Le Voyage au Parnasse/Vie de Cervantes Saavedra

Traduction par Joseph-Michel Guardia.
Jules Gay (p. iii-lviii).

VIE

DE

CERVANTES SAAVEDRA.


I

Miguel de Cervantes Saavedra est un homme de Plutarque, c’est-à-dire, complet et véritablement grand. Dans la littérature espagnole, remarquable entre toutes par la moralité de ses plus illustres représentants, il a la première place, et il la mérite doublement par la supériorité du génie et par l’excellence du caractère. Chez lui rien à reprendre : dans sa conduite encore plus que dans ses écrits, tout est digne d’admiration, tout commande la sympathie et le respect. Il est du petit nombre de ceux que la gloire ne transfigure pas pour les purifier ; nulle souillure ne ternit l’éclat de sa brillante auréole.

Sa destinée fut agitée, pleine de vicissitudes et de revers ; mais sa vie fut celle d’un juste. Il faut la proposer comme un exemple et un enseignement. Né de parents sans fortune, il fut pauvre comme eux et lutta vainement contre les rigueurs du sort : il resta constamment dans cet état précaire et pénible où s’éprouvent les natures bien trempées. Élevé à l’école de l’adversité, il y apprit ce que la prospérité n’enseigne point, la patience courageuse, qui est l’héroïsme et la vertu des forts. Il était le quatrième enfant d’une famille nécessiteuse, dont les ressources ne pouvaient suffire aux frais d’une éducation régulière. La sienne pourtant ne fut pas négligée ; mais elle resta forcément incomplète.

Cervantes ne passa point par tous les exercices scolaires que les fils de famille suivaient alors, pour en tirer vanité sinon beaucoup de profit. Les titres académiques n’étaient pas cependant inaccessibles au mérite ; mais on pouvait y prétendre sans mérite, et qui pouvait les payer était sûr de les obtenir. Cervantes ne le pouvait pas, et il dut s’en passer.

De là cette qualification ridicule de génie laïque, ingenio lego que lui donnèrent quelques pédants envieux, docteurs, licenciés et petits bacheliers de Salamanque, à qui leurs diplômes n’avaient pas conféré ce qui ne se peut acheter : l’esprit et le talent. Le chroniqueur Tomas Tamayo de Vargas, qui nous a transmis cette particularité, observe judicieusement que Cervantes eut cela de commun avec don Iñigo Lopez de Mendoza, marquis de Santillane, don Antonio Hurtado de Mendoza, et don Rodrigo Mendez de Silva. Ces trois hommes célèbres furent qualifiés de même pour n’avoir pas suivi dans leurs études l’enseignement supérieur des facultés, artes ó facultades mayores.

On sait peu de chose sur l’enfance de Cervantes et les premières années de sa jeunesse. On croit néanmoins qu’il reçut un commencement d’instruction dans sa ville natale, Alcalá de Hénarès (a), dont l’université, réorganisée à la fin du quinzième siècle (1499) par le cardinal Ximenès, était florissante dès cette époque. Cervantes dut profiter des leçons qu’y donnaient alors d’excellents maîtres, avant de suivre avec quelque fruit les cours de l’université de Salamanque, la première de l’Espagne. L’opinion générale c’est qu’il passa deux années dans cette dernière ville, et que pendant le séjour qu’il y fit, il habita une maison située dans la rue des Mores (calle de los Moros). Il dut beaucoup voir et bien observer dans ce centre des études ; car il en fit plus tard, dans ses écrits, des descriptions animées, qui attestent le charme et la fidélité des souvenirs. Voilà tout ce qu’on a pu recueillir sur les premiers vingt ans de la vie de Cervantes ; encore faut-il remarquer qu’on ne connaît d’une manière positive que le lieu précis et la date approximative de sa naissance[1].

En 1568, Cervantes étudiait à Madrid, sous l’humaniste Juan Lopez de Hoyos, qui le cite avec éloge et une prédilection marquée dans la relation des funérailles solennelles, célébrées le 24 octobre de la même année en l’honneur de la reine Élisabeth de Valois, femme de Philippe II. Cette relation, qui parut l’année suivante, renferme six pièces de Cervantes, toutes assez médiocres, parmi lesquelles une épitaphe en forme de sonnet et une élégie composée au nom de ses camarades d’études. Ces premiers débuts furent encouragés, et le jeune poëte, cédant à une vocation malheureuse, fit dès lors beaucoup de vers ; il rima force sonnets, et composa même un petit poëme pastoral, la Filena. Ce genre-là était alors fort à la mode (b).

Tout cela le fit connaître et le mit en relations avec les principaux poëtes du temps. Il avait déjà quelque réputation, lorsque monsignor Acquaviva, depuis cardinal, témoigna le désir de le voir, sans doute à l’occasion de cette élégie sur la mort de la reine, dont la poésie parut touchante. Ce prélat, vertueux et lettré, venait d’arriver à la cour d’Espagne en qualité de légat, chargé par le pontife Pie V de présenter à Philippe II ses compliments de condoléance.

Le monarque l’accueillit froidement et lui fit délivrer ses passe-ports le 2 décembre. Le légat partit aussitôt, emmenant avec lui Cervantes, qu’il avait attaché à son service. Ce premier voyage ne fut pas perdu pour lui : on retrouve dans plusieurs de ses écrits les impressions que lui avaient laissées les plaines fertiles de Valence, l’industrieuse Catalogne et les riantes contrées de la France méridionale.

Arrivé à Rome, il y vit tout ce qui peut étonner l’esprit et remuer l’âme, un musée de ruines, et les restes imposants d’une grandeur évanouie. Qu’on se figure les grands souvenirs que dut réveiller ce spectacle. Mais sa curiosité fut bientôt satisfaite. Ce génie vif et pénétrant ne se complaisait point aux méditations stériles et dans la contemplation de la mort : il lui fallait le mouvement et la vie, un aliment à son activité. Fatigué d’une existence monotone et paisible, dégoûté peut-être d’une position précaire et subalterne, il renonça à l’Église et à ses bénéfices, et, sans autre bien que l’espérance, il embrassa la profession des armes, qui convenait mieux à sa nature.

II

Le moment était bien choisi : le pape, l’Espagne et Venise venaient de se liguer contre le Turc, alors si redoutable (20 mai 1571). Cervantes s’engagea comme simple soldat, et fut incorporé dans la compagnie de don Diego de Urbina, capitaine renommé. Il fit ses premières armes dans la campagne de 1570, et passa l’hiver à Naples. L’année suivante, don Juan d’Autriche, l’héroïque bâtard de Charles V, fut nommé généralissime de la sainte ligue, et vint aussitôt prendre le commandement : il réunit à Messine les forces des trois puissances alliées. La compagnie de Cervantes fut embarquée sur les galères du fameux André Doria, amiral génois, alors au service de l’Espagne. Cervantes était sur la galère nommée la Marquesa, commandée par le capitaine Francisco Sancto Pietro.

La flotte fit voile le 15 septembre, et l’on se mit à la recherche de l’ennemi. Mais celui-ci fuyait devant cet appareil formidable, si bien que les alliés eurent le temps de secourir Corfou.

La flotte turque apparut enfin dans les eaux du golfe de Lépante, le 7 octobre au matin, et fut forcée d’accepter le combat : il s’engagea vers midi et ne finit qu’à la nuit. Cervantes s’y conduisit en héros. En proie à une fièvre ardente, il voulut prendre part à l’action, et au lieu de céder aux instances de ses chefs, qui voulaient le retenir, il demanda comme une faveur d’être placé au poste le plus périlleux : il l’obtint et le défendit à la tête de douze soldats d’élite. Sa galère, chargée d’attaquer la capitane d’Alexandrie, tua 500 Turcs avec leur capitaine, et s’empara du grand étendard d’Égypte.

Cervantes reçut deux coups d’arquebuse dans la poitrine et un troisième dans la main gauche, dont le mouvement fut à jamais perdu. Il ne quitta le poste d’honneur qu’après la défaite de l’ennemi, défaite désastreuse et décisive, si les vainqueurs avaient su en profiter pour consommer la ruine de la puissance musulmane. Ce fut par toute la chrétienté un cri de joie et un cri de triomphe. Le grand poëte Herrera, un ami de Cervantes, chanta en vers magnifiques cette victoire signalée dont le souvenir est toujours vivant en Espagne. On y célèbre encore l’anniversaire de cette journée mémorable, et le nom de don Juan d’Autriche est répété par toutes les bouches comme celui d’un libérateur : les gens du peuple l’honorent et l’invoquent comme un saint. Cervantes, qui prit une si belle part à cette grande bataille, n’a pas laissé échapper une seule occasion d’en rappeler le souvenir, pour lui si glorieux : il était fier de ses blessures, qui attestaient sa valeur, et il ne pensait pas avoir acheté trop cher sa gloire de soldat.

Le 31 octobre, don Juan d’Autriche rentrait à Messine, dont les hôpitaux s’ouvrirent pour recevoir les malades et les blessés. Cervantes était dans le nombre, et en attendant sa guérison, il resta à Messine jusqu’à la fin du mois d’avril 1572. À cette époque, il s’embarqua une seconde fois avec les troupes espagnoles, commandées par don Lope de Figueroa, sur les galères de l’amiral don Alvaro de Bazan, marquis de Santa Cruz. Il toucha à Corfou et prit part à l’expédition malheureuse de Navarin, commandée par Alexandre Farnèse. Lui-même a raconté cette campagne dans la nouvelle du Captif. L’année suivante, Cervantes était au nombre des vingt mille hommes qui sortirent de Palerme pour aller contre Tunis. Dans cette expédition, il donna, comme dans les précédentes, des preuves éclatantes d’intelligence et de valeur. Depuis la fin de 1573 jusqu’aux premiers jours de mai de l’année suivante, Cervantes resta avec son régiment, dans l’île de Sardaigne, d’où il s’embarqua pour se rendre à Gênes sur les galères de Marcello Doria ; puis il passa en Lombardie, où se trouvait don Juan d’Autriche. Ce dernier avait fait alors de vains efforts pour secourir le fort de la Goulette, que les Turcs finirent par reprendre aux chrétiens. Cervantes le suivit encore dans cette expédition avortée et pleine de périls, et ne tarda pas à retourner en Sicile. Le prince don Juan était de retour à Naples dès le 18 juin 1575. Quelque temps après, Cervantes obtint son congé et la permission de retourner en Espagne. Son séjour en Italie fut pour lui une bonne fortune. Il parcourut dans tous les sens cette contrée classique et admirable. Il visita toutes les grandes villes, qui sont autant de capitales et qui étaient alors des centres scientifiques, artistiques et littéraires. Il y trouva, affaiblie sans doute, mais puissante encore, cette influence de la renaissance des lettres, qui s’étendit de là sur toute l’Europe.

