Le Messager canadien (p. 143-156).


Chapitre XI

CONNAÎTRE CELUI QUI MÉRITE D’ÊTRE AIMÉ


Qui les attend à la gare ?

Monique vient à leur rencontre sur le quai, méconnaissable. Elle dévore les joues pâles du petit, saisit la main de Jacques et se blottit au creux de son épaule ; Jacques sent la caresse d’un visage qui n’a pas pleuré. Monique ne porte pas le deuil, mais son regard demande grâce, et Jacques voit le grand salon de la rue de Bernières, tout rideau tiré, transformé en chambre mortuaire.

— Tu es seule ?

— Lucien n’a pu venir ; il doit rencontrer Pinsonneau de bonne heure ce matin.

Jacques s’enquérait de Guy ; elle ne pense qu’à Voilard. Ils se taisent ; ils ont peur des mots. La voiture enfile la côte du Palais et les pneus clappent sur les bourrelets du pavé ; ils attendent le signal de la lumière verte et le silence n’est pas supportable.

— Où l’ont-ils exposé ?

— Près de la cheminée.

André, qui roupille à l’arrière, n’entend pas les mots décisifs. Lorsqu’ils tournent le coin de la rue Laurier, Monique regarde André :

— Écoute, mon petit, il faut être brave !

André ne répond pas.

Une couronne de fleurs est appendue à la porte qui s’ouvre d’elle-même ; un individu marqué de petite vérole est déjà en faction. Des torchères diffusent une lumière crème dans ce monde artificiel et fermé que sont devenus le vestibule et le salon ; un chemin de molleton violet mène jusqu’à la chambre mortuaire, et des portières lourdes dissimulent les gonds des battants enlevés. On a étranglé les timbres, et les bruits de la maison meurent au seuil des portes closes ; des visiteurs se relèvent et jettent un coup d’œil hâtif sur le cercueil ouvert, des hommes d’affaires en route pour le bureau.

Monique a disparu. Les deux frères s’avancent, timides, et s’agenouillent à distance. Monsieur Richard repose dans le décor un peu austère qu’il a aimé. Ce gentilhomme qui ne regardait pas à la dépense et qui avait, au plus aigu de la crise, hypothéqué ses propriétés et coupé son train de vie pour maintenir ses garçons aux études, ne tolérait rien de cossu autour de lui, et réprouvait, à l’égal d’une trahison, la pensée que sa vie fût un succès où il pût sans remords s’installer avec les siens.

André s’approche pour contempler son père. Jacques tourne la première poignée qui lui tombe sous la main ; c’est le cabinet de Monsieur Richard.

Un cabaret chargé de bouteilles et de carafes était posé sur l’abattant du secrétaire. Voilard, le dos tourné, dans la fumeuse de Monsieur Richard, entretenait un inconnu.

— Excusez-moi !

— Jacques, entre, mon pauvre ami.

Lucien dépose son verre et presse la main rêche de son beau-frère.

— Mes condoléances, sincèrement.

Les lèvres de Voilard n’ont pas encore trouvé le pli du chagrin.

— Pinsonneau, permettez-moi de vous présenter mon beau-frère.

C’est lui Pinsonneau ! Un meurt-de-faim aux cheveux noirs crépelus. Les allures d’un défroqué, pense Jacques, alors qu’il essaie de saisir une main qui lui fond entre les doigts. Perdu dans l’immense demeure où il a si souvent joué à la cachette avec Paule et André au retour du collège, il cherche sa mère ; il la trouve dans sa chambre, assise dans le fauteuil grenat entre les deux fenêtres où, le matin, elle tricote et ravaude les bas ; les chairs mates de la figure tombent de lassitude. Le chiffonnier est fermé. Monique, dans une bergère, a pris André sur ses genoux ; le benjamin a renoncé à faire l’homme et pleure toutes ses larmes. Madame Richard détaille aux garçons la scène d’hier, elle décrit les traits tombés de leur père, le repas où personne n’osait toucher aux aliments, et la chute en passant au salon ; Guy a traîné son père jusqu’au canapé. Monsieur Richard est mort en serrant la main de sa femme. La mère de Jacques parle par petites phrases heurtées ; les muscles de la bouche sont raidis. Ses prunelles fixes voient mal et elle donne, comme en rêve, des ordres à la vieille Marie.

Voilard entre suivi de Guy ; ils marchent comme des condamnés.

— Madame Richard, nous avions pensé à demander les sœurs pour cette nuit…

— Pourquoi les sœurs ? demande Jacques.

— Les sœurs pourraient prier…

Tiens, Voilard qui joue la dévotion, c’est du neuf !

— Nous pouvons toujours demander aux sœurs de prier, rétorque Jacques. Pour veiller, ne sommes-nous pas quatre hommes ici ?

— En tout cas, Lucien ne passera pas une seconde nuit debout.

Monique a dit cela sur un ton pincé que Jacques ne lui connaît pas.

Et Guy propose :

— Je veillerai, moi, avec Jacques.

— Si tu préfères.

Voilard se montre de facile composition quand on ne touche pas à l’essentiel. Il ajoute :

— Nous pourrions inviter les cousins.

— Ça, non ; pour boire du genièvre et du cognac, merci. Nous n’imposerons pas cela à papa. Laissez-nous au moins la nuit avec papa, bien à nous.

— Comme tu voudras, mon vieux.

Voilard, les mains dans ses poches, marque ses pas dans la moquette :

— Laisse-moi te dire que tu donnes dans le sentiment, mon cher.

