Le Voyage au Parnasse/Chapitre IV

Traduction par Joseph-Michel Guardia.
Jules Gay (p. 49-66).
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Chapitre IV

CHAPITRE IV.

L’indignation fait souvent des vers, mais si le versificateur indigné est un sot, ses vers seront en tout dignes de lui. Quant à moi, je ne sais que dire, si ce n’est que je suis prêt à chanter en tercets des choses que n’a point chantées l’exilé du Pont. M’adressant donc au Dieu de Délos : « Le vulgaire léger ne fait pas grand état de celui qui à tes pas s’attache, Seigneur, jaloux de cueillir le laurier sacré. L’envie et l’ignorance le persécutent ; toujours envié et persécuté, il n’atteint jamais le but de ses espérances. Moi qui vous parle, j’ai taillé, grâce à mon génie, le vêtement qui permit à la belle Galathée de faire son entrée dans le monde et d’échapper ainsi à l’oubli. C’est par moi que la Confusa, d’attraits non méprisables, parut sur la scène et ravit l’admiration, s’il faut en croire la renommée. C’est moi qui, d’un style en partie acceptable, ai composé des comédies remarquables en leur temps par la noblesse et le charme. Mon Don Quichotte est une ressource contre le chagrin et la mélancolie en toute saison, en tout temps. Mes Nouvelles ont ouvert un chemin où la langue castillane peut déployer toutes ses qualités dans des récits peu vraisemblables. Je suis celui qui, par l’invention, l’emporte sur un grand nombre, et je reconnais que celui-là n’a point à se plaindre des rigueurs de la renommée, qui pèche par l’invention. Dès mes tendres années, j’aimai l’art charmant de la douce poésie, et le cultivai toujours avec le désir de te plaire. Jamais mon humble plume ne s’égara dans la région de la satire, et ne chercha dans la bassesse des récompenses honteuses et des infortunes méritées. C’est moi qui ai composé, pour la plus grande gloire de mes écrits, le sonnet qui commence ainsi : « Par ma foi, voilà une munificence qui m’étonne ! » J’ai produit quantité de romances ; parmi beaucoup d’autres qui ne valent pas le diable, celle de la jalousie mérite mes préférences. Voilà, en somme, pourquoi je suis fâché extrêmement de me voir seul debout, sans pouvoir seulement m’abriter sous un arbre. Je suis, comme on dit, sur le point de livrer à l’impression le grand Persiles, par lequel croîtront mon nom et mes œuvres. C’est moi qui, en des pensées aussi chastes que subtiles, rangées dans des sonnets à la douzaine, ai rendu hommage à trois héroïnes de cuisine. De même que Philis, ma Philène a fait retentir les forêts, ravies d’entendre mes chants joyeux. Et dans des rimes de toute mesure, les vents légers emportèrent mes espérances, jetées au vent et semées dans le sable. J’ai eu, j’ai et j’aurai mon esprit, grâces au ciel qui me guide vers le bien, affranchi et libre de toute adulation. Mes pieds ne suivent jamais la voie du mensonge, de la fraude et de la fourberie, ennemis mortels de la vertu sainte. Je ne m’emporte point contre ma mauvaise fortune ; et pourtant, en me voyant debout, en un tel lieu, je sens encore plus vivement ma misère. Si grands que soient mes désirs, je me contente de peu. »

À ces fâcheux discours, le dieu de Thymbrée répondit avec douceur : « Les mauvaises chances viennent de si loin et prennent si haut leur source, qu’il est plus aisé de les prévoir que de les éviter. À celui-ci le bien arrive tout d’un coup, à celui-là petit à petit et sans qu’il s’en aperçoive ; il en est de même pour le mal : il n’a point d’autres allures. Conserver sagement, avec adresse et habileté, le bien acquis, n’est point d’un mérite moindre que celui qu’il y a à l’acquérir. Tu es toi-même l’artisan de ta fortune ; je t’ai vu parfois en bonne veine ; mais le bien-être ne dure pas à l’imprévoyant. Que si tu veux finir gaîment tes plaintes sans essuyer d’affront, résigne-toi, plie ton manteau et t’assieds dessus. Quand le sort refuse à un homme le bonheur, sans motif, il y a plus d’honneur à le mériter qu’à le posséder. — On voit bien, Seigneur, lui répondis-je, que vous n’avez pas remarqué que je n’ai point de manteau. » Et lui : « Même dans cet état, j’ai plaisir à te voir. La vertu est un manteau dont la gêne, qui échappe indépendante aux atteintes de l’envie, couvre sa honte. »

À cette grande pensée, j’inclinai la tête et restai debout, car il n’est de bon siége que celui qui est l’œuvre de la faveur ou de la richesse.

