Le Voyage artistique à Bayreuth / II- La Vie à Bayreuth

Le Voyage artistique à Bayreuth (1897)
Librairie Ch. Delagrave (p. np-39).

PLAN DE

  BAYREUTH

1. Gare
2. Opéra
3. Wahnfried
4. Tombeau de Wagner
5. Cimetière
6. Tombeau de Liszt
7. Cathédrale
8. Église du Château
9. Église de l’Ordre de la Sincérité (St Georges)
10. Ancien château
11. Nouveau Château
12. Poste et Télégraphe

CHAPITRE II

LA VIE À BAYREUTH

____


« Ô vous… qui habitez le rivage consacré à la vierge aux flèches d’or, où le même sentiment religieux réunit tous les Grecs en assemblées fameuses : la flûte harmonieuse va bientôt vous faire entendre, non des accents de douleur, mais des chants sacrés pareils à ceux de la lyre. »

Sophocle.

Bayreuth, ainsi qu’en témoigne la belle allure de plusieurs de ses monuments et la largeur de ses voies, a eu son époque de splendeur alors qu’elle était la résidence des Margraves, pendant le XVIIe siècle et la première moitié du XVIIIe siècle. Elle est maintenant redevenue une bonne ville de province aisée et tranquille ; la vie doit y être paisible et confortable, à en juger par quelques beaux hôtels particuliers donnant assez l’impression de palais, par les coquettes maisons qui s’alignent dans les quartiers aristocratiques, et l’élégant Théâtre dont la salle, une véritable merveille dans le style « rococo », atteste des grandeurs passées. Ce théâtre, qui se tait respectueusement quand son célèbre et écrasant voisin prend la parole, offre toutes les douceurs de la musique italienne, de l’opéra-comique et même de l’opérette aux habitants de Bayreuth, qui semblent accueillir avec intérêt les Dragons de Villars, Lucie de Lamermoor et la Fille de Mme Angot.

Mais c’est aux approches des représentations du
Bayreuth. — Théâtre des Margraves.
Bayreuth. — Théâtre des Margraves.

Théâtre des Fêtes qu’il faut voir la ville sortir de son calme accoutumé et se parer pour recevoir ses hôtes, chaque fois plus nombreux.

Un bon mois à l’avance, les artistes venant de tous les points de l’Allemagne, et même de l’étranger, pour coopérer à la grande œuvre, commencent à animer de leur présence les rues habituellement silencieuses, se répandant dans les brasseries et sillonnant du matin au soir la route menant au théâtre, où les appellent les multiples répétitions.

Les hôtels font leur toilette ; les habitations particulières, destinées aussi à recevoir les étrangers, s’organisent de leur mieux : rien n’est trop beau, dans l’idée de ces braves gens si hospitaliers, pour les locataires attendus. La ménagère, qui a nettoyé sa maison de haut en bas avec un soin scrupuleux, se dépouille, en l’honneur de ses visiteurs, de tous ses bibelots, dont elle orne leurs chambres à profusion, les entremêlant de guirlandes et de gerbes de fleurs artificielles. Elle choisit dans ses armoires ses draps les plus brodés et les assujettit d’une façon désespérante aux couvertures, toujours trop étroites, à l’aide d’un système compliqué de boulons. Les premières nuits, on est un peu désorienté ; mais on se fait assez vite à cette mode bizarre, et l’on ne tarde pas à s’endormir facilement sous l’œil bienveillant des portraits de famille du logeur, au milieu desquels se trouvent toujours quelque buste de Wagner et une lithographie de Frantz Liszt.

Pendant cette période de préparatifs et de travail, c’est surtout aux environs du Théâtre des Fêtes que se concentre l’activité. Les artistes n’ont pas toujours le temps, après la répétition du matin, de redescendre en ville

à l’heure du déjeuner, et prennent souvent leur repas
Salle du théâtre des Margraves.
Salle du théâtre des Margraves.
dans la vaste salle du restaurant qui se trouve aux

alentours et qui, lui aussi, se fait élégant et s’enguirlande des couleurs bavaroises, pour recevoir dans quelques jours les nombreux hôtes auxquels il servira les menus les plus variés d’une bonne cuisine française. En attendant, il fournit au personnel du théâtre un très confortable dîner (en Allemagne on dîne à une heure) pour la modeste somme de 1 mark. Rien de plus amusant que ces réunions où l’on voit Siegfried fraterniser avec Mime, et Parsifal nullement effarouché par la présence des Filles-Fleurs. À une table dressée en plein air dîne, toujours entouré d’un groupe familial, M. Hans Richter, que sa barbe, d’un blond ardent, son chapeau à larges bords et son veston de velours feraient reconnaître entre mille.

