Le Messager canadien (p. 157-165).


Chapitre XII

FAUT-IL HAÏR LE MONDE ?


Une semaine, deux semaines passèrent, et Noël ne vint pas. Il n’écrivait pas. Jacques s’efforça d’oublier le secret que son ami lui avait confié sur le quai de la gare.

Jacques écrit de longues lettres à Madame Richard et voit à ce qu’André fasse de même ; depuis que la maison s’est vidée, Jacques sait que la mort a pénétré jusqu’au cœur de sa mère.

Il est d’une régularité qui rassure tout le personnel du collège sauf le Père Vincent et le Père Dreux. Hier, Monsieur Legris a envoyé Jacques au tableau ; les élèves espéraient une passe d’armes, mais Jacques a employé les symboles de Monsieur Legris et Monsieur Legris, de joie, hochait la tête, et montrait sa denture jaune. (Ah ! ces élèves, comme un voyage chez le Père Préfet les ramène vite au bon sens !) Le Père Dreux se défie ; l’assoupissement des jeunes glèbes constitue un terrain propice aux germes de conflit. Il ignore ce que le Père Vincent connaît sans que Jacques, pourtant, ait frappé une seule fois à la porte du Père Spirituel depuis la mort de Monsieur Richard.

Jacques est aux prises avec son débat intérieur et cette fois il n’usera pas ses forces à des escarmouches. Sous le couvert du règlement, il vague hors du collège. Quel parti il prendra, peu lui importe ; il ne veut savoir qu’une chose : les atermoiements traînent avec eux la douleur et la honte, pour lui et pour d’autres. Il a cru un instant trouver un point de départ en la confidence de Noël ; il a dû remonter plus haut. Pourquoi, sous prétexte de chercher un livre, s’est-il réfugié au plus creux de la maison lorsque Monique lui a dit que Louise et Estelle priaient auprès du corps ? Maurice, envoyé en ambassade le lendemain, n’a pas été plus heureux. C’est donc un fait ; il a commencé de torturer Louise. Il ne se permettra pas plus longtemps une satisfaction où son égoïsme et sa lâcheté prennent leur complaisance. À la prochaine entrevue, Jacques aura définitivement opté pour le monde, ou bien il parlera.

D’ailleurs les condoléances de la jeune fille eussent infailliblement gâté l’idée que Jacques s’était faite d’elle, et l’eussent aigri comme le parfum des fleurs passées. Il redoutait le moment où le souvenir et la réalité entrent en contact. À quoi bon s’exposer encore une fois à la déception ? Depuis le mariage de Monique, depuis la mort de son père, le dégoût du monde l’empêchait de rendre justice à qui que ce fût. Après Louise, Monique ; puis il avait trouvé moyen de rembarrer la vieille Marie avant de partir ; de retour au collège, il chargeait Voilard des péchés du monde. Voilard faisait-il autre chose que défendre sa peau ? Jacques, dès l’abord, l’avait voué aux démons. Il agissait un peu comme la vieille Marie ; quand elle racontait à André la légende du seigneur Gourdeau assassiné par son domestique, la vieille Marie glissait, aux bons endroits, quelques détails sinistres de son cru. Encore aujourd’hui, à la possibilité d’un appel, plutôt que d’offrir le don de soi, il demandait un asile contre le monde.

Il avait reçu une longue lettre de sa mère et il la relisait pour rengréger son désespoir. Voilard, y disait-on, regrettait les mots qu’ils avaient eus ensemble le midi des funérailles ; il voulait que Jacques rejoignît l’oncle Paul et Guy à la fabrique ; Jacques pourrait auparavant aller quérir quelque diplôme dans les universités, mais Voilard préférait l’accueillir dès la sortie du collège.

C’était touchant. Voilard avait perlé ce plan. Attraire Jacques dans la manufacture, où on pût le surveiller, puis insensiblement lui passer le collier et le mettre une fois pour toutes au nombre de ceux qui gagnaient leur pitance à tirer pour le maître. Jacques tenait de Maurice des traits édifiants. Voilard avait convoqué une réunion des actionnaires pour le mois suivant, multiplié les visites et les discussions amicales, expédié aux journaux une série d’entrefilets subtilement gradués, mis en œuvre l’arrière-ban de ses relations ; tout se terminerait, comme à l’opéra, par l’apothéose du chef. Les méninges calculateurs de Voilard tournaient jour et nuit, sans même qu’il y songeât, comme sa montre. Faire des grâces, s’abandonner à la fantaisie, étaient les préludes certains de ses plus élégants coups de seine. Lucien Voilard est né pour régenter l’univers.

