Le Voyage artistique à Bayreuth / III- (1/2) Biographie

Le Voyage artistique à Bayreuth (1897)
Librairie Ch. Delagrave (p. 40-75).



[Photo : Richard Wagner.]



CHAPITRE III

BIOGRAPHIE

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« Il fallait qu’il fût malheureux,
car c’était un homme de génie. »
H. Heine.



Richard Wagner naquit le 22 mai 1813 à Leipzig, de Carl-Friedrich-Wilhelm Wagner, employé de police élevé au grade de chef de police par Davoust pendant l’occupation française, et de Johanna-Rosina Bertz, qui mourut en 1848.

Parmi les huit frères et sœurs de Richard Wagner, plusieurs embrassèrent la carrière théâtrale : Albert, qui fut le père de Johanna Jachmann, cantatrice connue ; Johanna-Rosalie, épouse de Oswald Marbach, fut actrice distinguée ; Clara-Wilhelmine, qui chanta aussi avec talent.

Après la bataille de Leipzig, une épidémie enleva le père de famille, qui laissa sa veuve dans une situation précaire. Elle se remaria en 1815 à Ludwig Geyer, acteur, dramaturge et peintre de portraits ; Geyer emmena sa femme et les enfants de celle-ci à Dresde, où l’appelait son engagement, et prit en grande affection le petit Richard, qui l’aima comme un père, et dont il voulait faire un peintre. Mais l’enfant montrait peu de dispositions pour le dessin et manifestait au contraire un penchant marqué pour la musique. Wagner raconte lui-même que la veille de la mort de son beau-père, en 1821, ayant joué au piano des morceaux que ses sœurs lui avaient appris, il entendit le moribond dire d’une voix faible, dans la pièce à côté : « Aurait-il le don de la musique ? »

Dès son plus jeune âge, il eut un véritable culte pour Weber ; il savait par cœur le Freyschütz et se cachait pour contempler son auteur, qui venait fréquemment voir Mme Geyer, dont l’intelligence attirait les artistes.

Dès le début de ses études à la Kreutzschule de Dresde, se révéla chez lui un grand penchant pour la littérature ainsi qu’une facilité évidente pour la versification, Eschyle, Sophocle et Shakespeare excitaient vivement son admiration, et il conçut, sous l’empire de ce sentiment, un grand drame dont les quarante-deux personnages mouraient tous au cours de la pièce, si bien qu’il dut les faire reparaître à l’état de spectres pour pouvoir terminer son cinquième acte !

En 1827 il avait été retiré de la Kreutzschule, où il faisait sa troisième, et placé à l’École Nicolaï de Leipzig en quatrième, ce qui le découragea complètement. Il devint fort mauvais élève et négligea ses études pour s’occuper exclusivement de son drame. Il entendit pour la première fois à cette époque, aux Gewandhaus Concerts, les Symphonies de Beethoven et Egmont, qui firent sur lui une profonde impression. Dans son enthousiasme, il voulut écrire de la musique de scène pour sa fameuse œuvre, et se mit à ce travail avec ardeur, à la grande désolation de sa famille, qui ne croyait pas à sa vocation. Pourtant il insista tellement auprès d’elle qu’il obtint de prendre des leçons de musique avec un organiste nommé Müller. Ne doutant de rien, il écrivit une Ouverture à grand orchestre, qu’il parvint à faire exécuter. « Ce fut, dit-il lui-même, le point culminant de mes absurdités. Ce qui me fit surtout du tort, ce fut un roulement de timbales fortissimo, lequel revenait régulièrement toutes les quatre mesures tout le long du morceau. La surprise qu’éprouva alors le public se changea en une mauvaise humeur non dissimulée, puis en une gaieté qui m’affligea fort ! »

Les troubles de juillet 1830 survenant alors, le jeune Richard tourne uniquement ses pensées vers la politique révolutionnaire, et, s’y jetant à corps perdu, il abandonne toute étude, y compris la musique. Il entre pourtant à l’Université de Leipzig pour suivre les cours d’esthétique et de philosophie, mais il se livre surtout aux extravagances de la vie d’étudiant. Il s’en dégoûte heureusement vite et sent le besoin de se remettre à ses travaux. Il a la bonne chance de trouver en l’excellent Théodor Weinlig un remarquable professeur qui sait gagner sa confiance et lui fait faire une étude approfondie de la fugue et du contrepoint. Il apprend alors à connaître et à apprécier Mozart et compose une Polonaise et une Sonate, maladroite imitation des procédés de Beethoven et de Schubert, qu’il dédie à son maître Weinlig. Ces deux morceaux furent publiés chez Breitkopf et Härtel, où on les trouve encore. Les leçons ne durèrent que six mois, car il en profita d’une façon remarquable et « acquit ainsi, comme il l’a écrit lui-même, l’indépendance dans sa manière d’écrire ».

Il partit en 1832 pour Vienne, qu’il trouva toute à la musique française et aux « pots pourris ». En revenant il s’arrêta à Prague et parvint à y faire exécuter plusieurs compositions, entre autres une Symphonie. Il y écrivit le poème et le premier numéro d’un opéra, la Noce, dans lequel se fait sentir la déplorable influence de la mauvaise école française, et qu’il déchira l’année suivante, parce que le sujet déplaisait à sa sœur Rosalie.

En 1833 commence réellement sa carrière de musicien ; il se rend à Wurtzbourg près de son frère Albert, chanteur distingué, et, tout en remplissant les fonctions de chef des chœurs au théâtre de la ville, il compose, d’après une fable de Gozzi, le livret et la musique d’un opéra romantique, les Fées, qui contenait beaucoup de bonnes choses et était manifestement inspiré de Beethoven et de Weber. Des fragments en furent exécutés au théâtre de Wurtzbourg, puis l’ouvrage entier à Munich, en 1888. Le manuscrit devint plus tard la propriété du roi de Bavière.

C’est en 1834 que Wagner entendit pour la première fois Mme Schrœder-Devrient, dont le talent dramatique eut sur son génie une si puissante influence, en lui faisant comprendre quelle force pourrait avoir l’intime union du poème et de la musique. Bien plus tard, dans le courant de sa carrière, il disait d’elle : « Chaque fois que je compose un caractère, c’est elle que je vois. »

C’est à cette époque aussi qu’il commença à écrire son opéra la Défense d’aimer (intitulé aussi la Novice de Palerme, qu’il acheva en 1836, alors qu’il était directeur du théâtre de Magdebourg. Une seule exécution de cette œuvre (dans laquelle il abandonna tout à fait ses premiers modèles pour subir l’ascendant de la musique française et italienne) eut lieu précipitamment le même hiver, avant le licenciement de la troupe du théâtre ; depuis, après avoir causé mille ennuis à son auteur, elle ne fut jamais reprise.

En quittant Magdebourg, l’artiste, en proie à des embarras financiers, se rendit à Berlin, puis à Kœnigsberg, où il passa une année stérile et composa en tout une ouverture, Rule Britannia. C’est à Kœnigsberg qu’il épousa la cantatrice Minna Planner, à laquelle il s’était fiancé un an avant, à Magdebourg ; mais il avait dû ajourner son union faute d’argent pour se mettre en ménage.

En 1837 il obtient le poste de Directeur Musical du théâtre de Riga. Il écrit alors plusieurs morceaux et un commencement d’opéra bientôt abandonné, parce qu’il s’aperçoit avec dépit qu’il est en train de faire de la musique « à la Adam ».

