Mais quel regard étincelant et froid avait un instant creusé le sien ! Elle en éprouvait encore une brûlante confusion. Sa fierté s’en était trouvée atteinte bien profondément.