Il y passa six ans, pendant lesquels son temps fut partagé entre les exercices de sa profession et l’étude assidue des écrivains et des poëtes de l’Italie. Ce fut alors qu’il acquit cette profonde connaissance de la littérature italienne, qui féconda son génie et l’inspira si heureusement. L’Arioste était son auteur de prédilection. Dans cet agréable conteur il admirait, il aimait surtout ces qualités solides et brillantes qui devaient faire le charme de ses propres écrits : l’invention facile et inépuisable, la pureté et l’harmonie du langage, et cette richesse d’élocution qui multiplia les ressources de la langue espagnole. Sur cette terre classique, Cervantes reprit son éducation imparfaite, et relut les bons modèles de l’antiquité. Rien n’échappait à sa curiosité. Ses ouvrages abondent en souvenirs toujours pleins de goût et d’à-propos, et ses réminiscences heureuses attestent qu’il avait médité en admirateur intelligent les chefs-d’œuvre qu’on explique dans les écoles. Cervantes avait vingt-huit ans lorsqu’il quitta l’Italie, couvert de gloire et riche de tous les trésors de l’esprit. Il s’embarqua à Naples, avec son frère Rodrigo et quelques compagnons d’armes, nobles comme lui. Il emportait des lettres de recommandation de don Juan d’Autriche, dont sa valeur lui avait fait un ami, et de don Carlos d’Aragon, duc de Sesa et de Terranova, alors vice-roi d’Italie. Avec le crédit de ces puissants protecteurs, il se flattait de pouvoir jouir dans sa patrie d’un repos honorable et d’obtenir à la cour du monarque la récompense de ses services.

III

Vain espoir ! Au moment où il rêvait une existence paisible, la liberté lui fut ravie. Le 26 septembre 1575, la galère qui le ramenait en Espagne fut surprise, à la hauteur des îles Baléares, par une escadrille de corsaires africains, commandée par l’Arnaute Mami. Cervantes et les autres passagers de la galère se défendirent avec un courage héroïque ; mais il fallut céder au nombre, et les pirates, avec leur proie, reprirent le chemin d’Alger. Aussitôt arrivés, leur premier soin fut de se partager le butin et les esclaves.

Cervantes échut en partage à Dali-Mami, renégat avare et cruel, qui le fit tout d’abord enchaîner, ne lui épargnant pas les mauvais traitements, et espérant, par ses rigueurs, le forcer à se racheter au plus vite. Il comptait en obtenir une forte rançon ; car les papiers qu’il avait trouvés sur son prisonnier lui donnaient lieu de croire qu’il tenait en son pouvoir un personnage d’importance. Ce fut alors que Cervantes montra toutes les ressources de son esprit et les nobles qualités de son cœur.

Du moment qu’il eut perdu la liberté, il n’eut qu’une pensée, celle de la recouvrer et de la rendre en même temps à ses compagnons d’esclavage. Les difficultés de l’entreprise ne purent le détourner de son dessein. Une première tentative d’évasion échoua par la perfidie d’un More, qui devait servir de guide aux fugitifs pour gagner Oran, et qui les abandonna dès le premier jour. Il fallut reprendre la chaîne. Vers la fin de l’année 1576, un des captifs s’étant racheté, Cervantes profita de l’occasion, et, par son entremise, il fit savoir à sa famille dans quel état se trouvaient lui et son frère. À cette nouvelle, Rodrigo de Cervantes, leur père, engagea tout son avoir, avec la dot de ses filles, et pour les racheter se réduisit à la misère. L’avide Dali-Mami trouva la somme insuffisante, et Cervantes l’employa généreusement au rachat de son frère (août 1577). Il le chargea de faire armer un vaisseau qui devait servir à l’évasion des prisonniers.

Tout avait été combiné par lui avec beaucoup d’adresse, et les plus minutieuses précautions avaient été prises pour assurer le succès de la tentative. Réunis par ses soins au fond d’un souterrain, les captifs attendaient le moment favorable : l’espoir de briser leurs fers leur rendait tolérable une retraite sombre et malsaine. Le vaisseau partit enfin ; mais il fut découvert, et s’étant montré une seconde fois sur les côtes, il fut poursuivi et tomba au pouvoir des Mores. Le plan de fuite était ruiné, la position des captifs devenait tous les jours plus fâcheuse, et, pour comble de malheur, un renégat trahit leur secret.

Cernés dans leur retraite, ils allaient périr d’un affreux supplice. Cervantes les sauva par son dévouement. Il se déclara seul coupable, et fut amené aussitôt devant le dey d’Alger, le féroce Azan. Prières et menaces ne purent le séduire ni l’intimider ; il persista à déclarer qu’il n’avait point de complices, et qu’il était seul responsable. Son courage triompha de la férocité du dey. Celui-ci commença par confisquer les captifs, dont il espérait tirer de fortes rançons, et fit surveiller Cervantes avec un soin spécial. Mais le prisonnier sut tromper la surveillance des gardiens : il écrivit au gouverneur d’Oran et à des personnes influentes de cette ville espagnole pour leur indiquer les moyens de favoriser son évasion et celle de trois autres prisonniers du dey. Un More, chargé du message, fut pris et empalé aussitôt, et Cervantes, menacé d’un châtiment ignominieux et barbare, y échappa comme par miracle.

Cependant il ne perdait point l’espérance de recouvrer la liberté, et pour se consoler de ses tentatives avortées, il imaginait des moyens plus efficaces. Par l’entremise d’un renégat, nommé Giron, qui voulait se réconcilier à l’Église, il eut assez de crédit pour faire armer une frégate aux frais de deux négociants valenciens, résidant à Alger, Onofre Exarque et Baltasar de Torres. Le vaisseau était prêt, et soixante des principaux prisonniers attendaient le signal du départ, lorsqu’un traître, du nom de Juan Blanco de Paz, ancien moine dominicain, dénonça lâchement le projet d’évasion à Azan-aga.

Cervantes pouvait encore se sauver : on lui en facilitait les moyens. Il n’en fit rien, et pour la seconde fois il se dévoua au salut de ses compagnons de captivité. Comme il était caché chez un ami, apprenant que le dey le faisait chercher, et menaçait de mort quiconque lui donnerait asile, il sortit aussitôt de sa retraite et se livra lui-même.

Conduit en présence du dey, il resta calme et sut résister à tous les moyens d’intimidation. On lui passa une corde autour du cou, on lui lia les mains derrière le dos ; il crut un moment qu’on l’allait pendre. Malgré tout il fut inébranlable. Il déclara que le projet d’évasion dont il était l’auteur avait été combiné et arrêté d’avance avec quatre de ses anciens camarades, rendus depuis quelque temps à la liberté, et que les autres captifs ne devaient être avertis qu’au moment de l’exécution. À moitié convaincu par toutes ces raisons, et touché peut-être de tant de courage, Azan-aga se contenta pour cette fois d’envoyer le renégat Giron en exil dans le royaume de Fez, et de faire enfermer Cervantes dans la prison des Mores, au sein de son propre palais. Il y resta cinq mois, chargé de chaînes, gardé à vue et traité avec beaucoup de rigueur.

Tant de constance et d’héroïsme avait rendu son nom célèbre et redoutable chez les Mores. Le dey lui-même craignit à la fin que ce captif intrépide et tenace ne soulevât contre lui ses compatriotes d’abord, puis les autres esclaves chrétiens, dont le nombre dépassait vingt-cinq mille. On prétend que Cervantes conçut en effet le dessein de former une vaste conjuration, et de s’emparer d’Alger au profit du roi d’Espagne ; et l’on croit même qu’il aurait réussi dans cette entreprise, sans la trahison de quelques conjurés, qui révélèrent ses plans. Si le fait est vrai, il n’est pas étonnant que le dey prît tant de précautions pour s’assurer de sa personne. Il avait coutume de dire : « Pourvu que le manchot espagnol soit bien gardé, je n’aurai rien à craindre pour ma capitale, mes captifs et mes galères. » Cervantes a raconté avec complaisance l’histoire de sa captivité, dans la nouvelle du Captif, où il figure incidemment. Après une peinture énergique des instincts sanguinaires d’Azan-aga, et des affreux supplices qu’il infligeait à ses esclaves, il ajoute :

« Un soldat espagnol, nommé Saavedra, trouva seul moyen, et eut le courage de braver cette humeur barbare. Quoique pour recouvrer sa liberté, il eût fait des tentatives si prodigieuses que les Turcs en parlent encore aujourd’hui, et que chaque jour nous fussions dans la crainte de le voir empalé, que lui-même enfin le craignît plus d’une fois ; jamais son maître ne le fit battre ni jamais il ne lui adressa le moindre reproche. Si j’en avais le temps, je vous raconterais de ce Saavedra des choses qui vous intéresseraient beaucoup plus que mes aventures ; mais, je le répète, cela m’entraînerait trop loin[2]. »

Et en effet, le savant et consciencieux auteur de l’Histoire d’Alger, le P. Haedo, remarque qu’on pourrait faire une histoire à part de toutes ces entreprises si hardies, dont Cervantes lui-même a dit avec orgueil « qu’on s’en souviendrait longtemps chez les infidèles. »

Pendant que Cervantes s’exposait à la mort pour revenir à la liberté, son père mettait tout en œuvre pour la lui rendre, et il avait pris des mesures efficaces pour l’obtenir, lorsque la mort vint lui ravir cette consolation. Sa veuve et sa fille poursuivirent ce qu’il avait si bien commencé ; elles s’imposèrent de grands sacrifices, et le 31 juillet 1579, elles remirent, pour la rançon du captif, trois cents ducats aux frères de la Merci.