Quelques murmures s’élevèrent quand on me vit privé d’un honneur que l’on croyait que me devait la planète, riche de lumière et de puissance.

En ce moment, il sembla que le jour reprenait un nouvel éclat, et l’on entendit dans les airs une ravissante harmonie. En même temps apparut à l’horizon une troupe de belles nymphes dont la vue réjouit infiniment le dieu blond. À leur suite, il y en avait une qui jetait d’aussi vives lueurs que le soleil, comparé aux étoiles. Devant elle, toute beauté s’évanouit ; elle seule resplendit entre toutes, et entraîne la satisfaction et la joie. Telle l’aurore, quand elle se réveille et commence à se montrer parmi les roses et les perles liquides. Ses riches vêtements, ses atours brillants, les bijoux précieux qu’elle portait surpassaient toutes les merveilles. Les nymphes qui s’empressaient autour d’elle, dans leurs fières allures et leur belle apparence, ressemblaient aux arts libéraux. Toutes, avec des marques d’une affection tendre et profonde, et avec elles les sciences les plus renommées et les mieux choisies, lui témoignaient une déférence respectueuse. Elles laissaient paraître leur satisfaction de la servir, et se voyaient, grâce à elle, plus vénérées en tous lieux. Les courants de la mer lui montraient l’origine du flux et du reflux et la source des fleuves et des eaux vives. Les plantes lui présentent leurs vertus, les arbres leurs fruits et leurs fleurs, et les pierres leur valeur cachée. L’amour était là, avec ses chastes affections, la douce paix avec sa salutaire quiétude, la guerre avec toute l’amertume de ses rigueurs. Devant elle se déroulait, lumineuse, la large voie où le soleil poursuit sans relâche sa carrière naturelle ou obligée ; la force irrésistible du destin, avec les étoiles qui le constituent, et les influences de chaque planète et de chaque signe. Tout cela est soumis au savoir et à la volonté de la sainte et ravissante Vierge, objet d’admiration et de joie.

Je demandai au dieu babillard si, sous cette nymphe, se cachait quelque divinité qu’il fallût adorer ; car, par ses riches atours et par ses belles apparences, elle semblait appartenir au ciel et non à la terre. « Voilà me dit-il, que tu trahis ta sottise ; depuis tant d’années que tu la fréquentes, tu ne reconnais pas la Poésie ? — C’est que, répondis-je, je l’ai toujours vue pauvrement vêtue ; jamais je ne l’ai aperçue avec des atours tellement riches et brillants. Il me semble l’avoir vue assez mal mise, vêtue d’un habillement de la couleur du printemps, les jours de travail comme les jours de fête. — Celle-ci, dit Mercure, est la poésie véritable, grave, sage, élégante, noble, ingénue ; en toute circonstance, elle ne se montre jamais que revêtue d’une robe traînante, suivant la dignité de sa profession. Elle ne s’abaisse jamais à servir les rimailleurs malins et impudents, qui ne peuvent se taire sur ce qu’ils savent le moins. Il en est une autre, fausse, avide, laide et vieille, qui se plaît au son du tambourin et du mortier, toujours dans l’échoppe ou à la taverne. Elle ne s’élève pas de huit, ni même de quatre travers de doigts au-dessus du sol ; elle fréquente de préférence les noces et les baptêmes ; elle a les mains longues et bien peu de cervelle. Il lui prend parfois des paroxysmes convulsifs ; elle ne peut prononcer distinctement, et, si elle y parvient, on n’entend sortir de sa bouche qu’absurdités et solécismes. Bacchus ne la quitte guère, et, tandis qu’il fait des siennes, elle répand en couplets sa jactance, avec le pouliot, le souchet, la menthe sauvage et autres symboles de l’ostentation. Celle-ci, qui est sous tes yeux, décente en ses allures, fait l’orgueil des cieux et de la terre ; c’est chez elle que les muses tiennent bureau d’esprit. C’est elle qui cache et révèle les secrets mystères, qui effleure en passant chaque science et en retire la plus pure substance. Regarde-la plus attentivement, et tu verras en elle le type de l’abondance de ce qui est le plus excellent. Avec elle habitent, sous le même couvert, la haute spéculation et la philosophie morale, le style le plus parfait et l’élégance. Elle peut peindre la nuit au milieu du jour, et au milieu des plus épaisses ténèbres de la nuit, l’aube gracieuse qui engendre les perles. À son gré, les fleuves hâtent ou suspendent leur course, et le cœur s’emporte à la colère ou revient à la douceur. Parmi les armes brillantes, elle se précipite, dans la fureur du combat, donnant ou ôtant la victoire. Les forêts lui prêtent leurs ombrages, les bergers leurs chansons, le malheur son deuil et le plaisir ses fêtes. Le sud lui prodigue ses perles, la région de Saba ses parfums, le Tibre son or, l’Hybla son miel, Milan ses brillants costumes, et la Lusitanie ses amours. Enfin, elle est un abrégé de l’utile, de l’honnête et de l’agréable, éléments essentiels du bonheur. Si vif et si merveilleux est son génie, qu’elle a des traits qui émerveillent par un je ne sais quoi d’impénétrable. Les gens de bien écoutent sa voix avec ravissement, les méchants s’en offensent ; c’est que les uns l’adorent, tandis que les autres ne la comprennent point. Ses œuvres héroïques sont immortelles, et ses œuvres lyriques tellement suaves, qu’elles transforment les faits périssables et leur impriment une divine empreinte. Si parfois elle se montre flatteuse, elle met dans ses flatteries tant d’élégance et de raffinement, qu’elle mérite récompense au lieu de blâme. Ses actes glorifient la vertu et châtient le vice, et c’est par là que se révèlent au monde son génie sublime et sa bonté. »