Il éprouve alors le besoin de s’atteler à une œuvre importante, dans laquelle il donnera libre essor aux facultés artistiques qu’il sent grandir en lui. Il se met au travail avec ardeur, et quand il quitte Riga en 1839, les deux premiers actes de son Rienzi sont achevés. L’espoir de faire exécuter son ouvrage sur une grande scène le détermine à partir pour Paris.

Il s’embarque avec sa femme et son chien, un grand danois du nom de Robber, sur un voilier à destination de Londres.

C’est pendant la traversée, qui fut terrible, se prolongea trois semaines, et au cours de laquelle le navire dut chercher un refuge dans les fjords de Norvège, que Wagner recueillit de la bouche des matelots la légende du Hollandais volant. Il garda de cette lutte grandiose avec les éléments déchaînés, et durant laquelle il vit plusieurs fois la mort face à face, une profonde impression, qui mûrit son génie et eut sur lui une influence décisive.

Après un arrêt insignifiant à Londres, il débarqua à Boulogne, où il séjourna quatre semaines. Il y fit la connaissance de Meyerbeer, qui parut écouter avec intérêt les deux actes de Rienzi et lui donna des lettres d’introduction pour Léon Pillet, directeur de l’Opéra, l’éditeur Schlesinger, propriétaire de la Gazette musicale, et diverses autres personnes. Le jeune compositeur arriva à Paris armé d’espérances qui se résolurent presque toutes en déceptions : Meyerbeer, éloigné constamment de la capitale à cette époque, ne put rendre effectif le bienveillant appui qu’il lui avait promis. Le théâtre de la Renaissance, sur le point de jouer son opéra la Défense d’aimer, fit malencontreusement faillite, et le directeur de l’Opéra, quand il lui proposa timidement son Rienzi, enveloppa un refus formel dans de banales phrases de politesse. Du reste, notre première scène française ne répondit pas du tout, quant à l’interprétation, à ce qu’il en attendait, et les chanteurs italiens qu’on y appréciait si fort à cette époque achevèrent de le dégoûter de la musique italienne.

Par contre, il prit un immense intérêt à l’audition des Symphonies de Beethoven, aux Concerts du Conservatoire, alors dirigés par Habeneck ; l’exécution de la Neuvième surtout excita au plus haut point son admiration ; c’était, du reste, sa préférée entre toutes.

Les ressources pécuniaires s’épuisaient cependant ; le ménage avait quitté la rue de la Tonnellerie pour s’établir rue du Helder, dans un appartement meublé à neuf : c’est là qu’il connut toutes les angoisses de la misère. Wagner dut accepter d’écrire la musique d’un vaudeville, la Descente de la Courtille. Il en ébaucha un commencement, qui fut déclaré injouable par les interprètes. Il chercha ensuite vainement à se faire engager comme choriste dans un petit théâtre du boulevard ! On l’y refusa à cause de son manque de voix.

Il écrivit alors la musique des Deux Grenadiers de Heine, et trois mélodies sur des paroles de Ronsard et de Victor Hugo ; il en tira quelque peu d’argent.

Il termina à cette époque une magistrale Ouverture sur Faust, qui ne fut jouée que quinze ans plus tard, et dans laquelle l’influence de Beethoven se fait de nouveau profondément sentir.

Se trouvant, par l’avortement de tous ses projets, maître de son temps, il se remit à Rienzi, qu’il destinait alors au théâtre de Dresde, où son nom n’était pas inconnu et où chantaient alors Mme Devrient et le célèbre ténor Tichatschek. Il termina son ouvrage en novembre et l’envoya à Dresde, où il fut immédiatement reçu. Il y fut exécuté en 1841.

C’est à cette époque, 1840, que Meyerbeer, de passage à Paris, le fait entrer de nouveau en relations avec Léon Pillet, le directeur de l’Opéra, à qui il soumet l’esquisse de son poème le Hollandais volant, appelé depuis en France le Vaisseau fantôme, emprunté en partie à la légende recueillie pendant la traversée, et en partie au Salon de H. Heine. L’idée plut tellement à Pillet, qu’il lui proposa… de la lui acheter pour la faire traiter par un autre. Wagner refusa tout d’abord énergiquement, comptant reprendre la question plus tard, quand Meyerbeer, de nouveau absent, pourrait lui prêter son appui ; et il se mit, pour se procurer les secours pécuniaires dont il avait le plus grand besoin, à écrire dans la Gazette musicale plusieurs articles, entre autres Une Visite à Beethoven, et la Fin d’un musicien allemand à Paris, qui eurent assez de succès. Il fit aussi, pour augmenter ses ressources, les réductions au piano de la Favorite, l’Elisire d’Amore, la Reine de Chypre et le Guittarero, puis des arrangements d’opéras pour piano et… pour cornet à pistons !

L’hiver 1841 se passe à lutter ainsi avec la misère. Au printemps, apprenant que son projet du Hollandais volant a été divulgué à un auteur qui s’apprête à en tirer parti, il se décide à en céder la propriété pour la France. Avec la modeste somme qu’il en relire (500 francs) il se réfugie à Meudon et, reprenant l’idée dont il a été dépossédé, il se met à la traiter en vers allemands.

Ce n’est pas sans une profonde émotion qu’ayant fait venir chez lui un piano, il se demande s’il sera encore capable d’écrire, après avoir passé de si longs mois éloigné, par les difficultés matérielles, de toute atmosphère musicale. Enfin il s’aperçoit avec joie qu’il est plus que jamais apte à la composition, et en sept semaines il termine les trois actes, poème et musique, de son ouvrage. L’ouverture seule est retardée par de nouveaux embarras d’argent. Pendant ce temps il était entré en pourparlers avec Munich et Leipzig pour sa partition, qui est refusée sous prétexte qu’elle ne pourrait plaire à l’esprit allemand ! Il l’avait pourtant écrite en vue de ses compatriotes. Mais enfin, grâce à l’intervention de Meyerbeer, elle est acceptée en principe par le Théâtre Royal de Berlin ; on ne l’y joua qu’en janvier 1844.

La perspective de l’exécution de ses deux dernières œuvres en Allemagne le décide à quitter ce Paris où il a tant et si diversement souffert, mais qui, en somme, ne lui a pas été inutile et où il a lié, comme il le dit lui-même, de précieuses et solides amitiés.

Il le quitte donc avec sa femme au printemps de 1842, heureux, ému jusqu’aux larmes de retrouver sa patrie allemande, à laquelle il jure une fidélité éternelle.

Rienzi fut monté avec un très grand luxe et joué à Dresde en octobre 1842, avec le concours de Mme Devrient et de Tichatschek ; il eut un énorme succès. À l’issue de la première représentation, qui dura de six heures à minuit, l’auteur proposa des coupures auxquelles s’opposèrent les artistes, qui ne voulaient pas voir retrancher une seule note de leurs rôles. Deux autres représentations eurent lieu devant une salle comble, et lorsque, à la fin de la troisième, le chef d’orchestre, Reissiger, remit au jeune compositeur un bâton d’honneur, l’enthousiasme du public tourna au délire.

Encouragés par cette réussite qui dépassait leurs espérances, les directeurs du théâtre de Dresde s’empressèrent de monter le Hollandais volant, qui fut représenté en 1843. Mme Schrœder-Devrient remplissait le rôle de Senta. Mais le public, qui attendait un opéra dans le style de Rlenzi, fut un peu déçu, ou plutôt étonné. L’œuvre n’en fut pas moins appréciée par des musiciens d’autorité : Spohr et Schumann en parlèrent avec éloge ; on la donna avec succès à Riga et à Cassel, et l’année suivante ce furent MM. Bötticher et Tzschiesche et Mlle Marx qui l’interprétèrent à Berlin.