Ceux-ci arrivèrent à Alger le 29 mai 1580. et s’occupèrent aussitôt du rachat de Cervantes ; mais ils rencontrèrent des difficultés imprévues et eurent beaucoup de peine à l’obtenir.

Son maître, dont le gouvernement était expiré, allait partir pour Constantinople et avait résolu d’emmener son esclave. Il exigeait mille écus pour sa rançon. Cervantes, chargé de fers et résigné à son malheureux sort, était déjà sur le vaisseau prêt à mettre à la voile. Le P. Gil, un des frères rédempteurs, fut touché de son infortune, et sa compassion fut si active qu’il le rendit à la liberté, moyennant cinq cents écus d’or d’Espagne, le 19 septembre de la même année. Muni des attestations les plus flatteuses sur sa conduite, il partit vers la fin de 1500, heureux de ressentir « une des plus grandes joies que l’on puisse avoir dans cette vie, qui est de revoir sa patrie sain et sauf, après une longue captivité. » Il était libre, mais sans ressources, et il fallait songer à sa famille, qui pour lui s’était ruinée. Cervantes n’hésita point, il reprit la profession des armes.

IV

Engagé comme volontaire dans l’armée de Portugal, dont le duc d’Albe venait d’achever la conquête, il fit, avec son frère Rodrigo, la campagne des Azores, sous le commandement du célèbre don Alvaro de Bazan, premier marquis de Sainte-Croix, qu’il appelle « un foudre de guerre, le père des soldats, le capitaine fortuné et jamais vaincu. »

De 1581 jusqu’en 1583, il resta au service, et se distingua, comme toujours, par une conduite sans reproche. Il profitait des loisirs que lui laissait la guerre pour cultiver les lettres. Il se familiarisa avec les écrivains portugais. Admis dans la belle société de Lisbonne, il s’y fit remarquer par son esprit vif et ingénieux et par sa conversation aimable. Son mérite séduisit le cœur d’une noble dame, et de cette passion naquit une fille naturelle, à laquelle Cervantes donna le nom de doña Isabel de Saavedra. Il n’eut point d’autre enfant, et il la garda toujours auprès de lui.

Ce lien vivant l’attacha fortement au Portugal. Il n’oublia jamais l’accueil cordial qu’on lui avait fait et la franche hospitalité qu’il avait reçue dans cette contrée, qu’il appelle « une terre de promission. » De tous les écrivains espagnols il est peut-être le seul qui ait fait l’éloge du pays et des habitants. Il connaissait à fond leur caractère qu’il estimait, leurs mœurs et leurs usages, qu’il a décrits avec complaisance. Il vantait la douceur et la grâce de leur langue, et surtout la beauté des femmes, à laquelle il fut si sensible.

Toutes les fois que Cervantes parle du Portugal, il semble que son imagination s’inspire des doux souvenirs du cœur. Cette particularité mérite d’être relevée, car elle est une exception heureuse à cette antipathie qui sépare deux nations voisines et faites pour être unies ; antipathie vivace, surtout depuis la conquête de Philippe II, et qui a été bien près de la haine. On raconte en Espagne qu’un Castillan remerciait Dieu tous les jours de l’avoir fait homme et de ne pas l’avoir fait Portugais. On sait d’autre part que le dominicain Texeira, mort en 1601, prêchait que « nous sommes tenus d’aimer tous les hommes, de quelque religion, secte et nation qu’ils soient, jusques aux Castillans. » L’esprit élevé de Cervantes était au-dessus de ces petites jalousies si sottes, qui font que les hommes se détestent sans se connaître. Dans la plupart de ses écrits il loue « la courtoisie, la libéralité, l’esprit et la douceur des Portugais, » et il appelle Lisbonne « une ville grande et renommée. »

La campagne terminée, Cervantes renonça au service militaire, dont il avait tiré plus de gloire que de profit, mais où il avait beaucoup vu, beaucoup observé. Pour son génie pénétrant et pratique, la vie de soldat fut une école où il apprit à connaître les hommes et les choses : il avait en effet une grande expérience des uns et des autres, et ses voyages contribuèrent encore à l’augmenter. De là cette variété de connaissances, cette justesse d’aperçus, cette vérité des descriptions et la vivacité de ses tableaux, qu’il peignait d’après nature. On a même remarqué qu’il profita de l’occasion que lui offraient ses campagnes sur mer pour s’instruire dans l’art de la navigation, qu’il savait à fond, ainsi qu’on le voit par ses écrits. Cependant, depuis qu’il était sorti d’Espagne, à la suite du légat Acquaviva, jusqu’à son retour, son temps n’avait pas été uniquement employé à s’instruire et à observer. Il avait repris ses premiers essais poétiques, et il est certain qu’il avait fait des vers durant son séjour à Alger. On croit même qu’il avait ébauché quelques comédies ; car les prisonniers jouaient entre eux des petites pièces de théâtre, pour charmer les ennuis de la captivité. De tout cela rien n’a été conservé, sauf une épitre en vers, récemment découverte, et que l’on trouvera à la fin de cette notice (c).

V

Rentré dans la vie civile, après l’expédition de Portugal, Cervantes avait alors trente-sept ans. C’est à cette époque, c’est-à-dire à l’année 1583, que remonte la composition de Galatée, espèce de roman pastoral entremêlé de beaucoup de vers, et assez connu en France par l’imitation qu’en a donnée Florian. Cet ouvrage devait avoir deux parties, dont la seconde n’a jamais paru, quoique promise et souvent annoncée par l’auteur. Dans le prologue de la première partie, composée de six livres, qu’il appelle « les prémices de son génie, « estas primicias de mi corto ingenio, » Cervantes déclare que nonobstant la défaveur où était alors la poésie, il n’a pu résister à sa vocation constante, la inclination que á la poesia siempre he tenido, dans le dessein d’enrichir sa langue et de montrer combien elle est fertile en ressources, tant dans la prose que dans les vers, et en même temps pour donner libre carrière à son imagination. Il laisse entendre que son livre était composé depuis quelque temps ; mais que voulant garder un juste tempérament entre trop de précipitation et une prudence excessive, il en a retardé la publication, ajoutant qu’il ne l’a pas composé uniquement pour lui et pour son plaisir. (Pues para mas que para mi gusto solo le compuso mi entendimiento).

L’amour l’avait inspiré ; on le sent sans qu’il le dise. Dans ce drame pastoral, tous les personnages sont allégoriques. Sous des noms fictifs sont cachés des êtres réels. Dès lors il ne faut pas s’étonner du langage élevé que parlaient ses bergers. Aux propos amoureux se mêlent parfois des pensées sérieuses et des réflexions philosophiques, razones de filosofía entre algunas amorosas de pastores.

On suppose que Cervantes s’est représenté et mis en scène sous le nom d’Elicio, berger des rives du Tage, et que Galatée, bergère des bords du même fleuve, était la jeune fille qui ne tarda pas à devenir sa femme. Les autres bergers qui figurent dans cette « églogue, » étaient les principaux amis de l’auteur, poëtes pour la plupart. En terminant son prologue, Cervantes déclare que son but a été de plaire au public ; s’il ne l’a pas atteint, il promet de lui donner par la suite des ouvrages où l’on trouverait plus d’intérêt et un art plus fini. Ce n’est pas l’art qui manque dans ce livre ; mais l’action languit et se traîne. Tous ces bergers langoureux ont des conversations un peu longues, et leurs discours quintessenciés sont fades et insipides, malgré les charmes d’un style savamment harmonieux.

C’est le défaut de la poésie pastorale où les anciens ont seuls excellé, pour s’être tenus dans les limites de la nature ; car leurs bucoliques sont des scènes dialoguées et des tableaux des mœurs et de la vie des champs. Les idylles des modernes sont presque toutes ennuyeuses, malgré le charme de la poésie et le talent descriptif.

Qu’on se figure par là quel intérêt peuvent offrir six livres fort longs, mêlés de prose et de vers, où l’on ne voit partout que bergers et bergères, qui chantent sans cesse, se lamentent toujours, et ne songent qu’à mourir de plaisir ou de désespoir. Tous ces personnages se ressemblent, et l’ennui naît de cette uniformité. Ni l’harmonie du langage, ni la beauté du style, ni la richesse des descriptions, ni la vivacité des couleurs, ni les prestiges de l’art n’ont pu sauver la monotonie du fond. Je ne crains pas d’affirmer que ce premier ouvrage de Cervantes, où se révèlent déjà plusieurs de ses qualités d’écrivain, est plus digne de son siècle que de lui. Voici, du reste, le jugement qu’il en a porté lui-même dans la revue si comique de la bibliothèque de don Quichotte, modèle de bon goût et de fine critique.

C’est le curé qui parle à son compère le barbier :

« Et celui qui est là tout auprès, comment s’appelle-t-il ? — C’est la Galatée de Michel de Cervantes, répondit maître Nicolas. — Il y a longtemps que ce Cervantes est de mes amis, reprit le curé, et l’on sait qu’il est encore plus célèbre par ses malheurs que par ses vers. Son livre ne manque pas d’invention ; mais il propose et ne conclut pas. Attendons la seconde partie qu’il promet ; peut-être y réussira-t-il mieux et méritera-t-il l’indulgence qu’on refuse à la première[3]. »

Ce jugement est exact, et si les auteurs pouvaient se résoudre à dire ainsi la vérité sur leurs propres ouvrages, ils sauraient au moins ce qu’ils peuvent valoir. Cervantes a jugé le sien comme la postérité. Cependant ce livre de bergeries fut le fondement de sa réputation littéraire : il fut très-favorablement accueilli en Espagne et à l’étranger. L’approbation de la Galatée par Lucas Gracian Dantisco, est du 1er février 1584. Cervantes se maria le 12 décembre de la même année, peu de temps après la publication. Il épousa une jeune fille noble et sans fortune de la petite ville d’Esquivias, où il fixa pour le moment sa résidence.