Il en était là de son explication, lorsqu’à travers des portiques de jasmins et de roses, parmi lesquels l’Amour errait sans doute, je découvris cinq personnages d’un aspect grave et imposant, vêtus, suivant la coutume des religieux, de longues toges d’une brillante propreté. Je demandai à Mercure pourquoi ces personnages se tenaient à l’écart, malgré leurs apparences respectables. « Ils ne se montrent point, me répondit-il, pour rester dans les convenances de leur profession éminente, et c’est pour cela qu’ils restent le visage couvert. — Et qui sont-ils ? demandai-je, s’il est toutefois permis de le savoir. — Non, je ne puis le dire, pour obéir aux ordres exprès d’Apollon. — Sont-ce des poëtes ? — Oui. — Eh bien ! je ne puis deviner le motif qui les détourne de se faire publiquement gloire de leur génie. Et pourquoi donc s’abêtissent-ils, comme les imbéciles, et cachent-ils le talent que le ciel prodigue à ceux qui s’honorent le plus de lui appartenir ? De par le roi, qu’est-ce ceci ? Quelle crainte ou quel zèle les pousse à ne pas paraître sans peur devant la vile multitude terrestre ? Est-il une science comparable à cette science universelle de la poésie, qui s’étend de tous côtés à l’infini ? Puisqu’il en est ainsi, je voudrais bien savoir pourquoi, parmi les gens de cette catégorie, cette crainte, ou cette délicatesse excessive, ou cette hypocrisie sont à la mode ? Monseigneur fait des vers, et ne veut pas qu’on le sache, tout en les montrant à qui veut les voir, en se réservant de dire qu’on le calomnie. Et pourtant, si les vers sont bons, la renommée multiplie leur valeur, et de sa voix éclatante célèbre les louanges et la gloire du poëte. Eh quoi ! ne peut-on dire d’un pontife qu’il est poëte sans porter contre lui un faux témoignage ? En vérité, cela est fort. Par la vie de l’espiègle Lanfusa, si l’on ne veut pas me dire quels sont ces gens si bien drapés dans leur toge, avec bonnet et aumusse, je trouverai des moyens infaillibles et étranges de réduire à la confusion ces personnages si tranquilles dans leur gravité. — Je te jure, par ma foi, répliqua Mercure, que je ne puis le dire, et si je le dis, ce sera sur le compte de ton importunité. — Dis-le donc, seigneur, je prends dès à présent l’engagement de ne point dire que c’est toi qui me l’as dit ; je te le promets sur la foi de notre bonne amitié.