Les qualités de chef d’orchestre dont avait fait preuve Wagner en dirigeant Rienzi lui valurent, au commencement de 1843, le poste de Hofkapellmeister à Dresde. Il avait hésité à se présenter au concours qui s’était ouvert à cet effet ; mais c’était pour lui l’indépendance, lui permettant de se livrer à ses travaux, libre de tout souci matériel. Il se décida à en tenter les chances, et triompha de ses compétiteurs en conduisant d’une façon magistrale Euryante, de son maître vénéré Weber.

Il inaugura ses nouvelles fonctions en dirigeant les œuvres de Berlioz, qui faisait alors une tournée en Allemagne et qui apprécie dans ses Mémoires le zèle et le dévouement dont il fit preuve en cette circonstance. Par contre, le compositeur français n’accorde que de maigres éloges à Rienzi et au Vaisseau, qu’il eut l’occasion d’entendre.

Pendant les sept années où Wagner remplit ces importantes fonctions (1843-1849), il monta successivement Euryante, Freyschütz, Don Juan, la Flûte enchantée, la Clémence de Titus, Fidelio, la Vestale, le Songe d’une nuit d’été, Arrnide, etc., etc.

La présence de Spontini, venu à son instigation à Dresde pour y diriger sa Vestale, fut féconde en dérangements, mais aussi en enseignements pour le jeune compositeur. Les exigences du vieux maître vis-à-vis de l’orchestre lui causèrent bien des embarras, dont il sut triompher patiemment. Il ne cessa de montrer une grande déférence à l’auteur de la Vestale, qui le prit en affection et lui donna amicalement, en le quittant, ce singulier conseil : « Quand j’ai entendu votre Rienzi, j’ai dit : C’est un homme de génie, mais il a déjà fait plus qu’il ne peut faire. Croyez-moi, renoncez dès maintenant à la composition dramatique. »

Il avait tout d’abord espéré pouvoir rénover bien des choses autour de lui, et relever le niveau artistique à Dresde ; mais il se heurta à des résistances et à des préjugés qui lui firent abandonner ses projets de réforme. Il apporta pourtant une grande ténacité dans les études de la 9me Symphonie de Beethoven, et, parvenant à communiquer son enthousiasme à ses musiciens, il obtint une exécution merveilleuse, qui fut une véritable révélation pour son public dilettante. À ce concert assistaient, dit-on, deux de ses futurs disciples et collaborateurs, Hans de Bulow et Hans Richter.

Au milieu de ses multiples occupations, il trouva le temps d’écrire une cantate, la Cène des apôtres, qui fut exécutée en 1843 à l’église Notre-Dame, mais dont les très remarquables qualités passèrent tout à fait inaperçues. Son œuvre principale durant cette période fut l’édification de son opéra Tannhauser.

Il en avait, pendant les dernières semaines de son séjour en France, conçu une première idée en lisant les légendes de Tannhauser et de Lohengrin dans le vieux minnesinger Wolfram d’Eschenbach, et il fut séduit par le parti que l’on pouvait tirer du concours de chant à la Wartburg. Dès cette époque, abandonnant l’esquisse presque terminée d’un poème sur Manfred, il rompit décidément à tout jamais avec les sujets historiques, qui lui opposaient mille entraves, pour ne plus traiter que les sujets d’ordre purement humain, qui seuls lui paraissaient justifier l’emploi simultané de la poésie et de la langue musicale.

En 1844 il avait été mis à la tête du comité qui s’était formé à Dresde pour y ramener les cendres de Weber, mort à Londres en 1826. Il composa pour la circonstance une Marche funèbre sur deux motifs d’Euryante, et un chœur pour voix d’hommes, qui produisirent un excellent effet.

C’est sous l’influence de cet événement, qu’il avait pris grandement à cœur, qu’il termina en 1845 la musique de Tannhauser (non telle qu’elle est jouée maintenant ; il lui fit subir plus tard de nombreux remaniements : la scène du Vénusberg, entre autres, est devenue bien plus importante par la suite, ainsi que la scène finale du troisième acte).

Le théâtre de Dresde s’empressa de monter l’ouvrage, avec une grande richesse de décors et de mise en scène : mais il ne répondit pas plus que le Vaisseau fantôme à l’attente du public, qui avait encore espéré voir le compositeur revenir au genre qui lui avait valu un si grand succès avec Rienzi, et il atteignit à grand’peine sept représentations. Le rôle de Tannhauser était tenu par Tichatschek et le fatiguait. Mme Devrient avait accepté par dévouement le rôle de Vénus, persuadée de n’en rien pouvoir tirer. Le personnage d’Elisabeth était confié à une débutante, Johanna Wagner, nièce de l’auteur.

L’insuccès de Tannhauser fut un grand déboire pour Wagner, qui s’était flatté d’amener le public à lui sans lui rien sacrifier de son côté « Un sentiment d’isolement complet m’envahit, écrivit-il ; ce n’était pas vanité ; je m’étais sciemment préparé ma déception, et j’en restais maintenant tout étourdi. Une seule pensée me vint : amener le public à comprendre et à participer à mes vues, et faire son éducation artistique. »

Les musiciens ne furent pas plus indulgents pour lui que le vulgaire. Mendelssohn, Spohr et Schumann critiquèrent vivement l’ouvrage, tout en reconnaissant qu’il renfermait çà et là de bonnes choses. Schumann alla même jusqu’à écrire à son sujet, en 1853 : « C’est de la musique d’amateur vide et déplaisante ! » Spohr, à la même époque, avoue pourtant que « l’opéra contient certaines choses nouvelles et belles que tout d’abord il n’aimait pas, et qu’il s’était habitué à plusieurs parties ».

L’année qui suivit, 1846, fut troublée pour Wagner par de nouveaux soucis de toutes sortes ; la publication de ses opéras Rienzi, le Vaisseau fantôme et Tannhauser l’entraînèrent dans de désastreuses complications financières ; puis il se lança à cette époque dans la politique et se fit de nombreux ennemis ; la presse devint de plus en plus sévère pour lui et influença les directeurs de théâtre, qui refusèrent de jouer ses œuvres, le regardant comme un excentrique et un personnage difficile à vivre.

Se retirant alors pour un temps des agitations politiques, il reprit activement son nouvel ouvrage Lohengrin, à peine ébauché en 1845 et dont le sujet lui avait été fourni, comme celui de Tannhauser, par W. d’Eschenbach. Il y travailla tout en comprenant qu’il s’éloignait plus que jamais du goût actuel du public, uniquement engoué, à ce moment, des opéras de Donizetti. La direction du théâtre de Dresde s’en rendit si bien compte aussi qu’elle en remit indéfiniment l’exécution, et que la seule partie de l’œuvre que put entendre son auteur à cette époque fut le finale du premier acte, exécuté en septembre 1848 pour l’anniversaire de l’inauguration de la chapelle royale.

Une fois sa partition de Lohengrln terminée, Wagner songea à un drame sur Jésus de Nazareth ; puis il en abandonna le projet, dont il reprit plus tard l’idée mystique sous une autre forme, et hésita une dernière fois entre un sujet historique, Frédéric Barberousse, et une idée purement mythique, Siegfried, dont il trouvait l’embryon dans le vieux poème des Niebelungen et dans les Eddas Scandinaves.

Il se décida pour le mythe, et écrivit dès lors le poème de la Mort de Siegfried ; mais son travail fut interrompu pendant toute la période de troubles politiques qui éclatèrent alors en Allemagne.