VI

Il devint alors le chef d’une famille, qui se composait de sa mère, doña Leonor de Cortinas, de sa femme, doña Catalina de Palacios Salazar y Vozmediano, de sa fille naturelle et de ses deux sœurs, dont l’une était veuve ; l’autre ne fut jamais mariée. Il fut constamment leur soutien. Cette charge lui imposait de rudes obligations. Pressé par le besoin, dégoûté peut-être d’une vie sédentaire et monotone, poussé probablement par ce secret désir de gloire qui fait que les esprits d’élite cherchent le grand jour de la publicité et les occasions de se produire ; Cervantes quitta Esquivias pour Madrid, où l’appelaient d’ailleurs les souvenirs de ses premiers débuts et ses relations littéraires. Il travailla pour le théâtre.

En cela, il cédait à une passion impérieuse plutôt qu’à sa vocation véritable. Dès son enfance, il avait suivi avec enthousiasme les représentations du fameux Lope de Rueda, poëte dramatique très-original, et grand acteur dans ses propres pièces. Il débuta par une comédie de mœurs, el Trato de Argel. Dans cette pièce, l’intérêt manque et l’intrigue languit ; en revanche, on y trouve des situations heureuses et surtout des peintures animées.

La vivacité des souvenirs avait inspiré le poëte, qui racontait aux spectateurs ce qu’il avait vu et souffert lui-même. On eut pour la première fois une représentation fidèle de cette dure captivité, « où la pitié manque et où la cruauté abonde, » et une description exacte de cette ville d’Alger, si redoutée des chrétiens, et qui était réellement « un repaire de brigands, un nid de pirates et une caverne de voleurs. » La barbare cruauté des maîtres, leur avarice cupide et leur corruption, les souffrances des captifs, leurs faiblesses, leurs découragements, leurs vœux, leurs espérances et leurs mécomptes, tout cela est heureusement reproduit, et parfois exprimé en très-beaux vers.

Quant à la partie morale, c’est partout cette fierté d’âme, ce caractère indépendant, cette nature aimante, ce cœur généreux, cet amour du bien et de la liberté, en un mot, tous les nobles sentiments qui animèrent Cervantes tout le temps qu’il fut esclave. On y trouve aussi un souvenir de reconnaissance pour ces frères de la Merci, la providence des captifs, dont la mission était sacrée, et les services si précieux. Cervantes, qui figure dans sa pièce sous le nom de Saavedra, loue la conduite exemplaire de fray Juan Gil, son bienfaiteur, et la charité sublime de ce frère George de Olivar qui, après avoir épuisé toutes ses ressources, se fit esclave pour racheter des captifs. Un bel endroit de cette comédie, c’est le portrait des Espagnols, dont il dit entre autres choses : « qu’ils vivent pour l’honneur, qu’ils tiennent fidèlement la parole donnée, et que leur âme est ardente, indomptable, emportée dans le bien comme dans le mal. » Le succès de cette pièce fut éclatant. Celui de Numance le fut de même.

Cette tragédie est le récit du siége mémorable que soutint Numance contre les Romains. Mettre un pareil sujet sur la scène, c’était réveiller les plus beaux souvenirs de l’antique gloire nationale. La tragédie n’est pas parfaite : elle a même de grands défauts ; mais elle offre aussi des scènes admirables, des peintures merveilleuses de vérité, et à chaque instant des élans sublimes, de grandes idées et des vers harmonieux.

Une circonstance fera vivre à jamais cette pièce. Pendant le siége de Saragosse par les Français, la Numance de Cervantes fut jouée devant les assiégés, Les spectateurs étaient des héros. Ils applaudirent avec feu, et au sortir de ce spectacle, ils allèrent faire ce qu’ils avaient vu, acteurs sublimes dans un drame terrible. On sait leur conduite, qui rendit Saragosse égale à Numance. Et c’est ainsi que le nom de Cervantes s’est mêlé à ce patriotique épisode de la guerre de l’Indépendance. — Dans cette tragédie, l’intérêt ne manque pas, ni le pathétique. Au dénoûment, lorsque, dans la ville déserte, il ne reste plus âme vivante, la Renommée paraît et s’écrie : « Que par tout le monde vole ma voix éclatante, et puissent ses accents animer les nobles cœurs du désir ardent d’immortaliser ce grand exemple. Tant que les cieux rouleront dans leur orbite, j’aurai soin de proclamer d’une bouche qui ne ment point, et de publier partout sur mon passage la valeur de Numance, unique d’un pôle à l’autre. Ce fait inouï annonce le courage que dans les siècles futurs montreront les enfants de l’héroïque Espagne, dignes héritiers de tels pères. Ni la faux terrible de la mort, ni la course rapide du temps ne sauront m’empêcher de chanter la gloire de Numance. »

Qu’on se figure l’effet produit par ces mots prophétiques, prononcés dans ce moment suprême, devant un auditoire préparé à mourir. C’était une exhortation au dernier sacrifice, une promesse d’immortalité, sortie de la bouche d’un grand homme, qui fut lui-même un héroïque soldat.

Les autres pièces que Cervantes composa vers le même temps sont toutes perdues, et je crois qu’il ne faut pas trop les regretter, malgré les réformes qu’il se vantait d’avoir introduites dans le théâtre, et dont l’utilité paraît fort contestable. « J’osai le premier dans Numance, dit Cervantes, personnifier les pensées secrètes de l’âme, en introduisant des êtres moraux sur la scène, au grand applaudissement du public[4]. Mes autres pièces furent aussi représentées ; mais leur succès consista à parcourir leur carrière sans sifflets ni tapage, ni sans cet accompagnement d’oranges et de concombres dont on a coutume de saluer les auteurs tombés. » — Ces succès d’estime ne pouvaient guère l’enrichir. Il crut prudent de renoncer au théâtre, dont le fameux Lope de Vega, « ce monstre de la nature, » comme il l’appelle excellemment, s’était emparé par droit de conquête. Il y régna bientôt en monarque absolu, qui connaît ses sujets. Sa fécondité inépuisable plaisait au public, qui n’était pas délicat et demandait sans cesse du nouveau. Lope de Vega le servit à souhait ; et il abusa de sa facilité prodigieuse. Il y fit sa fortune et acheva de corrompre le goût de ses contemporains. Si le sort lui fut propice, la critique doit le juger sévèrement, pour avoir sacrifié à l’intérêt. Sa condescendance lui a fait perdre beaucoup de véritable gloire, et sa singulière poétique (Arte nuevo de hacer comedias) le condamne sans rémission.

VII

En l’année 1588, Cervantes, entièrement dévoué à la famille dont il était le soutien, prit un grand parti. Il accepta une modeste place de commissaire des vivres, sous la direction d’Antonio de Guevara, chargé de réunir à Séville les approvisionnements des troupes et des flottes de l’Inde. Il partit aussitôt de Madrid pour la capitale de l’Andalousie, fournit ses cautions le 12 juin et entra en charge immédiatement, c’est-à-dire dès le 15 du même mois. Il resta en fonctions jusqu’au 2 avril 1589. À cette époque, Cervantes avait déjà perdu sa mère. Son frère servait comme lieutenant dans les troupes de Flandre. Au mois de mai 1590, Cervantes, résolu de passer en Amérique, où il espérait obtenir une place plus considérable, désigna lui-même celles qui étaient alors vacantes, dans un mémoire adressé au roi, où il exposait en grand détail ses états de services pendant vingt-deux ans. Sa supplique fut bien accueillie, et transmise par ordre du roi, le 21 mai, au président du conseil des Indes. Le 6 juin, un décret signé par le docteur Nuñez Morquecho autorisa le pétitionnaire à formuler sa demande, et lui promit satisfaction. La fortune semblait enfin lui sourire ; mais on ne sait quel obstacle vint traverser ses projets et détruire ses espérances. Quoi qu’il en fût, Cervantes resta en Espagne, et sa position continua d’être précaire. En 1591 et 1592, il remplissait encore les modestes fonctions de commissaire des vivres, sous la direction de Pedro de Isnuza, chargé des approvisionnements de la flotte. En 1594, il était à Madrid, sans doute pour rendre ses comptes : il avait rempli dans plusieurs villes du district de Grenade les fonctions de collecteur des contributions et des tailles ; et il sollicitait la continuation de cet emploi. Il l’obtint, après avoir fourni caution. On possède toutes les pièces relatives à cette circonstance, datées du 1er juillet, du 13, du 21 et du 23 août de la même année, et celles aussi qui attestent son passage dans les villes où l’appelaient les fonctions de sa charge. Comme les détails de cette époque de sa vie n’offrent qu’un intérêt vulgaire, on peut les passer sans inconvénient.

Au milieu de ses occupations, Cervantes mettait à profit son séjour en Andalousie et ses fréquentes tournées, pour faire de nouvelles études de mœurs, pour observer l’esprit et le caractère de ces Andalous, qu’il a si souvent mis en scène, et dont il a été sans contredit le peintre le plus vrai et le plus ingénieux. Séville était son séjour ordinaire et le centre de ses observations. Il se trouvait à l’aise dans cette société spirituelle et aimable qui l’accueillit comme il le méritait. Il fréquenta la maison de Pacheco, qui était à la fois un musée et une académie, le rendez-vous des poëtes, des écrivains et des artistes, parmi lesquels se trouvaient dès lors des hommes éminents par le génie et connus par leurs travaux. Dans cette brillante pléiade, Cervantes se fit beaucoup d’amis, et sentit renaître plus vif encore l’amour des lettres, qui fut sa passion dominante. Il n’avait pas renoncé à la poésie. En l’année 1595, il prit part à la joute poétique ouverte à Saragosse, dans le couvent des Dominicains, en l’honneur de saint Hyacinthe, que le pape Clément VIII venait de canoniser. Il envoya une élégie au concours et remporta le premier prix ; sa pièce fut lue en public, du haut de la chaire, le 2 mai, et couronnée le 7 du même mois. Parmi beaucoup d’éloges, qui étaient dus à l’auteur, sinon à la pièce (elle était assez médiocre), on devine que Cervantes était alors à Séville ; aussi les juges disaient-ils, dans un arrêt prononcé en vers, et où la mythologie ne laissait point de place au bon goût, que semblable à un autre Apollon, ce nouveau fils de Latone venait de la grande Délos. Tous ces faits sont tirés de la relation des fêtes qui furent célébrées en cette occasion[5].

