Revue L’Oiseau bleu (5p. 1-12).

I. — UNE ENTREVUE


Le Père Jérôme Lalemant, supérieur des Jésuites de la Nouvelle-France, était assis, par un beau matin d’août 1660, à sa table de travail, chargée de papiers et de documents. Il achevait de lire, le front soucieux, une lettre venue de Montréal et apportée par le bac, « d’où étaient descendues, il y avait peu d’heures, plusieurs personnes », lui avait-on appris. On frappe à la porte. On l’avertit qu’un visiteur l’attendait au parloir.

Aussitôt, le Père replie la lettre, puis passe la main sur son front, afin d’en chasser tout nuage. La courtoisie était parfaite chez ce religieux. Fort intelligent, imposant, sa direction spirituelle était recherchée, par la plus humble chrétienne, comme par l’étonnante contemplative, Mère Marie de l’Incarnation. Il comptait environ soixante ans et au delà de vingt ans de séjour au Canada.

D’un pas vif encore, le Père Lalemant traversa un petit couloir, tout en devisant en lui-même : « Bah ! pensait-il, toujours sous l’impression des confidences de son correspondant, quoique la volonté du capitaine Le Jeal soit tenace, sa sœur, la sage Perrine, décidera bien en dernier ressort de la situation… Et elle a un excellent jugement ».

Il pénétrait sur cette dernière réflexion dans la petite pièce affectée aux visiteurs. Il retint une exclamation de surprise. Il voyait se lever une jeune fille sérieuse, digne, fort distinguée. Très blonde, elle avait des yeux bleus, qui éclairaient, de façon étonnante lorsqu’ils s’animaient, une figure d’une réserve et d’un calme un peu froids.

« Comment, fit le Père, en tendant la main avec une grande cordialité, car il appréciait la courageuse orpheline, à la vie déjà éprouvée, comment, mais c’est Perrine ? Je pensais justement à vous. Depuis quand êtes-vous à Québec ? Mais assoyez-vous, je vous prie.

— Je suis ici depuis deux heures, à peine, Père. Madame d’Ailleboust a désiré venir à Québec, chez les Hospitalières. Comment refuser de l’accompagner avec plusieurs autres personnes, soucieuses de nous protéger. Je me suis embarquée confiante, je vous assure, ayant dans les bras ma petite nièce Perrine, dont les deux ans s’enchantaient du voyage.

— Vous ne manquez pas d’audace, permettez-moi de vous le dire, chère enfant. Nous sommes guettés si férocement, sur toutes les rives, de Montréal à Québec.

— La situation est moins grave qu’il y a quatre ou cinq semaines. Nous respirons un peu sous la menace iroquoise. D’ailleurs…

— D’ailleurs, Perrine ?

— Père, ne m’aviez-vous pas permis d’avoir recours à vos lumières, si quelque circonstance critique se présentait dans ma vie ?

— Je me souviens.

— L’heure est venue. Et l’offre de Madame d’Ailleboust de prendre place avec elle, dans le bac en route vers Québec, m’a paru une délicatesse toute providentielle.

J’ai saisi l’occasion qui s’offrait avec quelle émotion. Il fallait, il fallait, Père, que j’eusse un entretien avec vous.

— Et M. Souart ? Vous aimez pourtant ce sulpicien de bon conseil, si affable ?

— Peut-être l’ai-je jugé trop intéressé en la matière. Elle le touche de si près.

— Ah !

— Vous souriez, Père ?

— Oui, dit le Jésuite, qui considérait avec attention cette figure où beaucoup de tristesse paraissait soudain, oui, car je le vois, Charlot joue un peu trop au maître, en votre endroit. Et il cherche, et il trouve des appuis.

— Mais, Père, s’exclama Perrine, comment savez-vous que…

Le Père rit de bon cœur cette fois. L’effarement de la jeune fille était complet. Puis, sortant de son bréviaire une lettre, il la fit voir à Perrine.

— Charlot vous a écrit, dit celle-ci. Je suis surprise, mais satisfaite aussi. Il expose lui-même, d’après ses vues, l’impasse où il me place…

— Lui seul, Perrine ?

— Qu’importe ! Il veut la résoudre de façon… personnelle, je dirais.

— Il a des arguments sérieux.

— Père, du moins, grâce à cette lettre, je n’ai pas à reprendre de très haut toute cette question.