Il élabora à ce moment tout un plan de réformes qui ne tendaient à rien moins qu’au bouleversement complet de l’état des choses musicales en Saxe.

C’est à cette époque qu’il se lia avec Auguste Rœckel et avec le révolutionnaire Bakounine, qui prit rapidement un grand empire sur lui. Se jetant avec sa fougue habituelle dans la politique militante, il prononça dans un club dont il faisait partie plusieurs discours imprudents, qui déplurent fort en haut lieu de la part d’un kapellmeister de la Cour !

Craignant à juste titre d’être inquiété à Dresde, il alla à Weimar rejoindre Liszt, qui dirigeait alors activement les répétitions de Tannhauser, et avec lequel il s’était intimement lié, en dépit de l’aversion qu’il avait vouée dans sa jeunesse aux virtuoses en général, et à celui-ci en particulier. Mais un ordre d’arrestation vint aussitôt le troubler dans sa quiétude : il était signalé comme un agitateur dangereux ! Liszt lui procura rapidement un passe-port sous un faux nom, et il dut au plus vite quitter sa patrie. L’exil qui commençait pour lui devait durer douze ans.

Tout d’abord il se dirigea sur Paris, où il espérait faire exécuter ses ouvrages. Mais quel théâtre aurait été à ce moment disposé à monter une œuvre tragique ? Il tenta aussi de publier une série d’articles sur des sujets artistiques et révolutionnaires, et dans lesquels il aurait exposé les idées qui bouillonnaient alors dans son cerveau. Mais sa proposition fut accueillie plus que froidement par le directeur du Journal des Débats auquel il s’était adressé. Voyant qu’il n’avait rien à faire à Paris, il partit en juin 1849 pour Zurich, où sa femme vint le rejoindre et où il trouva plusieurs de ses amis, réfugiés politiques comme lui.

La vie d’exil ne lui fut pas dure ; il devint citoyen de Zurich et rencontra de suite des sympathies éclairées, qui l’entourèrent d’une atmosphère intelligente et dévouée. Cette période fut une des plus profitables et des plus fécondes de son existence. Dans cette calme retraite où il se reprit tout entier, son génie, s’élevant graduellement à chaque production, arriva à trouver sa forme définitive et atteignit à sa plus haute expression. C’est à pas de géant qu’il marche, de sa première œuvre conçue dans l’exil, à la dernière, Tristan. Dès lors il a trouvé sa voie et n’a plus qu’à continuer ainsi.

Éprouvant décidément le besoin de faire connaître ses théories politiques et socialistes et laissant pour un temps toute production musicale, il publia successivement plusieurs écrits : l’Art et la Révolution, puis l’Œuvre d’art de l’avenir. En 1850, enfin, la Nouvelle Gazette musicale de Leipzig fit paraître un article ayant pour titre : Du Judaïsme dans la musique, signé Freigedank, mais dans lequel tout le monde reconnut avec raison le style et les idées de Wagner. Cet article fut apprécié de bien des façons différentes, et violemment blâmé par ses adversaires, qui l’accusaient d’une noire ingratitude envers Meyerbeer, son premier protecteur en France et aussi en Allemagne, spécialement visé par lui dans cet écrit virulent, qui agita vivement le monde musical. Tous ces travaux ne suffisant pas à l’activité du Maître, il composa en même temps un drame intitulé Wleland le Forgeron, qu’il destinait à l’Opéra de Paris, en dépit du décourageant accueil qu’il y avait reçu à plusieurs reprises. Il l’y présenta, sur les conseils de Liszt, au commencement de 1850, et le nouveau refus qu’il essuya fut cause de désordres nerveux dans sa santé.

C’est dans le courant de 1850 que Wagner, retrouvant dans ses cartons Lohengrin qu’il y avait presque oublié, le recommanda à Liszt alors à Weimar. Liszt s’empressa de le monter pour les fêtes de l’anniversaire de Gœthe. L’œuvre eut un immense retentissement, bien qu’après la première représentation l’auteur dût autoriser, à contre-cœur, quelques coupures. Les critiques qui avaient été conviés de toutes parts s’en occupèrent dans un sens généralement favorable, et c’est de cette époque que date vraiment la renommée de Wagner en Allemagne. Lohengrin fut joué avec succès dans maintes villes les années suivantes.

Vers 1851, dans une lettre à son ami Rœckel, Wagner constate que sa célébrité se développe d’une façon inattendue, mais qu’il la doit à l’incompréhension du véritable esprit de ses œuvres, les artistes comme le public n’en voyant que le côté efféminé et n’en saisissant ni le caractère grandiose ni l’énergique passion. Deux ans plus tard, en écrivant au même, il se réjouit « de ne devoir plus travailler uniquement pour l’argent. Quoi que j’entreprenne ici (Zurich), jamais je ne fais payer (ce que je ne ferais d’ailleurs jamais, fussé-je privé de toute ressource), car faire de l’art pour de l’argent, c’est ce qui pourrait m’éloigner à jamais de l’art, comme c’est aussi, au demeurant, ce qui provoque tant d’erreurs au sujet de l’essence des œuvres d’art. « 

À Zurich il dirigea plusieurs concerts symphoniques au théâtre de la ville, assisté par deux de ses jeunes disciples Karl Ritter et Hans de Bulow, et se remit à son travail des Nibelungen. Il n’avait tout d’abord eu l’intention de traiter que la Mort de Siegfried (qui devint plus tard le Crépuscule des dieux) ; puis il fut conduit successivement, pour la clarté du drame, à écrire Siegfried, puis la Walkyrie, et enfin le Prologue de ces trois parties, l’Or du Rhin. En 1852, ses poèmes étant terminés, il en donna une première lecture, sauf le prologue, aux veillées de Noël chez ses amis Wille à Mariafeld, près de Zurich, en trois soirées. Mme Wille raconte à ce propos que le dernier soir de cette lecture elle fut obligée, appelée près d’un de ses enfants malade, de quitter un instant le salon, et que Wagner, mécontent de ce manque de forme, la gratifia à son retour du nom de Fricka[1] ! Son caractère nerveux, quoique essentiellement bon au fond, l’entraînait souvent à s’irriter.

Quand il était surexcité, il parlait volontiers français. Il commença à écrire la musique de sa Tétralogie dès 1853, en débutant par celle du Prologue.

Il raconte lui-même qu’au cours d’un voyage en Italie, pendant une nuit d’insomnie à la Spezzia, il conçut nettement le plan musical de l’Or du Rhin, et que, ne voulant pas l’écrire sur le sol italien, il revint en toute hâte à Zurich, où il se mit à l’œuvre. En mai 1854, l’Or du Rhin fut terminé. Il acheva la partition de la Walkyrie dans l’hiver 1854-1855, et les deux premiers actes de Siegfried en 1857. Une longue interruption survint alors. Il laissa de côté la Tétralogie pour s’occuper de Tristan, qui cadrait mieux, pendant cette période, avec son état d’âme.

Tout en s’adonnant à ce colossal travail, Wagner avait mené de front bien d’autres occupations. Il avait monté Tannhauser à Zurich et, au cours d’un long séjour que fit auprès de lui Liszt, organisé à Saint-Gall un concert dans lequel il conduisit la Symphonie Héroïque et où Liszt dirigea ses Poèmes Symphoniques, Orphée et ses Préludes.

À cette époque on lui offre d’aller donner des concerts en Amérique ; mais il déclara « n’être pas disposé à se trimbaler comme donneur de concerts, même pour beaucoup d’argent ».