On avait tenu un conseil de famille. Voilard et sa femme s’établiraient à Québec. À la demande de Madame Richard, le jeune ménage résiderait rue de Bernières ; on leur taillerait un appartement à même l’étage. Pendant les travaux, du quinze décembre à la mi-janvier, Madame Richard voyagerait dans le sud ; Jacques et André passeraient avec elle les vacances de Noël.

La famille est sous la coupe d’un grand chef d’atelier qui connaît les hommes aussi bien que les machines. Madame Richard est touchée de la déférence de son gendre, et de l’intérêt porté à l’avenir de Jacques, c’est patent, et elle ne peut refuser de vivre près de Monique. Le voyage dans le sud facilite l’établissement du régime conçu par Voilard, et amoindrit ou reporte en juin le péril de nouveaux heurts avec Jacques et André, dont on remet la conquête à plus tard.

Juin : Jacques voit déjà le loup dans le Verger. Le monde avec Voilard n’est pas un verger ; le monde ressemble plutôt à la cage des bordigues, où l’anguille et l’esturgeon, guidés par leur mauvais génie, se frappent à coups de queue et dévorent le fretin dans l’eau qu’ils ont brouillée.

À ce point de sa réflexion, Jacques touche un sentiment dont il n’est pas fier, un sentiment analogue à celui qu’il éprouva en refusant de voir Louise. En vain se répète-t-il que le mépris domine en lui la peur, et que la peur elle-même est parfois salutaire, il aimerait mieux frapper que fuir ; on ne trouve rien en fuyant. Noël Angers, qui n’est pas un poltron, fuit le monde pour ne pas se damner. Mais la résolution de Noël semble bien débile et condamnée, pour quelque temps, à la recherche de motifs substantiels. Noël glisse sur la glaise ; il fait penser au chasseur de bécassines, en septembre, qui cherche un équilibre entre les joncs des battures.

Tout compte fait, Jacques ne refuserait pas un corps à corps avec Voilard et avec le monde ; cela voulait dire se défricher un coin de terre à l’exemple des ancêtres, en pleine sauvagerie. Vaincre le monde, c’était d’abord se soustraire à l’emprise du monde, vivre au large de sa médiocrité ou de sa veulerie, et se retrancher dans une île où régnerait la ferveur. On n’y végéterait pas ; de temps à autre, on y allumerait un grand feu et Noël viendrait y lire un chapitre de Menaud. Et l’isolement que supposait une pareille victoire créait un paradoxe digne de tous les risques ; car vaincre le monde n’était jamais une victoire définitive, il fallait descendre au plus creux et demeurer en pleine mêlée pour se sentir maître du destin.

Peut-être aussi Jacques calomniait-il un milieu qu’il connaissait mal. Voilard était-il le monde ? Dans ce monde qu’il abominait, Jacques avait trouvé Noël, Maurice, Louise, Saint-Denis, Marc le fidèle, et ce modeste artisan de paix qu’était François Lemieux. Et le Verger ? Qui entretiendrait le feu sacré au Verger ? et sur la grève, le soir de la Saint-Jean ?



Saint-Denis, toujours magnanime, avait renoncé à la jalousie et se raccommodait avec Jacques. Ils avaient repris, à travers la cour, leurs promenades à grandes enjambées, leurs discussions et leurs silences amicaux. « Saint-Denis, que penses-tu du monde ? » Jacques s’aperçoit que Saint-Denis ne connaît pas le monde ; ce garçon aux ongles et aux cheveux bien tenus commet tous les excès de langage et, aux yeux de Dieu, il ignore le monde et presque le péché. Saint-Denis ne peut répondre.

Reste le Père Vincent. Jacques ne se résout pas sans quelque hésitation à traiter, avec le Père, un sujet qui touche de si près à la question essentielle. On ne ruse pas avec le Père Vincent. Il faudra pénétrer un jour au cœur de la cité interdite ; aujourd’hui, Jacques a tout prévu pour que l’entretien s’arrête à temps.