— Gardons-nous, répondit-il, de toute indiscrétion, dans ces plaisanteries : approche-toi et je te le dirai à l’oreille ; je crois d’ailleurs qu’il y en a plus que tu n’en as vu. Celui que tu as aperçu là-bas, le cou roide, fier, à la robe traînante et à la taille bien prise, tout revêtu d’honneur et de courage, c’est le Docteur Don Francisco Sanchez. Apollon peut lui accorder, sans marchander, les louanges qui lui sont dues et l’élever plus haut que le ciel. Il n’est point de hauteur où ne puisse atteindre son génie ; car le vert feuillage de ses jeunes années, nous donne l’espérance des fruits qui naîtront. Celui-là qui se plaît à suivre l’essor de son imagination et qui se plonge délicieusement dans les douceurs de l’extase, et suit de si près mes actions, c’est le Maestro Orense. Dans les écoles d’Athènes, c’est lui qui emporte la palme de la plus rare éloquence. Porté par la science et par le savoir qui s’acquiert, son génie naturel l’élève au degré de l’excellence. Celui-là, au teint pâle et jauni par la sainteté, tout couvert d’un rameau de laurier, et presque caché sous le feuillage touffu, se nomme Fray Juan Bautista Capataz. Il est pauvre et marche pieds nuds ; mais la renommée lui a fait un vêtement, qui est une brillante parure. Celui-là, qui, plein d’une éternelle joie, arrache son nom aux rigueurs de l’oubli, si cher à Apollon et aux Muses, vieillard par le génie, jamais jeune, humaniste divin, c’est, à ce que je crois, le célèbre Docteur Andres del Pozo. Celui-là, est un licencié d’un immense génie ; malgré son costume de mercenaire, les muses lui payent tribut, comme à leur maître. Il se nomme Ramon, puissant auxiliaire du dieu de Délos, contre les efforts obstinés de l’ennemi. L’autre, dont le front est ceint des rameaux de l’arbre de Daphné, comme celui d’un triomphateur, est illustre dans Alcala. Sur ce glorieux théâtre, le cygne au chant d’heureux présage, le proclame toujours le premier parmi les vainqueurs. Ses spirituelles et intempérantes saillies font envie aux écoliers les plus espiègles.

Ces six personnages occupent des positions élevées en religion ; et à cause de leur caractère sacré, ils souffrent des louanges qu’on leur donne en tant que poëtes : ils seraient bien aises de recueillir les louanges et d’être quittes du titre. — Mais pourquoi, demandai-je, s’obstinent-ils, seigneur, à écrire, et à faire connaître les vers qu’ils composent ? — Le génie a aussi sa convoitise ; et l’on ne méprise jamais les éloges qui sont légitimement dûs au mérite. Pourquoi donc celui qui ne se pique point d’être poëte, écrit-il des vers et les récite ? Pourquoi dédaigne-t-il ce qu’il prise le plus ? Je n’ai jamais pu comprendre ni souffrir ces mignardises hypocrites. C’est bonnement que j’ai toujours ambitionné la louange pour ce que j’ai fait de bien. — Malgré tout, répliqua le dieu qui se pique d’éloquence, Apollon veut que cette troupe de religieux demeure ici en secret. »

En ce moment retentit le cri du clairon, et des voix se firent entendre, qui annonçaient l’arrivée d’un excellentissime poëte. Je me retournai, et sur le flanc de la montagne j’aperçus un postillon et un cavalier, qui allaient, comme on dit, ventre à terre. Le postillon faisait l’office de héraut plutôt que de guide ; à ses cris, tout l’escadron poétique se leva. Mercure me dit : « Tu ne sais pas quel est ce vaillant et superbe personnage ? Je suis persuadé que tu l’as reconnu déjà. — Oui certes, répondis-je, c’est le fameux Don Sancho de Leiva, dont la plume et l’épée tourneront à l’avantage d’Apollon. Avec un pareil auxiliaire, le succès de l’entreprise est certain. »

Au même instant, et c’était comme un rêve, un autre secours non moins précieux nous fit voir que pour affronter le combat prochain, nous aurions un renfort suffisant de génie, de forces et de courage. Sur la gauche de la montagne apparut tout à coup une troupe délibérée. Ô ciel, vous donnez des preuves certaines de votre providence !

En tête marchait, porté sur un cheval bai, le spirituel Juan de Vasconcelos, qui excite la jalousie des muses lusitaniennes. Derrière lui, venait le capitaine Pedro Tamayo, et quoique malade de la goutte, il frappa l’ennemi de terreur et de crainte, semant dans ses rangs le désordre ; car c’est dans les moments critiques de la guerre, qu’on admire surtout les prodiges de son génie et de son courage.