L’année suivante (1595), Cervantes était encore à Séville, lorsque le 1er du mois de juillet, une escadre anglaise, commandée par l’amiral Charles Howard, entra dans le port de Cadix et s’empara de la ville, sans éprouver de résistance. Cette expédition hardie, qui fut un véritable coup de main, était dirigée par le célèbre comte d’Essex, favori de la reine Élisabeth. Une fois maîtres de la ville, les Anglais y passèrent vingt-quatre jours sans être inquiétés, et après avoir tout pillé, ils y mirent le feu et s’embarquèrent.

Ce fut la vengeance qu’ils tirèrent des menaces de l’invincible Armada. Cependant on s’agitait beaucoup à Séville ; on y fit de grands préparatifs de guerre. Le duc de Médine se mit bravement à la tête des troupes, et il fit son entrée dans la ville incendiée, lorsque les Anglais étaient déjà bien loin.

On pense bien que cet événement fit du bruit ; il excita l’esprit railleur et la verve caustique des Andalous. Cervantes aussi s’en mêla, et s’inspirant de l’opinion publique, il fit un sonnet burlesque, pour célébrer dignement cette campagne ridicule. Il en fit un autre sur le même ton, à l’occasion des funérailles de Philippe II, mort le 13 du mois de septembre 1598.

La municipalité de Séville avait fait dresser dans la cathédrale un somptueux catafalque, et le service en l’honneur du monarque défunt commença en grande pompe, le 24 novembre, avec l’assistance de toutes les autorités. Tout allait bien, lorsqu’un différend s’éleva le 25 entre l’Inquisition et la cour suprême de justice, sur une question de préséance. Les inquisiteurs fulminèrent des excommunications, les juges protestèrent, et la cérémonie funèbre fut brusquement interrompue : elle fut reprise seulement à la fin du mois de décembre, après que toutes les difficultés furent levées par le roi et son conseil. Ce scandale fit beaucoup de bruit : on accourut de plusieurs lieues à la ronde admirer ce catafalque qui passait pour une merveille.

L’admiration des Andalous se traduit en hyperboles, dont les Gascons même ne sauraient se faire une idée exacte. Cervantes railla finement leur forfanterie incorrigible, et avec tant de succès, qu’il n’hésite pas à dire que ce sonnet est le principal honneur de ses écrits. « Por honra principal de mis escritos[6]. » Le sonnet est en effet excellent ; mais c’est la date qui est pour nous précieuse : elle marque le terme de son séjour à Séville, qu’il dut quitter peu de temps après, dans des circonstances assez fâcheuses (d).

VIII

Cervantes, toujours commissaire des vivres, avait envoyé à la trésorerie de Madrid une somme de 7400 réaux, produit des comptes arriérés. Un négociant de Séville, Simon Freire de Lima, s’était chargé du mandat ; mais il le remplit mal, ou ne le remplit pas du tout ; car à son arrivée, Cervantes ne le trouva pas à Madrid. Il lui écrivit à Séville, et le mandataire infidèle chargea un Portugais, Gabriel Rodriguez, d’acquitter cette somme ; mais le Portugais refusa, et sur ces entrefaites, Simon Freire fit banqueroute et se sauva avec l’argent. La Contaduria fit saisir les biens du failli.

Cet incident inspira quelques doutes sur la parfaite régularité de la gestion de Cervantes. On commença par vérifier ses livres, et il fut trouvé en déficit d’une somme de 2461 réaux (600 francs environ). En attendant qu’il se justifiât et pût se libérer, on le mit en prison. Il réclama avec force, et le 1er décembre 1597, Barnabé de Pedroso, alors chargé des approvisionnements des flottes, le fit relâcher sous caution. Cervantes avait pris l’engagement de satisfaire dans le délai de trente jours. On verra tout à l’heure que cette affaire traîna longtemps.

Privé de son emploi, Cervantes se fit agent d’affaires pour le compte de quelques particuliers, parmi lesquels était don Hernando de Tolède, seigneur de Cigalès, qui fut pour lui un ami fidèle et dévoué. Il est probable que ses nouvelles occupations le retinrent en Andalousie jusqu’en 1603. À cette époque, il se rendit à Valladolid, où résidait la cour. Des pièces authentiques écrites de sa main attestent qu’il s’y trouvait dès le 8 du mois de février, probablement pour rendre compte de sa gestion, car il ne s’était pas encore présenté devant le conseil de la trésorerie ; on ignore pour quel motif. Ce fait, peu important par lui-même, prouverait au besoin le désordre qui régnait en Espagne dans l’administration des finances, si d’autres faits plus considérables ne le démontraient d’ailleurs.

Ce qui est certain, c’est que dans cette affaire déplorable, Cervantes ne saurait être l’objet d’un soupçon ; car lui-même parle de son emprisonnement avec une franchise qui prouve en sa faveur, et d’autre part, ses ennemis les plus acharnés ne l’attaquèrent jamais sur ce point qu’en termes obscurs et d’une manière indirecte. Don Gregorio Mayans a remarqué, avec beaucoup de bon sens et de sagacité, que Cervantes n’eût pas parlé de sa prison, s’il n’avait été innocent et parfaitement irréprochable. La probité a-t-elle besoin d’être défendue ? Qui oserait flétrir d’un simple soupçon celui qui a pu dire de lui : Je ne suis jamais la voie du mensonge, nunca pongo los pies por do camina… la mentira ?

Depuis la fin de 1598 jusqu’au commencement de 1603, les documents font défaut, et l’on ne peut remplir cette lacune de quatre années. Ce fut, à ce que l’on croit, durant cet intervalle, que Cervantes eut à souffrir de nouvelles persécutions dans la province de la Manche. Un fait certain, c’est qu’il fut retenu en prison par les habitants de la petite ville d’Argamasilla de Alba, où il était allé, selon les uns, réclamer les dîmes arriérées dues au grand prieuré de Saint-Jean, tandis que d’autres prétendent que les habitants de ce bourg s’ameutèrent contre lui, parce qu’il avait détourné, au grand préjudice de leurs irrigations, les eaux du Guadiana, dont il avait besoin pour la préparation des salpêtres qui servaient à la fabrication de la poudre. La tradition a constamment conservé son souvenir, et l’on montre encore à Argamasilla une masure délabrée, où l’on prétend qu’il fut détenu (la casa de Medrano).

Il paraît que cette détention arbitraire se prolongea quelque temps, et que l’état d’abandon où il se trouvait le força d’avoir recours à l’un de ses oncles, nommé Juan Barnabé de Saavedra, bourgeois considérable d’Alcazar de San Juan. On a conservé de mémoire le commencement de la lettre qu’il lui écrivit : « De longs jours et de tristes nuits me fatiguent dans ce cachot ou plutôt dans cette caverne. » On dit que cette pièce s’est longtemps conservée ; mais elle a disparu, et jusqu’à ce jour elle a échappé à toutes les recherches.

C’est de cette époque si triste que date la véritable gloire de Cervantes. C’est dans cette prison où le retenait le caprice de quelques sots gentillâtres, qu’il conçut le plan de Don Quichotte : c’est là qu’il en écrivit les premières pages, et à ce sujet, M. Furne fait observer avec beaucoup d’à-propos « qu’il fallait une singulière habitude de l’adversité, et une rare et noble liberté d’esprit, pour faire, d’un semblable cabinet de travail, le berceau d’un livre tel que Don Quichotte. »

Toutes ces circonstances, et la promptitude avec laquelle Cervantes se rendit à Valladolid, dès qu’il en fut requis par le conseil de la trésorerie, sont des raisons à l’appui de l’opinion généralement reçue, qu’il avait dû quitter l’Andalousie en 1599, et que les quatre années suivantes, qui font lacune dans sa vie, il les passa en qualité d’agent d’affaires, dans la Manche, qu’il eut maintes occasions de parcourir en tous sens. Dans tous les cas, son séjour dans cette province, où l’appelaient les besoins de ses clients et les relations de famille, sa détention à Argamasilla, sont des faits incontestables et avérés, reposant sur des preuves certaines et confirmées par l’exactitude topographique des descriptions, ainsi que par la connaissance profonde des mœurs et des ridicules des habitants que l’on trouve dans les deux parties de Don Quichotte.

IX

Lorsque Cervantes arriva à Valladolid, la cour y était établie depuis deux ans ; mais le vieux soldat chercha vainement un ami dans la foule servile des courtisans. Le duc de Lerme était le vrai monarque. Philippe III, roi dévot et indolent, lui laissait tout son pouvoir ; et l’insolent favori, entouré de flatteurs, distribuait ses grâces aux plus vils.

De ce sot orgueilleux, les lettres n’avaient aucune protection à attendre ; le talent et les services étaient également oubliés. Cervantes sollicita des récompenses auxquelles il avait droit ; il fut éconduit avec hauteur par ce ministre, qu’il avait appelé « l’Atlas du poids de cette monarchie. » Ce fut la dernière tentative qu’il fit pour fléchir la fortune. À l’âge de cinquante-six ans, que pouvait-il espérer ? Désabusé bien tard, il rentra dans son obscurité, voué désormais au culte des lettres, qui furent sa passion constante, le charme de sa retraite et la consolation de sa vie. Dès l’année suivante, 1604, il sollicitait le privilége royal pour l’impression de la première partie de Don Quichotte. L’ouvrage fut publié à Madrid en 1605. La première édition épuisée, il en parut une seconde la même année, tandis qu’on le réimprimait en même temps à Valence et à Lisbonne. Je reviendrai plus tard sur ce qui concerne la publication de Don Quichotte.

Le 8 avril 1605 naissait à Valladolid Philippe IV. Il y eut de grandes fêtes à l’occasion de son baptême, auquel assista lord Howard, ambassadeur extraordinaire d’Angleterre, arrivé à la cour le 26 mai, avec une suite nombreuse. La solennité eut lieu le 28.