Mais l’heure sonne ; c’est le moment de se remettre au travail : le grand break, attelé de deux chevaux blancs, bien connu des habitants de Bayreuth, arrive et, décrivant une courbe savante, dépose devant le perron du théâtre l’inspiratrice et l’oracle de tout ce petit peuple, Mme Wagner, la vaillante dépositaire des traditions et des volontés du Maître, dont l’activité ne se dément jamais, et qui assiste à toutes les études, veillant aux moindres détails. Voilà aussi M. von Gross, qui seconde les efforts de Mme Wagner de toute sa compétence des affaires et de son dévouement éclairé.

On se dirige alors du côté de la salle, dont la porte se referme, gardée consciencieusement par un vieux serviteur de Wahnfried. Le silence se fait jusqu’à la tombée de la nuit et n’est plus troublé que par les rares promeneurs, habitants de la ville, qui montent parfois jusque-là pour jouir du panorama et des splendides couchers de soleil qu’on a des jardins en terrasses avoisinant la salle des Fêtes.

Les répétitions ordinaires sont rigoureusement à huis clos ; mais aux répétitions générales de chaque œuvre, qui ont lieu dans les jours précédant l’ouverture de la saison, Mme Wagner convie toutes ses relations de Bayreuth (qui ne retiennent pas les places des séries, avant tout réservées aux étrangers) et aussi les familles des artistes du théâtre, ses auxiliaires fidèles.

[Photo : Théâtre des Fêtes.]

Il serait d’ailleurs mauvais, au point de vue de la sonorité, que ces dernières répétitions eussent lieu dans la salle vide ; le capitonnage apporté par les spectateurs en modifie sensiblement les conditions d’acoustique.

La date fixée depuis des mois pour la première représentation arrive enfin : chacun est à son poste, armé et prêt ; la ville se pavoise, et on ne craint pas, disons-le en passant, d’y arborer, parmi les pavillons de toutes nationalités, les couleurs françaises, ce qui achèvera de rassurer, dès le début, les gens doutant — s’il y en a encore — du bon accueil des Bavarois.

En quelques heures Bayreuth achève de prendre son animation des grands jours.

Les gens très limités comme temps arrivent souvent au dernier moment ; mais c’est un assez mauvais calcul, et nous ne saurions trop engager ceux qui peuvent faire autrement à se réserver au moins une demi-journée de repos, pendant laquelle ils se familiariseront avec l’atmosphère morale très particulière à ce petit pays, avant de gravir l’allée verdoyante qui les mènera au théâtre. On ne va pas là comme on va à l’Opéra de Paris ou de quelque autre ville, y apportant ses soucis de la veille et son indifférence mondaine. Ou du moins on n’y devrait pas aller ainsi, car c’est se priver volontairement d’une des plus intenses émotions artistiques qu’il soit donné d’éprouver, que d’entrer dans la salle des Fêtes de Bayreuth sans être dans l’état d’âme correspondant avec ce qu’on y vient écouter. Malheureusement c’est ce qui arrive souvent depuis que le pèlerinage wagnérien est devenu à la mode, comme il est à la mode d’aller à Spa ou à Monte-Carlo. Je sais bien qu’il est impossible de faire passer un examen aux spectateurs avant de leur permettre l’accès de la salle, ni de s’assurer que, soit par leur éducation musicale, soit par l’intelligent intérêt qu’ils prennent aux choses d’art, ils sont dignes d’entrer dans le sanctuaire ; mais il faut avouer qu’il est pénible d’entendre les réflexions saugrenues prouvant combien est profane certaine fraction du public qui fréquente maintenant Bayreuth. J’ai entendu une dame demander « de qui était la pièce » que l’on donnait le lendemain ; et une autre se réjouir de ce qu’on allait jouer Sigurd (!), qu’elle aimait beaucoup. Son voisin, un musicien éclairé à qui elle faisait cette étourdissante confidence, se disposait, respectueux, mais navré, à la tirer de sa grave erreur et commençait à lui esquisser le sujet de la Tétralogie, ce qui, du reste, l’intéressait vivement, car elle n’en avait pas la

[Photo : Théâtre des Fêtes. — Façade.]



moindre idée, quand, l’obscurité envahissant la salle et les grondements de l’admirable prélude du premier acte de la Walkyrie se faisant entendre, il dut interrompre cette éducation, bien tardivement commencée, hélas !