Sur le côté droit de la montagne s’avançaient en même temps, vers cette terre plantureuse, d’autres soldats guidés par une bannière blanche. Aussitôt Apollon se mit en quête de savoir qui ils étaient. À leur tête, marchait le jeune Don Fernando de Lodeña, poëte précoce, mais dont le génie renferme déjà les germes de la gloire à venir, déposés par la propre main d’Apollon.

En grand appareil et avec la majesté d’un roi, s’arrêta au pied de la montagne un nouveau venu, qui sollicitait les faveurs du dieu. C’était le licencié Juan de Vergara, puissant renfort pour l’illustre multitude. Honneur d’Esculape et d’Apollon, il est deux fois illustre, et l’envie elle-même proclame sa gloire.

En même temps que lui fut reçu avec applaudissements, le docte Juan Antonio de Herrara, dont l’arrivée mit l’équilibre entre les deux partis.

Oh ! qui pourrait d’une langue pure de flatterie et d’une affection sincère, louer dignement les deux qui vinrent ensuite ! Mais une si lourde charge n’est point pour mes épaules. Ces deux nouveaux venus n’étaient autres que les célèbres maîtres Calvo et Valdivieso.

Un moment après, sur la plaine ondulée de la mer, parut une barque légère, vigoureusement poussée par les rames. Elle aborde, et tout aussitôt nous voyons descendre le grand Don Juan de Argote et de Gamboa, accompagné de Don Diego Abarca, dignes tous deux d’une louange sans fin. Du haut de la proue, sauta à terre, Don Diégo Ximénès et de Enciso. Ces trois poëtes représentent le bon goût dans ce qu’il y a de plus brillant et de plus exquis ; leur génie et leurs ouvrages en sont les parfaits modèles.

Avec Juan Lopez del Valle arrivent deux autres compagnons : l’un d’eux est Pamones, à qui les Muses gardent rancune, parce qu’il marche dans une voie que nul n’a foulée avant lui et qu’il est plus ennuyeux que divertissant avec ses manies d’innovation.

Par des chemins impraticables, d’un pays reculé, arriva le brave Irlandais Don Juan Bateo, nouveau Xerxès pour la mémoire.

Je me retourne et j’aperçois Mantuano, qui a eu la bonne pensée de se donner pour Mécène le grand Velasco. L’un et l’autre laisseront, dans leur patrie, aussi bien que dans les pays étrangers, un renom considérable, puisque tu le veux ainsi, Apollon.

Entre deux collines couvertes de fruits (peut-être voudra-t-on le croire, en supposant qu’on le comprenne) et couronnée de palmes et de lauriers, apparut la majestueuse figure de l’abbé Maluenda, inondant la montagne de gloire et de lumière, et portant l’espérance du triomphe dans la lutte. Et quels ennemis ne vaincrait point un génie si brillant et une bonté si digne du souvenir ?

Don Antonio Gentil de Vargas, je demande le loisir de te voir, car tu arrivas tout revêtu d’élégance, d’art et de courage. Bien que Génois de naissance, tu fis paraître ton habileté à cultiver les Muses castillanes, si bien que toute la troupe poétique en fut ravie.

Du fond de l’Inde reculée, arriva mon ami Montesdoca, et celui qui renoua le fil rompu de la narration de l’Arauco.

Apollon leur dit : « C’est à vous qu’il appartient de défendre ce riche domaine contre la canaille dépourvue de pudeur. Vous le voyez, sans autres armes que l’arrogance, elle veut canoniser l’ignorance et lui assurer un divin et impérissable renom. Tel est l’aveuglement de l’amour-propre, qu’il n’est pas rare de voir un ignorant prétendre à la réputation d’excellent poëte. »

En ce moment, une autre merveille, un nouveau prodige se découvre en mer ; je vais le raconter en quelques vers. Un vaisseau approcha si près du bord, qu’on pouvait voir d’en haut, très-distinctement, tout ce qui était dedans. Il était pour le moins de quatre mille salmas ou tonneaux, suivant un autre terme en usage, le ventre rebondi et la coque très-forte ; tel que les nefs qui du rivage indien arrivent en chargement à Lisbone, et qui sont réputées uniques pour la capacité. Ce vaisseau, de la proue à la poupe, était couvert de poëtes, marchandise qui abonde sur les places de Calicut et de Goa.