Les Anglais repartirent le 17 juin, fort satisfaits de l’hospitalité espagnole et de l’accueil royal qu’ils avaient reçu. Le duc de Lerme ou le comte de Miranda, président du conseil, firent écrire une relation de ces réjouissances, afin d’en perpétuer le souvenir. Cette relation parut à Valladolid en 1605, et l’on croit que Cervantes en est l’auteur. Quoique le récit de ces folies ne fût qu’un ouvrage de commande, on y reconnaît parfois sa manière ; d’ailleurs un sonnet burlesque de Góngora ne laisse aucun doute à cet égard.

Ce malin satirique, si redouté de ses contemporains pour son esprit caustique et frondeur, raconte à sa manière, c’est-à-dire avec beaucoup d’originalité, l’arrivée de l’ambassade anglaise, et les fêtes et les réjouissances de la cour. Il calcule spirituellement les dépenses énormes qu’il fallut faire, et il ajoute avec malice que pour écrire ces événements mémorables, on s’adressa à don Quichotte, à son écuyer et à son roussin[7]. Preuve évidente que le livre de Cervantes avait déjà paru et qu’il était populaire dès lors. Cependant Cervantes n’était pas à bout de persécutions.

Le 27 juin 1605, quelques jours après le départ de l’ambassadeur d’Angleterre, un seigneur navarrais, de l’ordre de Saint-Jacques, s’étant pris de querelle pendant la nuit avec un homme armé, reçut dans le combat deux blessures mortelles. Il se traîna jusqu’à la maison qu’habitait Cervantes ; on le recueillit, mais il expira le 29. Tous les habitants de la maison furent appelés comme témoins, et parmi eux Cervantes avec sa famille. En attendant que l’instruction se poursuivît, on le mit en prison, lui et sa fille naturelle, sa sœur et sa nièce. On sait par les dépositions des témoins que la famille de Cervantes se composait alors, outre les personnes ci-dessus, de sa femme et d’une autre sœur non mariée ; et l’on voit par les mêmes pièces que Cervantes était en correspondance d’affaires avec des personnes notables de Séville, et qu’il recevait chez lui des clients qui venaient le consulter (por ser hombre que escribia y trataba negocios) sur leurs intérêts. Ce qui prouve qu’il avait repris à Valladolid les occupations qu’il avait eues à Séville et pendant son séjour dans la Manche, et qu’il avait mérité la confiance de ses anciens clients. C’était la troisième fois qu’il se voyait en prison. Il en sortit bientôt sous caution, et le 9 juillet il fut déclaré complètement libre et à l’abri de toute poursuite.

X

En 1606 la cour quitta Valladolid pour retourner à Madrid. Cervantes l’y suivit. Il se rapprochait ainsi d’Alcala, sa ville natale, et d’Esquivias, où étaient quelques-uns de ses parents et toute la famille de sa femme. Il y vécut misérablement, partageant son temps entre les affaires et la littérature. En 1608 il donna une nouvelle édition de la première partie de Don Quichotte ; il la revit lui-même et corrigea quelques fautes, mais bien des négligences lui échappèrent. Cependant cette édition, dont il prit quelque soin, est de toutes la plus estimée : elle a servi de base aux meilleures qui en ont été faites depuis.

Le 9 octobre 1609 Cervantes perdit sa sœur, doña Andrea. Depuis son veuvage, elle s’était retirée chez lui avec sa fille, et jusqu’au dernier moment elle lui avait donné des preuves d’affection et de dévouement. Le 17 avril de la même année, Cervantes était entré dans une confrérie religieuse dont les membres étaient pour la plupart des écrivains distingués. C’était l’usage du temps. La dévotion puérile de Philippe III avait mis ces congrégations à la mode. On ne sait pas si Cervantes entra dans l’académie des beaux esprits, qui fut ouverte en 1612 dans la maison de don Francisco de Silva, sur le modèle des académies italiennes. Un contemporain assure que cette société était le rendez-vous des plus beaux génies de l’Espagne, qui se trouvaient alors à la cour, c’est-à-dire à Madrid. Dans cette réunion d’hommes de mérite, Cervantes pouvait tenir sa place. On ne saurait dire toutefois s’il y fut admis, quoiqu’un passage de la préface de ses comédies permette de le supposer. C’est à l’endroit où il parle d’une question de littérature dramatique débattue dans un cercle d’amis, où il se trouvait (una conversacion de amigos).

Dans son Voyage au Parnasse, Cervantes fait un grand éloge de don Francisco de Silva, le fondateur de cette académie des belles-lettres, et dans plusieurs des recueils poétiques publiés de son temps, notamment dans ceux du célèbre Hurtado de Mendoza et de Gabriel Perez del Barrio Angulo, on trouve des vers de lui en l’honneur des poëtes. C’était un usage général qui avait peut-être pour effet d’atténuer les rigueurs de la censure.

Vers la même époque, Cervantes s’occupait de préparer, pour les donner au public, ses Nouvelles morales, ou exemplaires, genre nouveau en Espagne, parfaitement inconnu jusqu’alors, et dont il se vantait à bon droit d’être l’inventeur. Elles parurent au nombre de douze, au mois d’août 1612, avec une dédicace au comte de Lémos, qui est un morceau admirable de sentiment et de style.

Dans sa détresse, Cervantes avait besoin d’un Mécène, et d’un Mécène plus généreux que ne l’avait été celui à qui fut dédié Don Quichotte ; et quoique les libéralités du vice-roi de Naples fussent assez mesquines, il lui en conserva une reconnaissance très-vive.

Ce n’est pas ici le lieu d’apprécier ce recueil de nouvelles, qui furent écrites à des époques diverses, et la plupart pendant que l’auteur résidait à Séville. Il suffit de dire pour le moment qu’elles sont peut-être l’œuvre la plus achevée de Cervantes, qu’elles lui valurent de la part du célèbre Tirso de Molina le surnom de Boccace espagnol, et que dans ce genre de littérature l’Espagne n’a jusqu’ici rien produit qui leur soit comparable. Lope de Véga, jaloux du grand succès qu’elles obtinrent, voulut les surpasser ; mais il échoua dans cette entreprise, et ses nouvelles manquent absolument des qualités qu’il avait reconnues avec peine dans celles de son rival, l’esprit et le style (no le faltó gracia ni estilo).

En 1614, Cervantes, toujours poëte, malgré son âge avancé, prit part au concours ou joute littéraire ouverte pour célébrer la béatification de sainte Thérèse par le pape Paul V.

Il composa, sur le modèle de la première églogue de Garcilaso, des stances remarquables par la tendresse des sentiments et par l’harmonieuse élégance des vers. Elles furent publiées, à la place d’honneur, dans le recueil des pièces couronnées. Lope de Véga était du nombre des juges, et parmi les concurrents se trouvaient les premiers poëtes d’alors.

Le but des nouvelles était tout moral ; leur titre même l’indiquait. Dans son Voyage au Parnasse, qui parut à la fin de la même année (1614), Cervantes se proposa d’arrêter les progrès du mauvais goût, qu’entretenait la détestable école de don Luis de Góngora, dont l’influence fut aussi funeste en Espagne que celle de son contemporain, Marini, le fut en Italie. Ce petit poëme, très-ingénieux, est en même temps une satire très-fine. Pour se délivrer des mauvais poëtes qui assiégeaient le Parnasse, Apollon appelle les bons à son secours ; il dépêche Mercure, et celui-ci choisit Cervantes pour savoir ceux qu’il doit emmener. À cette occasion, on voit défiler successivement tous les poëtes de quelque mérite, parmi lesquels Cervantes figure comme le plus pauvre et le plus malheureux. Deux petites pièces en prose, ajoutées au poëme, complètent cet innocent jeu d’esprit. Cependant, tout innocent qu’il était, et malgré l’indulgence qui règne partout, ce jeu d’esprit lui suscita beaucoup d’ennemis. Il y avait des auteurs médiocres et mécontents, qui ne pouvaient pardonner à cet illustre vieillard sa gloire passée, que ses Nouvelles et ses derniers vers avaient rajeunie en l’augmentant. L’un de ces envieux imagina une basse vengeance. Ce fut en 1614 qu’un méchant auteur de comédies publia, sous le voile du pseudonyme, une seconde partie de l’Histoire de don Quichotte. Cette publication inattendue vint troubler la vieillesse de Cervantes. Mais la postérité l’a bien vengé de son impudent compétiteur : le nom d’Avellaneda est à jamais célèbre, comme celui de Zoïle. Nous le retrouverons dans la suite, et l’on verra quelle célébrité lui était due[8].

XI

Dans les deux facéties qui font suite à son Voyage au Parnasse, Cervantes annonçait l’intention où il était de publier un recueil de comédies. Il les avait d’abord reléguées au fond d’un coffre, voyant bien que les acteurs n’en voudraient point. On ne jouait alors que celles de Lope de Véga et de son école. Le besoin le fit songer à tirer parti de ces pièces inédites : il y avait huit comédies et autant d’intermèdes. L’auteur savait au juste ce qu’elles pouvaient valoir. Il ne se faisait point illusion sur leur mérite ; mais il lui semblait en somme qu’elles pouvaient soutenir la comparaison avec celles qui avaient la vogue. Le plus difficile était de trouver un éditeur. Cervantes s’adressa au libraire Juan de Villaroël, qui répondit à ses propositions qu’il lui achèterait volontiers ses comédies, s’il n’avait ouï dire à un auteur en crédit que de sa prose on pouvait attendre beaucoup, mais qu’il ne fallait rien attendre de ses vers. Cette réponse ingénue surprit Cervantes, et il avoue qu’il en fut quelque peu mortifié. Au fond, ce jugement est juste, quoique trop sévère.

Cervantes en jugea autrement et persista dans son dessein. Après des démarches inutiles, il revint au même libraire, et lui vendit son privilége moyennant une somme raisonnable. Les comédies, accompagnées de leurs intermèdes respectifs, parurent au mois de septembre 1615, avec une belle dédicace au comte de Lémos, et un prologue fort savant et merveilleusement écrit, où l’on trouve des choses précieuses pour l’histoire du théâtre espagnol. Les pièces furent froidement accueillies du public et n’entrèrent pas dans le répertoire des comédiens.