— Père, je tenais à vous remercier. Vous avez dit la messe plusieurs fois pour papa…

Le Père s’enquiert de Monsieur Richard. Jacques, en parlant de son père avec Saint-Denis, a tiré de son cœur un flot brûlant de souvenirs. Avec le Père Vincent, c’est la sécheresse, et il a l’impression de trahir la mémoire du disparu. Son admiration aurait-elle perdu sa fécondité ? André inquiète le Père ; il est d’une nervosité qui s’accommode difficilement de la discipline des petits. Jacques écoute mal ; sa conscience est tranquille de ce côté ; il s’agit bien des peccadilles d’André ! Le Père parle des fêtes de Noël, et des vacances prochaines, mais Jacques n’entend pas ; un pensionnaire peut-il prendre des vacances à cinq cents milles de chez-lui ? D’ailleurs il n’est pas venu pour cela.

— Père, pourquoi vous êtes-vous fait prêtre ?

Ça y est. La question, telle qu’il aurait voulu la poser dans six mois, est là devant lui ; il a sauté le mur. Le Père n’a pas l’air étonné. De son tranche-papier, il frappe la paume rosée de sa main ; sa chaise à bascule grince sur ses ressorts.

— Mon cher ami, la réponse n’est pas facile. Il n’y a pas qu’une raison, il y en a plusieurs.

— Je suis indiscret, je sais.

— Voulez-vous connaître l’occasion ou les occasions de mon choix ? Des circonstances admirablement ordonnées par Dieu ; j’ai l’impression d’avoir été moins l’auteur que l’objet d’un choix.

— À quels signes ?

— Rassurez-vous, je n’ai pas été terrassé sur le chemin de Damas ! C’est beaucoup plus simple.

Jacques demande davantage ; le Père ajoute :

— L’amour de Jésus-Christ.

François Lemieux dans dix ans ne s’y prendra pas d’une autre façon pour énoncer le truisme de sa vie : « Je suis notaire parce que mon père était notaire » ; mais le ton diffère. Jacques a conscience d’avoir forcé une porte, et le Père baisse les yeux comme un enfant surpris à monologuer. Ce que Jacques découvre le déconcerte ; le Père relève la tête et lit un doute dans le regard du jeune homme.

— Doutez-vous de ma sincérité ?

— Non, Père. Je ne suis pas habitué à ce langage.

Il garde le silence un instant, mais ne peut retenir les battements de son cœur.

— Y a-t-il beaucoup de gens qui pourraient parler comme vous ?

— Plus que vous croyez. Ils ne parlent pas fort ; ils ne parlent pas avec des mots ; seulement, leurs œuvres sont un acte d’amour. Jacques, avez-vous lu saint Paul ?

Et sans attendre la réponse, il se retourne, tire un volume des rayonnages et le tend à Jacques :

— Lisez saint Paul, et dites-moi si vous pouvez expliquer autrement que par l’amour de Jésus-Christ une seule de ces pages.

Jacques a ouvert saint Paul (le Père a recommandé de ne pas débuter par l’épître aux Romains). Il y tente de brèves excursions qui évoquent les nages écourtées, par gros temps, quand les vagues autour de l’île se concertent pour vous étourdir. Ce n’est pas la première fois que le sens d’une œuvre se dérobe à sa prise, telle la plage rugueuse sous les pieds du nageur suffoqué. Toute vérité n’est pas également accessible.

Un peu comme à la maison, pensait Jacques. Il avait fait une découverte au fort de l’été. Monsieur Richard ne touchait jamais à l’économie domestique, sinon pour solder les mémoires des fournisseurs. Mais il avait un caractère difficultueux ; quand il revenait de la fabrique, il fallait que rien ne clochât et, depuis des années, rien ne clochait. Jacques se demandait par quel enchantement les rouages s’ajustaient avec autant de précision au Verger qu’à la fabrique. Il a observé. Un signe de tête, et la maison se met en branle ; Madame Richard assiste à l’exécution précise de ses ordres ; elle tient en réserve pour l’imprévu des délais et des mutations que son expérience lui a enseignés et dont elle use avec discernement. Car la moindre bévue, si on n’y pare à temps, entraîne un désastre. Cette providence est à l’œuvre depuis quarante ans et il faut ouvrir les yeux pour la voir. Il y a là un mystère de l’amour dont parle le Père Vincent.

Le 23 décembre, jour du départ pour les vacances, Jacques est monté au dortoir avec Saint-Denis ; sa mère est arrivée la veille et la perspective des pays nouveaux rend André insupportable. Jacques, avant de boucler sa valise, y dépose un livre, un seul. Et Saint-Denis, en lisant le titre, se demande si son ami n’est pas, une fois de plus, sur le point de lui échapper.