Une grande heure avant le moment fixé pour le spectacle, on voit se former la longue file de voitures conduisant le public au théâtre. Ces voitures, trop peu nombreuses pour l’affluence d’amateurs, sont prises d’assaut ; il est bon de les retenir à l’avance si l’on ne veut pas aller à pied, ce qui constitue d’ailleurs une charmante promenade d’environ vingt minutes, par les contre-allées ombragées accompagnant l’avenue principale. Les landaus et victorias, guimbardes quelque peu démodées, faites pour être traînées par deux chevaux, n’en ont jamais qu’un seul, attelé au côté droit de la flèche, la cavalerie étant insuffisante aussi, ce qui leur donne un aspect du plus comique effet.

Si vous êtes arrivé dans les premiers, vous avez tout le loisir d’examiner les nouveaux venus et de constater que les toilettes ont singulièrement gagné en élégance depuis quelques années. Autrefois tout le monde se contentait du simple costume de voyage ; puis, peu à peu le niveau a monté, et si l’on voit encore quelques tenues de touristes, elles sont en minorité. Je parle ici surtout pour les dames, qui arborent les toilettes claires et franchement habillées. Le seul point gênant pour elles c’est le chapeau, qu’elles ne consentent pas à confier aux vestiaires pendant les actes, durant lesquels il leur est pourtant sévèrement défendu de le garder sur la tête. Elles se résignent donc à le tenir sur leurs genoux, ce qui n’est que médiocrement commode.

Ce moment d’attente en plein air et en plein jour, car les représentations commencent à quatre heures, est tout à fait charmant. (On commence par exception à cinq heures le jour du Rheingold.) La situation du théâtre, habilement choisie par Wagner, dominant la riante campagne, avec la ville pour premier plan, et les bois et les prés de cette verte Franconie comme horizon, est absolument séduisante. Par exemple, il ne faut pas qu’il pleuve ; car le bâtiment, si bien combiné pour le reste, n’offre, sous ses galeries extérieures ouvertes à tous les vents, qu’un abri sommaire, où s’entasse alors le public parmi les parapluies ruisselants d’eau. Mais Dieu protège sans doute les spectateurs de Bayreulh, car il fait généralement beau, et on peut rester dehors jusqu’au dernier moment.

Pénétrons maintenant dans la salle, avec laquelle nous allons faire connaissance, pendant qu’elle est encore brillamment éclairée.

On y accède de la façon la plus simple : pas de messieurs en habit noir assis derrière un comptoir. Un employé se trouve seulement à chacune des nombreuses entrées, pour s’assurer que vous ne vous trompez pas de porte, et détache le coupon de la représentation du jour. Vous reviendrez ensuite après chaque entr’acte sans que personne s’inquiète de vous.

La salle, que nous décrirons plus loin en détail, donne assez, avant l’ouverture du rideau, l’impression d’une ruche en activité ; chacun s’y agite, plus ou moins excité, causant avec son voisin, échangeant ses impressions, racontant ses précédentes venues dans la cité musicale ; puis on cherche dans les rangs éloignés les amis ou simplement les « figures de connaissance « qu’on sait être à la même série que soi.

Pendant ce temps la galerie réservée aux têtes couronnées, et qu’on appelle « la loge des Princes », se garnit. Voici les places de Mme Wagner qui se meublent à leur tour. Sa silhouette aristocratique se profile sur le fond de la loge ; elle sinstalle avec ses gracieuses filles sur le premier rang, et M. Siegfried Wagner, le vivant portrait de son père, vient les rejoindre quand ses fonctions ne le retiennent pas à l’orchestre ou sur la scène.

Cependant le dernier appel de la fanfare (voyez ch. VI) retentit au dehors ; les rares retardataires entrent enfin. Tout à coup l’obscurité envahit la salle, le calme se fait. Je l’aimerais mieux plus complet, se produisant dès l’entrée. Il me semble que toute cette agitation est une mauvaise préparation à ce qui va suivre ; mais on ne peut l’empêcher.