Pourtant en janvier 1855 il accepta, « plutôt en curieux et pour voir ce que font les gens là-bas », d’aller diriger huit concerts de la « Philharmonie Society » de Londres. Il noua alors des rapports pleins de cordialité avec Berlioz, qui conduisait dans le même temps l’orchestre de la société la « New-Philharmonic ». Une correspondance s’établit même entre eux au retour de Wagner en Suisse.

Le prince Albert apprécia fort la musique du Maître allemand, bien que celui-ci ne l’introduisît que fort discrètement dans ses programmes. Après l’audition de l’ouverture de Tannhauser, qui excita l’enthousiasme général, la famille royale fit demander l’auteur dans sa loge pour le féliciter. La presse anglaise pourtant fut dure pour lui. On lui reprocha, entre autres, vivement, dit-on, de conduire par cœur les Symphonies de Beethoven. Wagner alors, pour complaire à son auditoire, parut au prochain concert avec une partition ; le public s’en montra fort satisfait et prétendit ensuite que l’exécution avait ainsi été bien meilleure ; mais quelle fut l’indignation de tous lorsqu’on s’aperçut, un peu plus tard, que la partition était celle du Barbier et qu’elle était à l’envers sur le pupitre !

Wagner écrivait encore à son ami Rœckel : « Si, au demeurant, une chose avait pu accroître mon mépris du monde, ce serait mon expédition de Londres. Laisse-moi seulement te dire en peu de mots que je paye cruellement la sottise que j’ai faite en acceptant cet engagement, entraîné que j’étais, malgré les expériences déjà subies, par une folle curiosité. »

Pendant son séjour à Londres, le Maître confia à Klindworth le soin de réduire ses partitions au piano.

C’est à son retour d’Angleterre que, tout en souffrant de fréquents accès d’érysipèle facial, il termina l’instrumentation de la Walkyrie ; puis, qu’effrayé du travail lui restant à accomplir pour achever l’Anneau du Nibelung, qu’il n’entrevoyait pas alors la possibilité de faire exécuter sur aucune scène, et désirant édifier une œuvre qui eût quelque chance d’être facilement représentée, il se mit à travailler activement au poème de Tristan.

Parmi le petit cercle choisi que le Maître aimait à fréquenter à Zurich se trouvait, avec Wille et Gottfried Semper, le poète Herweg, fervent disciple et admirateur de Schopenhauer. Il fit connaître les œuvres du philosophe à Wagner, qui en conçut une vive impression. C’est sous l’influence de ces idées et aussi de la tragédie intime qui se jouait en ce moment dans son âme, que Wagner écrivit son nouveau drame, qu’il termina en 1859.

Il fut tout d’abord question de le jouer à Karlsruhe, où le rôle de Tristan devait être tenu par Schnorr un jeune ténor du plus grand talent, qui avait voué un véritable culte à la musique de Wagner. Mais le Maître ne connaissait le chanteur que par ouï-dire, et hésitait à prendre comme interprète un personnage affligé d’un embonpoint exagéré, dont il craignait l’effet ridicule sur la scène. Il raconte dans ses Souvenirs qu’étant à Karlsruhe en 1852 au moment où Schnorr y chantait Lohengrin, et ne l’ayant encore jamais vu, il alla incognito l’entendre, et fut tellement impressionné par l’intelligence hors ligne dont fit preuve l’artiste dès les premières notes de son rôle, que, retrouvant en cette circonstance une émotion analogue à celle que lui avait causée, dans son adolescence, Mme Schrœder-Devrient, il écrivit de suite à Schnorr pour l’inviter à venir le voir. Schnorr, accompagné de sa femme, passa alors plusieurs semaines à Bieberich avec le Maître et Hans de Bulow, qui était venu les rejoindre. Il travailla l’Anneau et surtout Tristan, qui devint par la suite une de ses plus magnifiques interprétations.

L’espoir qu’avait eu Wagner de faire représenter Tristan à Karlsruhe ne tarda pas à être déçu, malgré la bienveillante sympathie que lui montrait le grand-duc de Bade. Il n’obtint pas non plus l’autorisation de séjourner d’une manière définitive dans les États badois, ni de rentrer en Allemagne comme il le désirait tant.

Tournant de nouveau ses vues sur Paris, il y arriva en septembre 1859, avec l’espérance d’y faire entendre son œuvre ; mais il dut bientôt renoncer à une exécution qu’il rêvait de confier à des interprètes allemands. Il comptait aussi sur Tannhauser et Lohengrin traduits en français. M. Carvalho, alors directeur du Théâtre Lyrique, avait eu quelque velléité de monter Tannhauser. Il vint même un soir rue Matignon chez le compositeur, qui lui joua son ouvrage, mais ne put arriver à lui en faire comprendre l’intérêt.

Le Maître, qui, malgré ses succès croissants en Allemagne, n’était guère plus connu à Paris que lorsqu’il y vint pour la première fois, résolut alors, pour se présenter au public parisien et l’initier à sa musique, de donner quelques concerts, qu’il organisa aussitôt à la salle Ventadour. Les répétitions eurent lieu à la salle Beethoven, passage de l’Opéra. Hans de Bulow conduisait les chœurs, composés en grande partie d’amateurs allemands. Au programme figuraient l’Ouverture du Vaisseau fantôme, plusieurs pièces de Tannhauser et de Lohengrin et le Prélude de Tristan.

Wagner atteignit son but et attira sur lui l’attention du monde dilettante, mais le résultat financier des trois premiers concerts fut maigre ; aussi, après avoir constaté le déficit de 6,000 francs, n’accepta-t-il pas l’offre que le maréchal Magnan lui faisait, de la part des Tuileries, de la salle de l’Opéra pour une quatrième audition. Il donna deux concerts à Bruxelles, qui ne furent pas plus heureux, pécuniairement parlant.

Un découragement bien légitime commençait à le prendre, lorsqu’un intelligent patronage vint lui apporter un appui sur lequel il ne comptait pas. Mme de Metternich et quelques membres de la colonie allemande à Paris surent si bien intéresser Napoléon III en sa faveur, que le souverain, généralement assez indifférent aux choses musicales, donna l’ordre de monter Tannhauser à l’Opéra. Tout d’abord cette nouvelle n’enchanta pas le Maître, qui craignait avec raison le public, fort travaillé par une presse hostile, devant lequel il allait avoir à produire son œuvre ; pourtant la direction se montra si large quant aux questions de mise en scène, si empressée à fournir à l’auteur toutes les répétitions voulues, tous les artistes dont il pouvait désirer le concours (on avait engagé exprès pour le rôle de Tannhauser le ténor allemand Nieman, qui avait une bonne prononciation française), que Wagner se sentit réconforté et se montra tout disposé aux remaniements qu’on pouvait lui demander et que lui-même trouvait rationnels ; c’est ainsi, notamment, qu’il donna plus d’extension à la scène du Vénusberg.

Quelques semaines avant la première, il avait cru devoir expliquer ses idées sur le drame musical, idées si nouvelles pour le monde dilettante parisien et qu’il avait déjà développées quelques années auparavant dans son article intitulé Opéra et Drame. Il publia donc une longue, explicite et intéressante Lettre sur la musique, qui peut être considérée comme la profession de foi de la théorie wagnérienne[2]. Mais ses adversaires, très montés contre lui et incapables de comprendre la sincérité artistique et la hauteur de vues de cette âme éprise du beau et du vrai, ne voulurent y voir que l’outrecuidance d’un orgueil démesuré.