— Non, mon enfant. Je sais déjà que le Capitaine André de Senancourt, parti depuis deux ans pour la France, afin de mettre ordre aux affaires de sa sœur défunte, aux siennes aussi, revient définitivement au Canada, par l’un ou l’autre des vaisseaux attendus cet été ; je sais également que Charlot a reçu de son beau-frère, par le navire arrivé ici le trois juin dernier, une lettre où il est longuement question de la situation embarrassante où il va se trouver placé à son retour, entre Charlot son beau-frère, ses neveu et nièce, et vous, Perrine, une étrangère pour lui au fond ; que fera-t-il ? L’intimité des rapports en souffrira. Seulement… et le Père hésita, cette étrangère, André de Senancourt… l’aime, et profondément… paraît-il. Alors, est-ce qu’une solution toute naturelle ne pourrait…

— Je vous en prie, Père, fit la jeune fille qui rougissait, confuse, un peu contrariée aussi.

— Perrine, à quoi cela nous servirait-il de ne pas tenir compte de ce facteur assez important en la matière ? Il me semble que le grand sentiment ressenti pour vous… et le jésuite sourit de nouveau.

— Père, on dirait que vous approuvez Charlot de vouloir…

— Votre mariage avec André de Senancourt ? Je crois en effet que ce serait une conclusion excellente pour tous.

— Mais moi, Père, moi ?

— Avez-vous donc de l’antipathie pour le beau-frère de votre frère ? Ce serait grave, si cela était, en effet.

— Non. Je dois être franche.

— Alors ?

— Il m’est indifférent… Je n’avais jamais fait entrer le mariage en mes visions d’avenir… Prendre soin de mon frère, de ses enfants, me rend assez heureuse pour ne rien désirer d’autre. Je vous le déclare en toute sincérité. Pourquoi, oh ! pourquoi me demander… ce… ce sacrifice !

Et Perrine, soudain, cacha sa figure entre ses mains. Un sanglot se fit entendre.

— Ma pauvre enfant. Je ne vous comprends plus. Je ne croyais pas votre sensibilité aussi… aussi frémissante. Est-ce qu’elle va prendre le pas sur votre raison, sur ce que nous admirons et apprécions tant en vous. Essayez de dominer ce trouble passager. Dites-moi, par exemple, si une autre se trouvait dans la même situation que vous, que lui donneriez-vous comme conseil ? Essayez de voir les choses sous un angle impersonnel. Ne vous cabrez pas ainsi… La sérénité vous est si naturelle.

— Jugez cette cause, qui est ma cause, comme si elle était celle d’une autre, dit bien bas Perrine. Puis, relevant la tête, elle demanda, non sans reproche dans la voix. C’est possible, Père ? Sincèrement ?

— Votre énergie, votre noblesse de cœur, mon enfant, peuvent rendre beaucoup de choses possibles.

— Vous pensez trop de bien de moi.

— Oh ! je vous connais. Mais, continua avec une grande douceur le Père, si vous vous entêtez contre un audacieux jésuite qui vous contredit… qui vous blesse peut-être…

— Non, non, mais en la circonstance, je trouve…

— Un instant encore, mon enfant. Reposons bien la question. Laissez-moi vous présenter deux considérations, assez fortes, il me semble, pour que vous m’en vouliez moins de différer d’opinion avec vous.

— Ne parlez pas ainsi, Père, je vous en prie. Je veux vous écouter avec une foi, une confiance, qui accompliront peut-être… un miracle !… Mais ne vous y attendez pas trop, ajouta vivement Perrine rougissante.

— Perrine, un jésuite ne croit pas aux miracles très facilement, mais il sait qu’un cœur de jeune fille très pur, très tendre, très élevé accepte parfois le bonheur que lui conseillent ceux qui l’aiment, quand même elle démêlerait mal au début les éléments dont ils se composent.

— Encore une fois, Père, je vous écouterai d’un esprit docile.

— Charlot, vous le savez, réagit mal, physiquement et moralement au chagrin que lui a causé la mort de sa jeune femme. Il m’écrit même ceci, écoutez bien : « Je vais au-devant du danger, moins pour tromper ma douleur que pour en finir avec elle, heureux si une flèche ou une balle iroquoise me réserve cette consolation de mourir utilement pour les miens…

– Père, fit Perrine, les lèvres tremblantes, vous ne m’épargnez guère la vérité… Oh ! Charlot, Charlot, avoir osé écrire ces paroles cruelles, à deux pas du berceau de ses enfants… et près de sa sœur qui ne vit que pour lui et pour eux.