L’œil ne distingue rien d’abord, puis il arrive à s’orienter dans la faible clarté produite par quelques lampes laissées en veilleuse tout en haut, près du plafond. À partir de ce moment on entendrait une mouche voler ; chacun se recueille, et une bonne émotion vous fait battre le cœur. Alors, parmi les buées lumineuses et dorées qui sortent des profondeurs de « l’abîme mystique », montent, chaudes, vibrantes et veloutées, les incomparables harmonies, inconnues ailleurs, qui, s’emparant de tout votre être, vous transportent dans le monde du rêve…

Le rideau s’ouvre par le milieu et vient se masser de chaque côté de la scène, laissant voir des décors fort beaux pour la plupart. La critique, qui ne perd jamais ses droits, désapprouve, presque toujours à tort selon nous, bien des choses ; mais laissons-la de côté, ainsi que la représentation, dont nous traiterons à fond plus tard, pour reprendre nos impressions à la fin de l’acte, alors que, le dernier accord venant de se faire entendre, nous sortons de notre extase pour aller respirer l’air pur du dehors.

Constatons en passant que l’atmosphère de la salle, grâce probablement à un ingénieux système de ventilation, ne nous a jamais semblé méphitique, comme dans la plupart des théâtres à nous connus ; ou n’éprouve pas en y rentrant la sensation asphyxiante si désagréable ordinairement.

Rien de plus délicieux et de plus reposant que ces entr’actes passés en pleine campagne, rien de plus gai non plus ; on se retrouve là nombreux, on entend parler français de tous côtés, et on a la sensation d’être chez soi comme à la sortie du Conservatoire, des concerts Lamoureux ou Colonne. Le souvenir de la « patrie absente » ne se présente pas du tout triste à la pensée.

C’est généralement une fois le spectacle fini que l’on va

[Photo : Un entr’acte.]



souper dans un des grands restaurants qui avoisinent immédiatement le théâtre. Il y en a un troisième un peu plus haut, un peu plus isolé, où les gens qui aiment à prolonger leur recueillement trouveront un asile calme, et pourtant confortable.

Il est prudent de retenir sa table d’avance au grand restaurant, sans quoi l’on risque de souper fort tard. La cuisine y est très soignée. On peut à volonté combiner un menu des plus raffinés… que l’on vous fait payer en conséquence, ou s’y réconforter d’une façon amplement suffisante pour un prix très raisonnable. Les artistes s’y donnent souvent rendez-vous, et il n’est pas rare, lorsque arrive après la représentation un des interprètes qui ont le plus charmé le public, de voir tout le monde se lever spontanément pour lui faire une chaude et bruyante ovation. Et cela d’autant plus volontiers que jamais ils ne viennent sur la scène recueillir les suffrages de leurs admirateurs. C’est une coutume établie par Wagner dès l’origine. Il était même, au début, sévèrement interdit d’applaudir à la fin de l’ouvrage, et les exécutions de l’Anneau, qui pendant la première année ont défrayé le programme des Fêtes, se terminaient dans un silence respectueux et ému, qui cadrait certes mieux avec l’impression poignante laissée par l’admirable scène finale, que de bruyantes démonstrations ; quelques regrettables infractions eurent pourtant lieu, l’enthousiasme se manifestant sous sa forme accoutumée, dont Wagner ne voulait pas, et qu’il eut beaucoup de peine à refréner. Il est toujours resté de tradition de ne pas applaudir à Parsifal, mais pour les autres œuvres le public a forcé la consigne : on ne peut empêcher ses bravos d’éclater à la fin des représentations ; il s’était même mis en tête, en 1896, dès la fin de la première série, de voir M. Richter, qui avait conduit d’une façon magistrale la Tétralogie. Pendant plus d’un quart d’heure des applaudissements frénétiques, des appels à faire crouler la salle, se sont fait entendre de toutes parts ; mais le vaillant et modeste artiste, fidèle à la chose établie, n’a pas cédé au vœu général, et est resté obstinément invisible, évitant même de se montrer au souper, où il craignait sans doute de voir recommencer la manifestation. Pareille scène s’est renouvelée pour M. Mottl huit jours plus tard. Il avait littéralement électrisé son public par sa façon admirable de mener l’or-

[Photo : Place Maximilien.]



chestre ; mais, aussi réservé que son émule, il s’est dérobé avec la même modestie. Et quand vint le tour de M. Siegfried Wagner de conduire l’œuvre de son père, il se conforma tout aussi respectueusement à la tradition, malgré les rappels sympathiques de toute l’assistance.