Cette fois le public jugea bien. Ces comédies sont médiocres, et l’on ne peut les défendre, soit qu’on soutienne avec don Blas Nasarre, dont il est permis de suspecter la sincérité sur ce point, que Cervantes mit tout son art à faire de mauvaises comédies (artificiosamente malas), afin de faire voir par cet exemple les monstruosités ridicules de celles qui étaient alors à la mode ; soit que l’on prétende avec l’abbé Lampillas que ces comédies ne sont pas de Cervantes, et que la mauvaise foi de l’éditeur a indignement abusé de son nom.

On ne discute pas ces paradoxes. Le moyen de faire tomber de mauvaises comédies, ce n’est pas d’en faire d’aussi mauvaises. Cette idée est ridiculement extravagante ; elle ne pouvait entrer dans la tête de celui dont le chef-d’œuvre avait consommé la ruine des romans de chevalerie. D’autre part, le bon sens refuse de croire que du vivant même de Cervantes on ait eu l’impudence de lui attribuer des pièces apocryphes.

Les comédies sont bien de Cervantes, et elles ne sont pas excellentes, parce qu’elles ressemblent à la plupart de celles qu’on faisait alors. Il ne se conforma pas, en les composant, aux règles irréprochables qu’il avait tracées lui-même aux auteurs dramatiques ; ce qui prouve que son talent ne pouvait réussir dans ce genre, ou bien encore, selon la manière de voir du docteur Huarte, qu’il n’avait pas pour la pratique du théâtre la même aptitude que pour la théorie. En revanche, les intermèdes valent beaucoup mieux. Son esprit vif et alerte, satirique et mordant, et naturellement enclin à la plaisanterie, se trouvait à l’aise dans ces petites scènes burlesques, qui tenaient plus de la farce que de la comédie : ce sont des dialogues rapides et animés, où l’on trouve du naturel, de la grâce, beaucoup de facilité, et par-dessus tout ce goût fin et délicat qui excellait à manier le ridicule.

Ces facéties rappellent les meilleures de ses nouvelles, et par des qualités analogues et par le fond même (e).

XII

Cervantes avait retrouvé dans sa retraite ses loisirs d’autrefois (mi antigua ociosidad). Il en profita pour se livrer au travail avec une ardeur juvénile, tempérée par l’expérience de l’âge mûr. En 1605, lors de la publication de Don Quichotte, il avait annoncé une seconde partie ; il renouvela sa promesse en 1613. L’année suivante parut la contrefaçon d’Avellaneda.

Cervantes, indigné de tant d’audace, se hâta d’achever la seconde partie de son chef-d’œuvre. Il sollicita la permission de la faire imprimer dès le commencement de l’année 1615 ; mais des lenteurs calculées peut-être retardèrent la publication jusqu’au mois d’octobre. Ce fut le dernier ouvrage qu’il publia, et le plus parfait de tous : le succès fut prodigieux. Dans une belle dédicace au comte de Lémos, il annonçait pour paraître prochainement, quoique sa santé chancelante fût dès lors fort compromise, les Aventures de Persiles et Sigismonde, roman imité des Grecs, et qui devait rivaliser avec les Éthiopiques d’Héliodore.

En effet, l’ouvrage était prêt au printemps de l’année 1616 : il n’y manquait plus que la dédicace et le prologue. L’auteur se préparait à les écrire, lorsque son mal s’aggrava de telle sorte que, réduit à ne plus sortir, il dut faire chez lui la profession du tiers-ordre de Saint-François, dont il avait pris l’habit à Alcala, le 2 juillet 1613. Cependant, la chronicité de la maladie lui laissait quelques moments de rémission : alors l’espoir revenait avec les forces. Il lui en restait encore assez pour supporter la fatigue d’un court voyage. La petite ville d’Esquivias, où était domiciliée la famille de sa femme, n’était qu’à quelques lieues de Madrid : il s’y rendit pour changer d’air et de régime. Mais il s’assura bientôt que son état empirait visiblement. Sentant que sa fin était proche, et, résolu de mourir dans sa maison, il reprit le chemin de Madrid, accompagné de deux amis (f).

Il nous a raconté ce dernier voyage dans le prologue du Persiles, avec des particularités précieuses et très-intéressantes :

« Or il advint, cher lecteur, que deux de mes amis et moi, sortant d’Esquivias, nous entendîmes derrière nous quelqu’un qui trottait de grande hâte, comme s’il voulait nous atteindre, ce qu’il prouva bientôt en nous criant de ne pas aller si vite. Nous l’attendîmes ; et voilà que survint, monté sur une bourrique, un étudiant tout gris, car il était habillé de gris des pieds à la tête. Arrivé auprès de nous, il s’écria : « Si j’en juge au train dont elles trottent, Vos Seigneuries s’en vont prendre possession de quelque place ou de quelque prébende à la cour, où sont maintenant Son Éminence de Tolède et Sa Majesté. En vérité, je ne croyais pas que ma bête eût sa pareille pour voyager. » Sur quoi répondit un de mes amis : « La faute en est au cheval du seigneur Miguel Cervantes, qui a le pas fort allongé. » À peine l’étudiant eut-il entendu mon nom, qu’il sauta à bas de sa monture ; puis me saisissant le bras gauche, il s’écria : « Oui, oui, le voilà bien ce glorieux manchot, ce fameux tout, ce joyeux écrivain, ce consolateur des Muses ! » Moi qui en si peu de mots m’entendis louer si galamment, je crus qu’il y aurait peu de courtoisie à ne pas lui répondre sur le même ton. « Seigneur, lui dis-je, vous vous trompez comme beaucoup d’autres honnêtes gens. Je suis Miguel Cervantes, mais non le consolateur des Muses, et je ne mérite aucun des noms aimables que Votre ce Seigneurie veut bien me donner. » On vint à parler de ma maladie, et le bon étudiant me désespéra en me disant : « C’est une hydropisie, et toute l’eau de la mer océane ne la guérirait pas, quand même vous la boiriez goutte à goutte. Ah ! seigneur Cervantes, que Votre Grâce se règle sur le boire, sans oublier le manger, et elle se guérira sans autre remède. — Oui, répondis-je, on m’a déjà dit cela bien des fois ; mais je ne puis renoncer à boire quand l’envie m’en prend, et il me semble que je ne sois né pour faire autre chose. Je m’en vais tout doucement, et aux éphémérides de mon pouls je sens que c’est dimanche que je quitterai ce monde. Vous êtes venu bien mal à propos pour faire ma connaissance, car il ne me reste guère de temps pour vous remercier de l’intérêt que vous me portez. » Nous en étions là, quand nous arrivâmes au pont de Tolède ; je le passai, et lui entra par celui de Ségovie[9]… »

On sent dans ce morceau les angoisses de la mort, dont l’approche ne put altérer l’humeur joyeuse de Cervantes ni troubler le calme et la sérénité de son âme. Le 17 avril, il était encore entre la crainte et l’espérance. Le 18 son état devint plus grave, et il reçut l’extrême-onction. Le lendemain il dictait son admirable lettre au comte de Lémos, dernier et sublime hommage de reconnaissance à celui dont la sollicitude l’avait sauvé de l’extrême misère :

À don Pedro Fernandez de Castro,
comte de Lémos.

« Cette ancienne romance, qui fut célèbre dans son temps, et qui commence par ces mots : Le pied dans l’étrier, me revient en mémoire, hélas ! trop naturellement en écrivant cette lettre : car je puis la commencer à peu près dans les mêmes termes. — Le pied dans l’étrier, en agonie mortelle, seigneur, je t’écris ce billet. — Hier on me donna l’extrême-onction, et aujourd’hui je vous écris ces lignes. Le temps est court : l’angoisse s’accroît, l’espérance diminue, et avec tout cela je vis, parce que je veux vivre assez de temps pour baiser les pieds de V. E., et peut-être que la joie de la revoir en bonne santé de retour en Espagne me rendrait la vie. Mais s’il est décrété que je doive mourir, que la volonté du ciel s’accomplisse : au moins V. E. connaîtra mes vœux ; qu’elle sache qu’elle perd en moi un serviteur dévoué, qui aurait voulu lui prouver son attachement, même au delà de la mort. Sur quoi je prie Dieu de conserver V. E., ainsi qu’il le peut[10]. »

Son agonie fut longue ; mais l’esprit resta ferme. Cervantes fit ses dernières dispositions testamentaires, désigna lui-même le lieu de sa sépulture, et mourut comme un homme fort et croyant, le 23 avril de l’année 1616. Il avait vécu soixante-huit ans, six mois et quatorze jours. Il fut enterré sans pompe, et, selon ses dernières volontés, dans l’église des religieuses de la Trinité, où sa fille doña Isabel avait pris le voile. Aucune inscription ne fut gravée sur sa tombe, aucun signe n’en marqua la place, si bien que l’Espagne, dont il est la plus belle gloire, ne sait pas où repose sa cendre.

Plus de deux siècles après sa mort, aucun monument ne rappelait sa mémoire, lorsque la maison où il était décédé, à Madrid, fut rebâtie, il n’y a pas trente ans, dans la rue qui porte actuellement son nom. On fit placer un buste sur la façade et graver une inscription commémorative. Ce fut seulement en 1835 que Ferdinand VII ordonna l’érection d’une statue de Cervantes sur une des places de la capitale. La statue fut coulée en bronze, à Rome, par le sculpteur Solá, de Barcelone. L’idée de cette réparation tardive n’appartenait pas au roi ; c’est un littérateur distingué qui avait pris l’initiative, M. Mesonero Romanos, le même qui demande grâce aujourd’hui pour la maison de Calderon, située dans la grand’rue de Madrid (calle Mayor) dont elle est à coup sûr le plus bel ornement. Puisse son intervention être assez efficace pour arrêter à temps le marteau des démolisseurs. Dans un pays où les préjugés sont si vivaces, il semble qu’on devrait respecter les débris de l’ancienne gloire. N’est-ce pas assez que la littérature espagnole ait perdu la tradition des grands modèles ? et faut-il encore laisser profaner les monuments qui rappellent aux yeux leur mémoire ?