Le dieu rubicond tomba en épilepsie à la vue de cette cohue impertinente, qui venait au secours de la montagne ; et dévotement il supplia en silence le dieu qui manie le trident humide, de couler bas sans retard le navire. Du milieu de la tourbe famélique s’avança, vers le bord du vaisseau, un homme qui paraissait fâché et de fort mauvaise humeur ; et d’une voix qui n’avait rien de tendre ni de suave, il débita (tantôt en colère, tantôt d’un ton plus calme) des phrases que j’écoutai avec impatience, car ses paroles étaient autant de traits qui perçaient mon âme et mon cœur.

« Ô toi, cria-t-il, traître, qui as canonisé les poëtes de l’interminable liste, pour des motifs et par des moyens détournés ; qu’as-tu fait de la vue pénétrante de ton génie ? Chroniqueur infidèle, tu as menti, faute d’y voir clair. Je confesse, ô barbare, je ne nie point que quelques-uns de ceux que tu as choisis en si grand nombre, sans céder à la partialité ou aux supplications, ont été placés par toi au rang qu’ils méritent ; mais pour tous les autres, tu as été trop prodigue de louanges. Tu as porté jusqu’au ciel la fortune de plusieurs qui reposaient au sein de l’oubli, privés de la lumière du soleil et de celle de la lune. Il n’a été ni appelé ni élu le grand pasteur d’Ibérie, le grand Bernardo surnommé de La Vega. Tu t’es montré envieux, étourdi et sans discernement. Tu as lancé ta flèche aux nymphes et aux bergers du Hénarès, les traitant en ennemis, et pourtant, il y a dans ton troupeau des poëtes qui ne valent pas mieux et qui auront, en vérité, beaucoup à faire pour devenir meilleurs. Si pareil outrage ne me trouble point la judiciaire, je distingue d’ici sept faiseurs de couplets, gens de pacotille, comme on dit. Entre eux et l’élégance, le bon goût et l’esprit, il n’y a rien de commun, et tu les places nonobstant, à plus de deux lieues au-delà du paradis. Sois convaincu que ces imaginations et ces chimères tourneront un jour à ta honte, si tu ne mets quelque soin à t’amender. »

Cette menace peu courtoise remplit mon cœur d’une vive crainte, et épuisa ma patience. Et me tournant vers Apollon, avec une vivacité que j’étais loin d’attendre de mon âge, la voix altérée et le visage allongé, je lui dis : « Je vois bien, avec évidence, qu’à ton service je ne recueille que désagréments, avant-coureurs des malheurs à venir. Fais, ô Seigneur, que la liste que le dieu de Cyllène apporta avec lui en Espagne, soit lue publiquement, afin de montrer combien je suis peu coupable. Si c’est ta divinité qui a fait erreur dans son choix, et si je n’ai fait qu’approuver ce qu’il m’a dit, pourquoi ce maraud se courrouce-t-il contre moi ? Ce n’est point sans cause ni sans raison que suis peiné de voir que ces barbares veulent me tenir longuement dans une crainte cruelle. Ceux-ci m’abhorrent, parce que je les ai inscrits ; et ceux-là sont résolus à me chagriner, parce que j’ai négligé de les inscrire. Je ne sais en vérité comment m’entendre avec eux ; les inscrits se désolent, les non inscrits se fâchent, et les uns et les autres me font trembler. Toi, Seigneur, puisque tu es dieu, assigne-leur le rang qui convient à leur génie : appelle et désigne ceux qui sont les plus habiles et les plus prompts. Et de peur que je ne succombe à la noire crainte qui m’épouvante, aussitôt que la dispute aura pris fin, couvre-moi de ton manteau et m’abrite de ton ombre. Ou bien mets-moi une marque qui montre que je suis de ta maison et ta créature ; et de la sorte nul ne me fera outrage. »

— « Tourne de ce côté tes regards et vois ce qui se passe, » me dit Apollon en courroux et le cœur bouillant de fureur.

Je regardai, et je vis le spectacle le plus réjouissant et le plus triste qu’oncques le monde ait vu ; non, il n’y en eut et il n’y en aura jamais de pareil. Mais qu’on ne s’attende pas à en trouver ici la description ; je la réserve pour la cinquième partie, et je me propose de chanter d’une voix si haute et si éclatante, que j’espère bien qu’on me prendra pour un cygne à ses derniers moments.