Les matinées passent vile à Bayreuth ; en attendant l’heure du théâtre, on visite la ville, les monuments, qui n’offrent, à vrai dire, qu’un intérêt secondaire ; mais la flânerie y est charmante.

Les guides locaux diront au lecteur qu’il faut voir l’ancien Château où se trouve une tour dans laquelle on peut monter en voiture (comme au Château d’Amboise), et d’où l’on découvre une assez belle vue sur la contrée avoisinante, véritablement gaie, riante et fertile ; le Nouveau Château aussi, qui renferme une collection de tableaux médiocres ; ils lui désigneront les statues de rois, d’écrivain et de pédagogue qui ornent les places, et lui indiqueront le nombre d’églises à visiter en lui énumérant les tombeaux de Margraves qu’elles renferment. Les touristes consciencieux ne manqueront certainement pas de faire cette tournée en détail. D’autres, au contraire, tenant à bien affirmer qu’ils viennent uniquement en pèlerinage musical, ne veulent pas connaître autre chose que le chemin menant au Théâtre des Fêtes.

Beaucoup emploient leurs matinées à relire la partition qu’ils doivent entendre le soir, ou le poème, et ce ne sont pas les plus malavisés. On peut même se procurer à prix d’or des pianos passables, mais il faut être milliardaire pour louer un piano à queue ! — Dans toutes les rues résonnent les accords harmonieux, et des nombreuses fenêtres ouvertes sortent à flots les leit-motifs bien connus.

Les flâneurs se contentent, pour se reposer l’esprit, des promenades tranquilles de par les rues, des stations aux boutiques des libraires où l’on voit la collection classique des portraits du Maître, les photographies des principaux artistes et une lithographie représentant « une soirée à Wahnfried ». Il y avait aussi autrefois les magasins de « souvenirs de Bayreuth », qui se livraient à toutes les extravagances possibles et étaient vraiment amusants.

C’est alors qu’on voyait des annonces comme celles-ci :


DERNIÈRE
NOUVEAUTÉ
SOUVENIR DE BAYREUTH DERNIÈRE
NOUVEAUTÉ
     Se composant d’une très joli boîte décorée de scènes d’opéras de Richard Wagner et contenant de pains d’épices d’un goût exquisit ; très recommandé à tous les visiteurs des fêtes.


REICHSTE AUSWAHL
   In Manschetten-Knöpfen und Cravatten-Nadeln mit dem Bildnisse unseres grossen Meisters Richard Wagner.


Mais ils sont devenus plus sobres maintenant, et on aurait eu de la peine à trouver cette année les foulards avec le Théâtre des Fêtes imprimé en deux couleurs, et les plastrons de chemise tout brodés de leit-motifs.

L’heure du déjeuner arrive vite ainsi ; on se dirige alors, selon sa bourse ou ses goûts, soit vers un des restaurants élégants et en renom qui se trouvent dans les rues fréquentées et dans tous les grands hôtels : c’est là que l’on rencontre les étoiles et les premiers sujets du théâtre ; soit vers les brasseries, plus pittoresques, plus couleur locale, comme Vogl ou Sammet, où se donnent souvent aussi rendez-vous les artistes et les vieux habitués de Bayreuth, après les représentations.

On y déguste en plein air la bière si excellente du pays, servie dans des chopes d’une hauteur et d’une capacité invraisemblables, surmontées d’un couvercle d’étain, et qui embarrassent autant les novices que le vase au long col embarrassait le renard de la fable. Ces chopes se payent le prix étonnant de 15 pfennigs. À cette bière bavaroise il ne messied pas de joindre une omelette aux confitures, ou ces délicieux pfannkuchen dont la cuisine allemande a le secret, ou encore un plat de saucisses et de choucroute. Que les palais délicats ne se récrient pas : ce qui semble grossier chez soi devient exquis servi dans le cadre voulu. Le buffet de la gare offre aussi pour les déjeuners une ressource à laquelle personne ne pense ; mais on y est bien traité, et servi plus promptement qu’ailleurs.