XIII

Cervantes mourut obscur et pauvre. Il fut bientôt oublié. Ce ne fut qu’au milieu du dix-huitième siècle qu’on songea à l’admirer. Alors seulement on fit des recherches sur les particularités de sa vie et de ses ouvrages. Mais une si longue incurie avait produit ses effets, et il a fallu du temps et du travail pour les réparer incomplètement. Il y avait deux portraits de Cervantes, dus à deux peintres également illustres, Francisco Pacheco et Juan de Jaúregui, célèbres l’un et l’autre par leur talent poétique et leur amour des lettres. Une copie seule en a été conservée : elle s’accorde d’ailleurs avec la description que Cervantes lui-même a faite de sa personne, dans le prologue de ses Nouvelles :

« Celui que tu vois représenté ici, dit-il, avec un visage aquilin, les cheveux châtains, le front lisse et découvert, les yeux vifs, le nez recourbé, quoique bien proportionné, la barbe d’argent (il n’y a pas vingt ans qu’elle était d’or), la moustache grande, la bouche petite, les dents peu nombreuses, car il ne lui en reste que six, encore en fort mauvais état, le corps entre les deux extrêmes, ni grand ni petit, le teint assez animé, plutôt blanc que brun, un peu voûté des épaules, et non fort léger des pieds ; cela, dis-je, est le portrait de l’auteur de la Galatée, de Don Quichotte de la Manche, du Voyage au Parnasse et d’autres œuvres qui courent le monde à l’abandon, peut-être sans le nom de leur maître. On l’appelle communément Miguel de Cervantes Saavedra. »

Tout cela est dit avec une délicatesse infinie et un accent de naïveté charmante. Il ajoute qu’il était bègue, mais que sa bouche était toujours prête à dire la vérité.

Ce portrait est achevé et le caractère de l’homme se peint sur son visage. C’est un mélange incomparable de bonté, de bonne humeur et de franchise, où la bonhomie laisse à peine percer une pointe de malice. Dans ces yeux et sur ce front brillent les facultés les plus heureuses de l’intelligence, relevées encore par les hautes qualités d’une grande âme. Il suffit de le regarder pour le connaître. Veut-on l’apprécier à sa valeur ? qu’on ouvre ses écrits. Il y est tout entier, et à chaque page, presque à chaque ligne, il apparaît tel qu’il fut en effet : bon, généreux, indulgent, dévoué, juste surtout, animé de la passion du vrai et du beau, toujours jeune de cœur et d’esprit, malgré les rudes leçons de l’expérience. À mesure qu’ils avancent dans la vie, les hommes vulgaires deviennent égoïstes. Il n’en est pas ainsi des hommes véritablement grands.

Dans le Voyage au Parnasse, où il s’est rendu naïvement justice, car il parle souvent de lui, mais naturellement, sans détours comme sans fausse modestie, il dit, après avoir énuméré ses écrits et ses exploits et motivé tout ce qu’il a fait pour la gloire :

« J’ai eu, j’ai, et j’aurai toujours, grâce à mon inclination naturelle, la pensée libre de toute adulation. Jamais mon pied n’a foulé le sentier de l’iniquité, de la fraude ni du mensonge, fléau de la vertu sainte. Je ne m’irrite point contre ma mauvaise fortune, content de peu, quoique désirant beaucoup. » C’est ainsi qu’il s’explique devant Apollon, dont la cour est envahie par ses confrères les poëtes, tandis que lui-même ne trouve pas un siége pour s’asseoir : « Eh bien ! dit le dieu du Parnasse, plie ton manteau et t’assieds dessus. — Hélas, Sire, ne voyez-vous pas que je n’ai point de manteau ? — N’importe, dit Apollon, j’ai plaisir à te voir, même en cet état. L’honneur mérité vaut souvent plus que celui qu’on obtient, et la vertu est un manteau qui cache la laideur de la misère. » À cette grande parole, j’inclinai la tête et restai debout. »

C’est qu’à l’apogée de sa gloire, lorsque le fils de son intelligence (hijo del entendimiento, c’est ainsi qu’il appelle son Don Quichotte), avait rendu son nom à jamais célèbre, Cervantes était dans la gêne, vivant à grand’peine des libéralités mesquines du comte de Lémos et de l’archevêque de Tolède. Un chapelain de ce prélat nous a laissé sur l’état précaire où était réduit Cervantes, un écrit qu’on sera bien aise de lire (g).

Le voici tel qu’il se trouve dans la censure de la seconde partie de Don Quichotte :

« Le 25 février de cette année 1615, Mgr de Tolède ayant été rendre visite à l’ambassadeur de France, plusieurs gentilshommes français, après la réception, s’approchèrent de moi, s’informant avec curiosité des ouvrages en vogue à ce moment. Je citai par hasard la seconde partie de Don Quichotte, dont je faisais l’examen. À peine le nom de Miguel de Cervantes fut-il prononcé, que tous, après avoir chuchoté à voix basse, se mirent à parler hautement de l’estime qu’on en faisait en France. Leurs éloges furent tels, que je m’offris à les mener voir l’auteur, offre qu’ils acceptèrent avec de grandes démonstrations de joie. Chemin faisant, ils me questionnèrent sur son âge, sa qualité, sa fortune. Je fus obligé de leur répondre qu’il était ancien soldat, gentilhomme et pauvre. — Eh quoi ! l’Espagne n’a pas fait riche un tel homme ? dit un d’entre eux ; il n’est pas nourri aux frais du trésor public ? — Si c’est la nécessité qui l’oblige à écrire, répondit son compagnon, Dieu veuille qu’il n’ait jamais l’abondance, afin que, restant pauvre, il enrichisse par ses œuvres le monde entier[11]. »

Un fait qui prouve sa détresse, c’est que dans l’espace de sept ans, de 1609 à 1616, il se vit obligé de changer six ou sept fois de domicile ; une année avant sa mort, il fut judiciairement expulsé du logement qu’il occupait dans la rue du Duc-d’Albe, d’où il se réfugia dans un misérable réduit de la rue del Leon, au coin de celle de Francos. C’est là qu’il mourut (h). Aussi avait-il accoutumé de dire « qu’il avait beaucoup d’amis, mais qu’il les devait à son humeur et non à sa fortune. »

Il eut aussi beaucoup d’envieux, parce qu’il était riche de ces biens que la fortune ne donne pas, qu’elle n’ôte pas : l’esprit, le talent, le génie, le courage et la grandeur morale, sans laquelle il n’y a point de grandeur véritable. Cervantes n’eut qu’un défaut, celui d’être trop indulgent. En matière de bon goût, ses principes étaient aussi solides qu’en morale, mais moins inflexibles ; de sorte que ses critiques pèchent le plus souvent par excès de modération. On sent que sa bonté forçait son jugement. Sans fiel et sans rancune, il n’avait point la mémoire des injures, et ne perdit jamais celle des bienfaits.

Il ne connut point l’envie, la plus hideuse des passions mauvaises, la seule, dit-il, qui n’ait pas cet attrait de douceur que l’on trouve au fond de tous les vices. Avec une âme exempte de toutes les basses convoitises, il fut d’une probité rigide, inaccessible aux séductions de la faveur et de la richesse, modéré dans ses désirs, fort dans la douleur, patient dans l’adversité, d’un courage calme dans le péril, et d’une inaltérable sérénité dans l’infortune. Dans une carrière longue et difficile, il montra toute la vigueur de sa robuste nature ; la vieillesse et la misère ne purent l’abattre. Après avoir épuisé toutes les rigueurs du sort, il mourut comme il avait vécu, sans peur et sans reproche, oublié dès le lendemain, lui qui devait être le plus populaire des écrivains modernes.

Mais s’il fut privé des faveurs de la fortune et de ces biens que le monde honore, il fut riche de ces trésors de l’intelligence et du cœur, que les hommes vraiment grands lèguent à la postérité comme un exemple et un héritage. Grand génie et grande âme, il réunit les plus nobles éléments de la grandeur antique, et c’est pour lui qu’il faut répéter ce qu’il a dit d’un autre : « Il fut Grec par l’esprit et Romain par le cœur. »

FIN DE LA VIE DE CERVANTES SAAVEDRA.
  1. Un document précieux, dont la découverte n’est pas fort ancienne, a mis à néant les prétentions de sept villes qui se disputaient l’honneur d’avoir produit Cervantes : Madrid, Séville, Lucena, Tolède, Esquivias, Alcazar de San Juan et Consuegra. Le document dont il s’agit est un extrait baptistère de la paroisse de Sainte-Marie-Majeure d’Alcalá de Hénarès, du 9 octobre 1547. L’usage étant en Espagne de baptiser l’enfant le lendemain ou le surlendemain de sa naissance, on peut supposer, avec quelque vraisemblance, que Cervantes naquit le 6 ou le 7 du même mois.
  2. Don Quichotte, Ire partie, chap. xl, tome I, pages 268–9, de la traduction de M. Furne.
  3. Don Quichotte, Ire part., chap. vi, tom. Ier, pp. 28–9 de la traduction de M. Furne.
  4. Dans el Trato de Argel, on voit figurer l’Occasion et la Nécessité. Cette résurrection de la tragédie antique n’avait plus alors sa raison d’être, comme au temps où les croyances mythologiques étaient encore en crédit. — Voir à la fin de cette notice une appréciation sommaire du théâtre de Cervantes.
  5. Cette relation, écrite par Gerónimo Martel, fut imprimée à Saragosse chez Lorenzo Robles, en 1595.
  6. Viage al Parnaso, capit. iv.
  7. Voici le sonnet de Góngora :

    Parió la reina : el luterano vino
    Con seiscientos hereges y heregias:

    Gastamos un millon en quinze dias
    En darles joyas, hospedage y vino.

    Hicimos un alarde ó desatino,
    Y unas fiestas que fueron tropelias:
    Al anglico legado y sus espias
    Del que juró la paz sobre Calvino.

    Bautizamos al niño Dominico
    Que nació para serlo en las Españas:
    Hicimos un sarao de encaniamento.

    Quedamos pobres, fué Lutero rico:
    Mandáronse escribir estas hazañas,
    A don Quijote, á Sancbo y su jumento.


  8. Voir ci-après l’étude sur le Voyage au Parnasse.
  9. Traduction de M. Furne, t. I, p. xx–i.
  10. Traduction de M. Furne, t. I, p. xxi–ii.
  11. Traduction de M. Furne, t. I, p. 19.