— Ne le connaissez-vous pas mieux encore, votre frère ? Extrême en sa douleur comme en sa bravoure, comme en ses affections, comme en ses décisions. Sa fougue naturelle l’emporte sans cesse, et avec une sincérité parfaite. Que pouvons-nous devant des gestes qui se rient de toutes prévisions ?

— Oui. vous le connaissez mieux que moi… car je croyais le cœur de Charlot plus attaché à nous tous…

Un pli d’amertume se dessina autour de la bouche de Perrine.

— Enfant, soyez indulgente à ceux qui faiblissent sous le poids de la croix… Aidez-leur à la porter.

— Si je ne suis pas heureuse, est-ce que Charlot ne souffrira pas du contre-coup ? Alors, qu’aurons-nous tous gagné ? murmura Perrine, sans lever les yeux.


Eh bien, Charlot termine sa lettre par ces mots…

Le Père ignora cette interruption.

— D’un autre côté, ne croyez-vous pas, Perrine, que l’ascendant qu’a toujours exercé sur votre frère le capitaine de Senancourt ne puisse agir de façon victorieuse sur son humeur mélancolique ? Mais pour cela, il lui faut pénétrer sans cesse chez vous, partager votre vie… Les simples convenances l’empêcheront d’être ainsi assidu chez vous, vous présente…

— Je puis quitter la maison de mon frère, dit Perrine en soupirant.

— Comment ? Vous priveriez les enfants de Lise, de votre belle-sœur si dévoués durant ses courtes années de bonheur, de la tendresse féminine qui leur est plus que jamais nécessaire ?

— Père, vous me faites mal !

— Supposons, car je serai comme le chirurgien touchant jusqu’au fond la plaie, supposons que Charlot…

— Père ! cria Perrine affolée, des larmes dans la voix.

— …que Charlot, continua sans pitié le Père, vienne à vous quitter, quelle situation serait la vôtre et celle du capitaine de Senancourt ? À tous deux les orphelins rappelleront des souvenirs les plus chers. Qui en aura finalement la garde ? En ce pays, il faut un homme, un soldat pour défendre chaque foyer ; et, d’autre part, une présence féminine dévouée est indispensable à de jeunes enfants…

– Père, je ne puis croire à cette épreuve. Charlot me quitter !… Non, non, non, la Providence aura pitié… »

Et quelque chose comme un sentiment de révolte parut sur les traits de la jeune fille.

— Je n’ajoute que ceci. Je trahis la suprême confidence d’une morte. Mais votre obstination me fait peur, mon enfant. Aux grands maux, les grands remèdes. Charlot me pardonne, son héroïque jeune femme aussi.

— Que voulez-vous dire, Père ? Vous m’effrayez.

— Eh bien Charlot termine sa lettre par ces mots : « Père, en travaillant au mariage de ma sœur avec André, qui l’aime, je vous l’ai dit, c’est le désir d’une morte, de ma Lise bien-aimée que j’accomplis. « Souviens-toi, m’a-t-elle dit, tandis qu’elle respirait avec tant de peine, souviens-toi de mon dernier vœu : le bonheur d’André par Perrine ».

— Ma pauvre petite belle-sœur !… Oui, j’ignorais ces mots touchants… Père, fit-elle, en se levant, je ne veux pas vous retenir davantage… Vous m’avez donné des sujets de réflexion pour… pour longtemps… Mais le front de la jeune fille paraissait au Père se fermer mystérieusement.

— C’est cela, Perrine, réfléchissez. Je vous aiderai par mes faibles prières, reprit-il avec une sincère commisération.

— Puis-je revenir ?

— Si vous croyez que cela puisse vous être utile, je vous recevrai avec plaisir.

— Il me faudra en venir à une décision. Je vous la soumettrai, si vous me le permettez.

— Très bien, mon enfant. Mais où donc vous retirez-vous ?

— Vous pensez bien que mon amie Marie Godefroy n’entend guère que je sois en une autre demeure que la sienne. Mais je compte passer les dernières semaines de mon séjour ici, chez Madame de Repentigny.

— Alors, vous attendez l’arrivée des navires ?

— Oui, car Charlot le désire. Mais lui-même, sûrement me rejoindra avec son fils. Il a hoché la tête quand je le lui ai proposé. Mais vous verrez, il se ravisera. Qui sait, fit Perrine, toute triste, en se dirigeant vers la porte de sortie, qui sait s’il n’avait pas escompté cette arrivée tardive pour vous permettre de mieux me convertir à ses projets.

— Allons, allons, courage Perrine. Après tout, vous n’êtes pas si malheureuse d’être appréciée par tant de nobles cœurs.