Disons ici que, contrairement à l’opinion répandue, le voyage de Bayreuth ne constitue pas forcément une dépense excessive, et peut être à la portée des bourses moyennes. Songeant combien il serait profitable et instructif pour des étudiants musiciens ou même pour des jeunes gens amateurs dans une situation modeste de pouvoir assister à ces représentations modèles, nous avons étudié le plan de ce voyage au point de vue économique, nous appliquant même, dans ce but, à expérimenter des restaurants de différents niveaux, qui nous ont paru très acceptables ; et nous avons compté qu’un jeune homme ne craignant pas de voyager en seconde, et de mettre vingt-quatre heures pour arriver à Nuremberg, dépensera pour son chemin de fer, aller et retour, à peu près 130 francs (le billet double est de 121 fr. 25). Comptons-lui environ 40 francs de faux frais et de frais de buffet pendant les deux jours qu’il passe en route en allant et en revenant, soit 170 francs. Il pourra très convenablement vivre à Bayreuth pour une douzaine de francs par jour, chambre et repas. Reste donc à voir combien de représentations il voudra s’offrir et à se rappeler que le prix unique des places est de 25 francs. En admettant qu’il assiste à quatre, ce qui a constitué jusqu’à présent[1] les plus longues séries, nous arriverons, sans être grand mathématicien, à conclure qu’il peut, pour 350 francs, se défrayer de tout pendant six jours d’absence. Il est certain qu’il ne lui faudra pas faire de folies ni même de dépenses inutiles, qu’il devra se contenter d’une simple valise pour éviter les excédents de bagages (on n’a droit à aucune franchise en Allemagne), qu’il se servira de ses jambes pour les excursions, et qu’il ne rapportera pas de cadeaux à chacun des membres de sa famille. Mais en revanche que de souvenirs profonds, inoubliables, il se rapportera à lui-même, et quelle précieuse leçon il en aura tirée !

Pour celui qui entend voyager confortablement, sans se rien refuser, la dépense à prévoir est de 500 à 600 francs.

Pendant les jours de repos réservés entre les représentations ou pendant les matinées, il est agréable de faire quelques-unes des excursions qu’offrent les environs.

On peut aller à Berneck ; le trajet est d’environ deux heures en voiture : il vous fait voir un coin pittoresque dans la riante vallée de l’Œllnitz ; la petite ville, bien campée sur le rocher, est située dans un pays montagneux et agreste ; c’est une jolie promenade à faire.

Il y a aussi l’Ermitage, dont le beau parc et la célèbre charmille méritent plus l’attention que les horribles constructions du château, incrustées de haut en bas de coquillages et de galets taillés. Mentionnons pourtant une assez gracieuse colonnade en hémicycle, ainsi que les bassins où l’on fait jouer en votre honneur différents jets d’eau rappelant de très loin ceux de Versailles.

La Fantaisie, dont le parc est ouvert au public, est une propriété particulière presque toujours louée, pendant la saison, à quelque hôle de marque. De la terrasse du château on a une vue ravissante et mélancoiique qui fait penser à certaines compositions de Gustave Doré.

[Photo : Pièce d’eau à l’Ermitage.]


Tous ces endroits sont naturellement pourvus de restaurants où l’on peut déjeuner ; on s’y retrouve avec ses voisins de la veille et du lendemain, et aussi avec les artistes qui viennent en famille se délasser de leurs intéressants mais rudes travaux. Le courant sympathique s’établit bien vite avec eux, et l’on ne résiste pas au plaisir d’aller leur serrer la main et les féliciter, même si on ne les connaît pas particulièrement, sur leur intelligente interprétation. On peut s’exprimer en français si l’on ne parle pas l’allemand : il est des choses que l’on comprend dans toutes les langues. C’est, à mon gré, un des charmes de la vie de Bayreuth que ces fréquentes rencontres avec les artistes, ces vaillants combattants dont l’existence offre souvent d’intéressantes particularités.

[Photo : La Fantaisie.]


On a aussi l’occasion de les voir à Wahnfried quand la bonne chance veut qu’on ait quelque titre à y être présenté.

Mme Wagner, dominant toutes les fatigues que lui causent ses surmenantes occupations, donne chaque semaine, pendant la saison des Fêtes, des réunions auxquelles elle convie ses amis personnels et un petit nombre d’heureux élus. C’est un souvenir précieux entre tous que celui des moments passés dans cette maison du Maître, encore si pleine de lui, et parmi ceux qui l’ont connu et entouré.