Est-il besoin de rappeler ici les incidents qui sont encore dans toutes les mémoires : les exigences du directeur qui voulait, pour ses abonnés, un ballet au beau milieu de l’action ; la résistance si logique de l’auteur, et la cabale menée par les membres d’un club influent et quelques journalistes, qui firent tant et si bien que, malgré la sympathie très affichée de l’Empereur et de la Cour, malgré l’intérêt marqué de la plus grande partie du public, l’œuvre sombra à la troisième représentation ?

Combien en est-il, parmi les survivants de cette coterie inintelligente, qui, sans comprendre plus qu’alors le génie du Maître, se pâment maintenant en entendant le duo de Tristan ou le prélude de Parsifal ? Mais à cette époque il n’était pas de mode d’apprécier Wagner ; et le grand artiste, renonçant, par dignité, à imposer plus longtemps son œuvre à un public inapte à en saisir l’intérêt, retira sa partition et reprit la route de l’Allemagne, que ses dévoués protecteurs avaient réussi pendant ce temps à lui rouvrir.

Comment s’étonner si, par la suite, Wagner conserva quelque amertume contre un public dont tant de fois il avait recherché les suffrages, qui l’avait accueilli d’abord avec une indifférence ignorante, bien pénible pour un génie qui a conscience de sa valeur, et finalement avec une dureté inhospitalière touchant de bien près à la grossièreté ? Disons en passant que Wagner, en dépit de la légende qui s’est formée et qui pendant longtemps nous a valu d’être privés de connaître et d’admirer son œuvre dans notre pays, ne s’est jamais rendu coupable envers la France des sorties haineuses qu’on lui a prêtées. Ceux qui veulent s’en convaincre n’ont qu’à lire sa lettre à M. Monod ; qu’ils prennent aussi sa boutade appelée Une Capitulation qu’on lui a tant reprochée : ils pourront la trouver d’un esprit douteux et lourd, mais verront que c’était simplement une plaisanterie, une farce de mauvais goût dirigée aussi bien contre ses compatriotes que contre nous. D’ailleurs il ne l’avait pas écrite pour être publiée, et par conséquent avec l’idée de nous offenser. Elle n’a été imprimée que plusieurs années après la guerre, et en allemand.

Il faut tenir compte aussi, pour le comprendre, du caractère du Maître, singulièrement fougueux et porté aussi bien aux accès de gaieté impétueuse où son esprit, mis en belle humeur, n’épargnait personne, qu’à des phases de tristesse où il désespérait de tout et se trouvait profondément malheureux. Citons à ce propos l’intéressante appréciation de M. Monod :

« Il exerce sur ceux qui l’approchent un irrésistible ascendant, non seulement par son génie musical, par l’originalité de son esprit, par la variété de ses connaissances, mais surtout par une puissance de tempérament et de volonté qui éclate dans toute sa personne. On sent qu’on est en présence d’une sorte de force de la nature qui s’agite et se déchaîne avec une violence presque irresponsable. Quand on l’a vu de près, tantôt d’une gaieté sans frein, livrant passage à un torrent de plaisanteries et de rires ; tantôt furieux, ne respectant dans ses attaques ni titres, ni puissances, ni amitiés, toujours obéissant à l’éclat irrésistible du premier mouvement, on finit par ne plus lui reprocher trop durement les manques de goût, de tact et de délicatesse dont il s’est rendu coupable ; on est tenté, si l’on est juif, de lui pardonner sa brochure sur le Judaïsme dans la musique ; si l’on est Français, sa pantalonnade sur la Capitulation de Paris ; si l’on est Allemand, toutes les injures dont il a accablé l’Allemagne ; comme on pardonne à Voltaire la Pucelle et certaines lettres à Frédéric II ; à Shakespeare certaines plaisanteries et certains sonnets, à Gœthe certaines pièces ridicules, à Victor Hugo certains discours. On le prend tel qu’il est, plein de défauts, peut-être parce qu’il est plein de génie, mais incontestablement un homme supérieur, un des plus grands et des plus extraordinaires que notre siècle ait produits. »

Mme Judith Gautier, qui a vécu dans l’intimité de Tribschen[3] et avait voué au Maître une profonde admiration, dit à son tour : « Il y a dans le caractère de Richard Wagner, il faut bien le reconnaître, des violences et des rudesses qui sont cause qu’il est si souvent méconnu, mais seulement de ceux qui ne jugent que par l’extérieur des choses. Nerveux et impressionnable à l’excès, les sentiments qu’il éprouve sont toujours poussés à leur paroxysme ; une peine légère est chez lui presque du désespoir, la moindre irritation a l’apparence de la fureur. Cette merveilleuse organisation, d’une si exquise sensibilité, a des vibrations terribles, on se demande même comment il peut y résister : un jour de chagrin le vieillit de dix ans ; mais, la joie revenue, il est plus jeune que jamais le jour d’après. Il se dépense avec une prodigalité extraordinaire. Toujours sincère, se donnant tout entier à toutes choses, d’un esprit très mobile pourtant, ses opinions, ses idées, très absolues au premier moment, n’ont rien d’irrévocable ; personne mieux que lui ne sait reconnaître une erreur ; mais il faut laisser passer le premier feu. Par la franchise, la véhémence de sa parole, il lui arrive assez souvent de blesser, sans le vouloir, ses meilleurs amis ; excessif toujours, il dépasse le but et n’a pas conscience du chagrin qu’il cause. Beaucoup, froissés dans leur amour-propre, emportent sans rien dire la blessure, qui s’envenime dans la rancune, et ils perdent ainsi une amitié précieuse ; tandis que, s’ils avaient crié qu’on les blessait, ils eussent vu chez le Maître des regrets si sincères, il se serait efforcé avec une effusion si vraie de les consoler, que leur amour pour lui s’en serait accru. »

À ces deux portraits joignons, pour les compléter, celui tracé dans une récente publication par M. Émile Olivier, le beau-frère de Richard Wagner : « Le double aspect de cette personnalité puissante se marquait sous son masque ; la partie supérieure, belle d’une vaste idéalité, éclairée par des yeux réfléchis, profonds, sévères, doux ou malins suivant l’occasion ; la partie inférieure, grimaçante et sarcastique ; une bouche froide, calculée, pincée, s’y creusait en retrait au-dessous d’un nez impérieux, au-dessus d’un menton projeté en avant comme la menace d’une volonté conquérante. »

Wagner, en 1861, rentrait dans sa patrie avec le désir de plus en plus grand de faire exécuter Tristan ; mais, malgré la renommée qu’il avait acquise dans ces dernières années, augmentée par son échec si retentissant à Paris, qui lui avait valu une recrudescence de sympathie parmi ses compatriotes, aucun directeur ne se souciait de monter sa partition. Le Grand-Duc de Bade, après s’être montré disposé pour l’œuvre, s’en désintéressa, et à Vienne, où l’on mit les répétitions en train, on renonça à la cinquante-septième, sous prétexte que le ténor Ander était à bout de forces.

Les années qui suivirent alors furent parmi les plus pénibles de la vie du Maître. Tout concourait à l’accabler : la grande déception que lui causa la mauvaise fortune de Tristan, l’isolement de sa vie, car son foyer était maintenant désert, et son ménage dissous ; sa femme, créature bonne et dévouée, mais terre à terre, n’avait pas su comprendre son génie : de là des heurts continuels qui s’étaient résolus à la longue par une séparation. Quelques années plus tard, des bruits malveillants coururent à ce propos sur Wagner : on l’accusa de laisser sa femme sans ressources, et elle écrivit elle-même, quelques jours avant sa mort, pour démentir ces calomnies, attestant que son mari lui avait toujours fourni, au contraire, des subsides très suffisants.

De nouveaux embarras pécuniaires le talonnèrent encore, ses opéras lui rapportant fort peu, d’après les arrangements consentis en Allemagne entre théâtres et auteurs. Il eut pourtant enfin la satisfaction de voir représenter son Lohengrin à Vienne, au mois de mai. C’est alors qu’il se mit à écrire le poème et à travailler à la partition des Maîtres Chanteurs, dont il avait jeté le premier essai sur le papier dès 1845, aussitôt après l’achèvement de son Tannhauser, auquel il voulait dès lors faire un pendant comique.

Le poème des Maîtres Chanteurs fut terminé à Paris pendant un court séjour qu’y fit Wagner en 1862, et aussitôt publié par la maison Schott, de Mayence, qui avait déjà traité avec le Maître pour l’Anneau du Nibelung. Mais la musique, dont il s’occupa pourtant dès ce moment, ne fut terminée qu’en 1867.

Toute l’année 1863 fut employée par Wagner à voyager en Allemagne et en Russie et à donner des concerts qui rétablirent un peu l’état de ses finances. La Grande-Duchesse Hélène, qui était une musicienne intelligente et une admiratrice passionnée de ses œuvres, contribua puissamment à son succès en Russie.

À ses programmes figuraient les Symphonies de Beethoven et des fragments des Maîtres Chanteurs et de l’Anneau. Il fit aussi exécuter à Vienne, avec un succès très grand, l’ouverture de Freyschütz telle qu’elle avait été écrite par Weber et telle aussi qu’on ne la donnait jamais. Au retour de son voyage en Russie, Wagner s’était fixé à Penzig, aux environs de Vienne, où il vivait paisiblement entre ses deux domestiques et son chien fidèle. (Wagner de tout temps a passionnément aimé les animaux : « Je suis particulièrement ému, de plus en plus profondément, de nos rapports avec les animaux si odieusement maltraités et torturés par nous ; je suis on ne peut plus heureux de pouvoir, aujourd’hui, m’abandonner sans honte à la forte compassion que j’ai de tout temps éprouvée pour eux, et de n’avoir plus à recourir à des sophismes pour essayer d’embellir la méchanceté des hommes à ce point de vue. ») Des mesures d’économie indispensables lui firent renoncer à cette installation ; il alla demander asile à ses amis de Zurich, avec l’intention de terminer là ses Maîtres Chanteurs.

Quant à la Tétralogie, il avait à cette époque abandonné totalement l’espoir de la faire jamais représenter (il lui eût fallu pour cela le théâtre idéal que ses rêves avaient conçu depuis longtemps, mais qu’il ne croyait pas devoir jamais exister), et en avait publié le poème, dès 1853, comme œuvre littéraire, sans plus s’occuper d’en compléter la musique.

C’est en 1864, alors qu’abreuvé d’amertumes de toutes sortes il était arrivé au summum du découragement et ne se sentait plus la force de lutter, qu’intervint dans sa vie cette protection inouïe, inespérée, qui, changeant d’un coup de baguette la face de sa destinée, lui permit de prendre un nouvel essor, délivré désormais de toutes les entraves misérables où s’était débattu si longtemps son génie.

Le jeune roi Louis II de Bavière, devenu souverain à dix-neuf ans par la mort de son oncle Maximilien II, admirateur ardent, passionné, du Maître, dont les œuvres avaient été ses seules éducatrices, s’empressa, quinze jours après son avènement, d’appeler auprès de lui le grand artiste pour le mettre à même, écartant de son chemin toutes les difficultés matérielles et mesquines, de terminer ses Nibelungs abandonnés et de faire représenter magnifiquement ses autres œuvres.

Voici en quels termes il racontait cet événement le jour même, 4 mai 1864, à son amie de Zurich Mme Wille : « Vous savez que le jeune roi de Bavière m’a fait chercher ; je lui ai été présenté aujourd’hui. Il est malheureusement si beau, si intelligent, si ardent et si grand, que je crains que sa vie ne s’évanouisse dans ce monde vulgaire comme un rêve fugitif et divin. Il m’aime avec l’ardeur et la ferveur du premier amour, il sait et connaît tout ce qui me concerne. Il veut que je reste à jamais près de lui, que je travaille, que je me repose et que je fasse exécuter mes œuvres ; il veut me donner tout ce dont j’ai besoin ; il veut que je termine les Nibelungs, et il les fera exécuter comme je le désire. Et tout cela, il l’entend sérieusement et littéralement, comme vous et moi quand nous parlions ensemble. Tout souci pécuniaire doit m’être enlevé ; j’aurai tout ce dont j’ai besoin, à la seule condition que je reste auprès de lui. Que dites-vous de cela ? qu’en dites-vous ? Est-ce pas inouï ? est-ce que cela peut être autre chose qu’un rêve ? »

Le premier soin de Wagner fut, par reconnaissance pour le roi, de se faire naturaliser bavarois et de composer en l’honneur de son souverain une marche militaire, Huldigungsmarsch : puis il élabora, sur la demande de son royal ami, le projet d’une école nationale de musique à établir à Munich ; mais ce projet ne fut pas mis à exécution, par suite du mauvais vouloir des musiciens de cette ville. Dès l’année 1864, il fit jouer dans la capitale de la Bavière le Hollandais volant, et dirigea des concerts uniquement composés de ses œuvres ; mais les bavarois, déjà mécontents et inquiets de la faveur inouïe du compositeur, dont on craignait l’influence sur le roi, n’assistèrent pas à ces auditions, et la salle resta presque vide. Cependant le royal protecteur, sans s’inquiéter de ces manifestes hostilités, s’occupait activement dès lors de l’érection du théâtre rêvé par Wagner et en étudiait les plans avec Gottfried Semper, l’ami du Maître. Puis il faisait venir de Dresde, en payant un dédit au directeur du théâtre Schnorr et sa femme pour chanter Tristan. Il profita de la présence de l’interprète incomparable pour se faire donner une splendide et unique représentation de Tannhauser.

L’étude de Tristan fut dirigée avec la plus grande autorité par Hans de Bulow, le disciple et ami du Maître, nommé à cette époque, sur les instances de Wagner, pianiste du roi de Bavière. L’exécution, qui eut lieu dans le courant de 1865, fut superbe. Wagner connut alors l’intime et profonde satisfaction d’entendre son œuvre telle qu’il l’avait rêvée et voulue. Schnorr apportait dans l’interprétation du personnage de Tristan une telle intelligence, une telle intensité d’émotion, que Wagner, bouleversé lui-même jusqu’au fond de l’âme, déclara, après la quatrième représentation, qu’il n’en voulait pas d’autre et refusa de laisser son ami s’épuiser par un effort au-dessus des forces humaines. Schnorr, qui avait contracté, pendant le troisième acte de la dernière soirée, un rhumatisme causé par les courants d’air de la scène, mourut quinze jours après à Dresde, et priva ainsi les ouvrages du Maître de leur plus merveilleux protagoniste.

Cependant, la cabale organisée contre le protégé du roi prenait une tournure menaçante, et le souverain dut, le 30 novembre 1865, pour calmer les esprits, éloigner de lui pendant un temps le grand artiste. Il paraît pourtant certain qu’en tant que politique il n’avait aucune influence sur le roi ; lorsqu’il abordait ce sujet, a-t-il raconté lui-même, le prince regardait en l’air et se mettait à siffler. Ce que le peuple pouvait redouter avec plus de raison, c’était les dépenses excessives auxquelles il entraînait le souverain.