Comment dépeindre le charme exceptionnel de la maîtresse du logis et l’exquise affabilité avec laquelle elle accueille les plus modestes comme les plus autorisés admirateurs de Wagner ? Nous en sommes, pour notre part, profondément touché, ainsi que de sa gracieuse et très particulière courtoisie à l’égard des Français. Mme Wagner est admirablement secondée dans son rôle par son fils et par ses toutes charmantes filles, qui rivalisent d’amabilité en recevant leurs hôtes.

On applaudit à ces réunions les interprètes du théâtre, et quelquefois aussi des artistes étrangers, merveilleusement accompagnés par M. Mottl, qui, ne se contentant pas de ses qualités hors ligne de chef d’orchestre, est aussi un pianiste de la plus haute valeur.

Le grand hall central de la villa, où se fait la musique, est orné d’un fort beau buste de Wagner et des statues de ses principaux héros : le Hollandais, Tannhauser, Lohengrin, Walter de Stolzing, Hans Sachs… Une frise peinte en grisaille représente les scènes marquantes de la Tétralogie. La superbe bibliothèque attenante à ce hall atteste, par le nombre et le choix des volumes qu’elle renferme, de l’érudition rare comme de l’éclectisme de celui qui l’a composée. On y admire aussi, parmi une profusion d’objets d’art et de souvenirs précieux, des toiles remarquables, portraits intéressants du Maître et de sa compagne.

La villa se trouve située dans un beau parc à l’extrémité de la rue Richard-Wagner, anciennement nommée Rennweg, l’une des artères principales de la ville. Elle est construite dans le style des villas romaines et a pour fronton, au-dessus de la porte d’entrée, une fresque allégorique représentant Wotan avec ses deux corbeaux, entouré de la Tragédie et de la Musique, auprès desquelles se tient « le jeune Siegfried, le chef-d’œuvre de l’avenir ». Au-dessous on lit une inscription dont voici la traduction : « Ici, où mon imagination a trouvé la paix, que cette maison soit appelée par moi la paix de l’imagination. »

C’est dans l’enceinte même de la propriété, à l’endroit choisi d’avance par lui, que le Maître dort son dernier

[Photo : Wahnfried.]


sommeil, tout près de ceux qui l’ont tant aimé et qui ne vivent que pour vénérer et glorifier sa mémoire. Le dimanche matin on peut, accomplissant un pieux pèlerinage, pénétrer jusqu’à la tombe sévère et nue, par la grille alors ouverte, qui donne sur la promenade de la ville, un beau parc planté d’arbres séculaires.

L’abbé Liszt repose non loin, au cimetière de Bayreuth, dans une chapelle encore encombrée des témoignages de regrets de ses nombreux fanatiques. La mort l’a surpris en 1886, au cours des représentations, à Bayreuth, où il était venu, déjà souffrant, rendre visite à sa fille, et apporter encore une fois l’hommage de son affectueuse admiration à l’œuvre de l’ami qu’il avait été un des premiers à comprendre, et qu’il n’avait cessé de consoler et de réconforter dans le pénible chemin de la gloire.

Quand on lit la correspondance de Wagner, ses biographies, et qu’on se rend compte des luttes qu’il a eu à soutenir, des difficultés sans nombre qui se sont trouvées sur sa route, des mauvais vouloirs, des entraves inintelligentes qui ont retardé pendant des années l’épanouissement de ses travaux, qui sont allés, non jusqu’à le faire douter de son génie, il le sentait trop vibrant en lui pour pouvoir le méconnaître, mais jusqu’à le faire douter s’il pourrait jamais lui permettre de déployer ses ailes ; quand on se rappelle toutes ces amertumes, toutes ces tristesses, et qu’on voit maintenant l’œuvre debout, vivante, grandissant chaque jour et groupant autour d’elle tant de dévouements fidèles, cette ville de Bayreuth, presque ignorée jusqu’ici et portant aujourd’hui inscrit pour toujours en lettres d’or dans son histoire ce nom prestigieux qui lui met une auréole lumineuse, ces milliers de pèlerins accourant de tous les points du monde pour apporter ici le tribut de leur culte enthousiaste, et qu’on songe que tout cela est le résultat de la volonté et de la grandeur de pensée émanant d’un cerveau humain, on reste silencieux, pensif, pénétré d’admiration pour cette prodigieuse intelligence et cette organisation inouïe, dont on ne retrouverait pas le pendant parmi les annales du passé.

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  1. Pour la première fois, en 1897, il y aura cinq œuvres représentées : la Tétralogie et Parsifal.