Wagner, dont le système nerveux était très éprouvé et avait besoin de repos, fit alors un court voyage dans le midi de la France et en Suisse et vint s’installer à Tribschen, près de Lucerne. Le roi n’abandonnait pas pour cela son protégé, et vint le voir dans le plus strict incognito. Le Maître profita de cette période de calme pour écrire quelques articles dans le journal de son vieil ami Auguste Rœckel ; il publia une brochure sur l’Art allemand et la Politique allemande, et termina la partition des Maîtres Chanteurs. C’est à cette époque que Hans de Bulow présenta au Maître un jeune musicien de grande valeur, Hans Rlchter, qui se fit alors son secrétaire fidèle et dévoué et devint par la suite un des plus merveilleux auxiliaires des représentations de Munich et de Bayreuth.

La première exécution des Maîtres Chanteurs eut lieu à Munich en juin 1868. Wagner avait confié les études de son œuvre à son ami Bulow, qui s’acquitta de sa tâche avec le dévouement le plus éclairé. Toutefois le Maître put venir assister aux dernières répétitions et aux six représentations qui obtinrent un succès enthousiaste.

Il se remit alors activement à la composition de la musique de l’Anneau, qu’il avait abandonnée en 1857, au milieu du second acte de Siegfried. Il acheva Siegfried en 1869, et le premier acte du Crépuscule en 1870 ; mais ce n’est qu’en 1874 qu’il le termina complètement. Il y a donc un écart de vingt-deux ans entre la première ébauche et le parachèvement de la Tétralogie. Il est vrai que dans l’intervalle se placent Tristan et les Maîtres.

En 1870 Wagner, rendu libre cinq ans auparavant par la mort de sa première femme, épousa la fille de son ami Liszt, Mme Hans de Bulow. L’année suivante elle lui donna un fils, qu’il appela Siegfried, du nom de son héros favori.

À l’occasion de la naissance de l’enfant, qui eut pour marraine Mme Judith Gautier, une exquise fête de famille eut lieu à Tribschen ; le Maître avait caché dans le jardin de la villa un petit orchestre d’élite dirigé par Hans Richter, et qui entonna, au moment où Mme Wagner sortit sur le perron, une délicieuse pièce composée par l’heureux père, sur une vieille berceuse allemande, et quatre leit-motifs qui se trouvent réunis dans le troisième acte de Siegfried : la Paix, le Sommeil, Siegfried trésor du monde, la Décision d’aimer. Cette pièce fut publiée sous le nom de Siegfried-Idyll en 1877.

Le roi Louis II, impatient d’entendre l’Or du Rhin, en avait exigé une représentation à Munich, malgré toutes les difficultés de mise en scène et d’exécution qui se présentèrent. Le résultat fut médiocre, et l’œuvre, incomprise d’un public mal préparé, fut accueillie froidement. L’année suivante la Walkyrie obtint un bien plus grand succès, mais ces représentations ne faisaient qu’augmenter le désir qu’avaient le Maître et son royal protecteur d’édifier une scène spéciale pour y donner l’ensemble de la Tétralogie.

Après avoir publié ses deux études sur l’Art de diriger et sur Beethoven, Wagner se mit en campagne pour trouver le pays idéal où installer son théâtre.

La vie du Maître pendant les années qui suivirent, si intimement liée avec l’histoire du Théâtre de Bayreuth, sera tracée à la fin de ce chapitre. Disons pourtant qu’en 1875 Wagner eut la satisfaction d’entendre à Vienne Tannhauser et Lohengrin exécutés intégralement. C’est lui qui dirigea les répétitions. On donna également avec succès Tristan à Berlin en 1876. En 1877, la série de concerts qu’il consentit à aller diriger à Londres alternativement avec son dévoué collaborateur Hans Richter, lui valut des marques de sympathie de la famille royale, et des ovations enthousiastes de la part du public londonien, qui apprécia hautement aussi son remarquable lieutenant. Il fit exécuter avec succès sa Kaisermarsch et des fragments de toutes ses œuvres. Mais le résultat pécuniaire ne fut pas très brillant ni correspondant à l’effort tenté.

Wagner avait, en 1877, écrit le poème de Parsifal, emprunté par lui à la légende du Graal, chantée par les vieux trouvères et dont l’idée initiale avait déjà hanté son cerveau lorsque, en 1852, à Zurich, il projetait son Jésus de Nazareth. Il emporta avec lui à Londres son nouveau poème, dont il donna lecture à un groupe intime chez M. Édouard Dannreuther, son ami et son historiographe fidèle (dans la remarquable étude biographique duquel beaucoup de renseignements ont été puisés pour cette brève esquisse de la vie du Maître). Il composa la musique des deux premiers actes de Parsifal dans le courant de l’année 1878 ; le prélude fut exécuté dans une fête intime à Bayreuth, à l’occasion des fêtes de Noël ; il termina le troisième acte en 1879.

Obligé par des raisons de santé (il souffrait cruellement d’un douloureux érysipèle) de passer ses hivers en Italie, il acheva en 1882, à Palerme, l’orchestration de cette œuvre, qu’il sentait devoir être la dernière.

Pour la représenter on rouvrit le Théâtre des Fêtes, fermé depuis 1876. Les seize représentations qu’on en donna marchèrent merveilleusement et eurent le plus grand succès. Le Maître se donna le plaisir, le dernier soir, de prendre des mains du distingué chef d’orchestre, Hermann Levi, le bâton de directeur et de conduire lui-même son œuvre.

Cette nouvelle série de représentations et les études préparatoires fatiguèrent beaucoup le Maître, qui, au cours des répétitions, s’était même trouvé une fois sérieusement atteint d’un accès d’étouffements. Une maladie de cœur, constatée à son insu par un médecin, le minait lentement. Il partit pour Venise avec sa femme et sa famille au commencement de l’hiver 1882-1883 et s’installa au palais Vendramin-Calergi, une des plus splendides résidences vénitiennes, située sur le grand canal.

[Gravure : Le cortège funèbre dans la rue de l’Opéra.]


C’est là qu’une crise fatale l’emporta subitement, le 13 février 1883, à l’instant où, quittant son piano, sur lequel il venait de jouer et de chanter la dernière scène de L’Or du Rhin, il s’apprêtait à monter en gondole pour sa promenade journalière.

Le corps fut rapporté en grande pompe à Bayreuth, où ses amis et ses admirateurs lui firent des funérailles émues et solennelles. Il fut accompagné à sa dernière demeure par les accents poignants et grandioses de la Marche funèbre de Siegfried.

Maintenant il repose sous une simple pierre sans inscription, gardé par son fidèle chien Russ enterré sous un tertre voisin, et parmi les ombrages mêmes de sa villa de Wahnfried, non loin de ce théâtre qui semble symboliser et synthétiser l’aspiration, l’œuvre de toute sa vie, et sur lequel le pèlerin qui vient à Bayreuth sent encore planer le souffle de son colossal génie.

[Gravure : Tombeau de Richard Wagner.]



  1. Dans la Tétralogie, Fricka est la déesse du mariage, douée d’un caractère assez grincheux.
  2. Cette lettre, adressée à M. Frédéric Villot, et suivie des quatre poèmes d’opéras : le Vaisseau fantôme, Tannhauser, Lohengrin et Tristan et Iseult, est éditée chez A. Durand et fils, 4, place de la Madeleine.
  3. Habitation de Wagner sur le lac des Quatre-Cantons, en face de Lucerne.