Il parle en chef. Jacques ne prête pas attention à Voilard. Madame Richard non plus ; Madame Richard n’est pas avec eux, ses yeux voudraient percer le mystère de la mort ; son cœur ne comprendra jamais comment on peut perdre en moins de dix minutes celui pour lequel on a toujours vécu.



Le dernier visiteur est parti. Madame Richard dit :

— Nous allons réciter le chapelet avant le coucher.

Elle s’agenouille et ne bouge pas d’un pouce pendant la récitation. Guy récite un à un les avé, et les autres répondent de leur mieux, par un mélange de prières et de sanglots. L’oncle Paul se fait un bandeau de sa grosse main ; il abandonne ses épaules, il est prostré et douloureux. Voilard, droit comme un mannequin, répond distinctement. Ils sont là : Monique, et Paule dans sa robe noire qui la grandit, et André, et contre la portière, la vieille Marie. Sur la cheminée, la pendulette ne bat plus depuis quatre heures.

Jacques est demeuré avec sa mère et Guy. Les dernières portes se sont fermées sans bruit. La solitude avec son père. Car Jacques sera seul avec son père pendant deux jours. Monique est la femme de Voilard ; Jacques l’aimera encore, mais pas de la même manière. Et Madame Richard est comme une étrangère parmi eux. Que se passe-t-il derrière les yeux éteints de sa mère, et comment s’expliquer la quasi-impassibilité de cette femme ? On dirait une douleur à fleur de peau, comme le frisson qui présage le bouillonnement de la fièvre. La première journée s’achève où elle n’a rien fait de palpable pour son mari ; Monique et Voilard ont tout prévu. Elle a essayé de prier sans y réussir ; les vérités chrétiennes ne deviendront réalités pour elle qu’au moment où la mort elle-même ne sera plus un songe. Pour le moment, son attitude exprime l’égarement et une sorte d’attente. Les hommes connaissent mal le visage habitué de la mort.

C’est donc cela, la mort ? Jacques regarde le visage raidi de son père entre les mousselines ; il palpe les mains sclérosées aux ongles livides et roussis. Il n’a pas peur, il n’est pas triste ; il croit que son père est heureux, ou qu’il le sera. Jamais encore ne lui ont paru plus évidents les dogmes qui furent autrefois la matière de ses examens. Le jeune homme touche les assises de sa foi et elles sont fermes ; elles soutiennent sans broncher le choc de la première séparation.

Jacques recueille la première part de son héritage, la foi. Gamin, il se précipitait avant la vieille Marie pour réveiller son père à sept heures, et Monsieur Richard, dans un pyjama bleu qui lui battait les côtes, s’agenouillait deux minutes, le front dans ses longs doigts jaunis.

Jacques trouve son père beau, sculpté pour qu’on le regarde. Le sourire malicieux persiste aux commissures des lèvres et des paupières. Tel il a toujours été : impérieux, exigeant, pointilleux, mais plein de condescendance amusée ; probe et d’une droiture qui conférait à sa démarche une fierté de bon aloi ; d’une distinction qu’étoffait une magnanimité non apprise, et que la délicatesse des sentiments nuançait à l’infini. L’argent n’avait jamais acquis de poids entre les mains de ce travailleur intelligent que la fortune avait servi. Jacques ne concevait pas qu’un homme pût avoir du cœur autrement. Tel avait été son père, depuis les jours les plus reculés jusqu’à la dernière rencontre, au mariage de Monique. Monsieur Richard n’avait pas été un confident pour Jacques ; mieux qu’un confident, il avait été un maître respecté dans l’amour, un homme auquel on aurait voulu ressembler. Mon Dieu, donnez-lui le repos ! Mon Dieu, qu’il eût fait bon tout de même de demander une place près de lui dans le bureau, et de traverser la fabrique avec lui, et d’apprendre de lui la vie. Comme un petit gars, Jacques aurait voulu glisser sa main dans la main de son père ; il n’aurait pas eu peur de la vie alors.

Madame Richard s’est retirée. Guy fait les cent pas dans le vestibule aux tentures pâles et se regarde les mains longuement. Tout en sirotant son cognac, il échange quelques mots avec son frère ; mais il n’a jamais beaucoup parlé, il est fait comme ça. Jacques ouvre une fenêtre et les rideaux de tulle collent aux vitres ; si la nuit aspirait l’odeur écœurante des fleurs en décomposition, on oublierait volontiers les immenses tributs à la vanité de la famille et des donateurs.

C’est cela la mort. Jacques n’est pas sûr de ne pas être triste. Cette veillée d’armes avive les souvenirs. Ce ne sont plus des qualités abstraites que Jacques admire chez son père, mais des traits de caractère qui donnent à une anecdote une saveur durable. On n’entendrait plus Monsieur Richard chantonner au retour du bureau : « Vanité des vanités, tout n’est que vanité » ; Jacques ne soumettrait plus à son père ses budgets trimestriels ; il ne recevrait plus de lettres écrites à la hâte : l’écriture de plus en plus lâche exprimait, mieux que les mots un peu abrupts, une tendresse dont Monsieur Richard se gardait par défiance de lui-même.

Jacques était sur le point de s’abandonner à la tristesse, moins par privation d’une joie très chère que par un sentiment de remords. Comme il avait peu retenu de son père ! Lui qui méprisait Voilard, que n’avait-il, au lieu d’épier son beau-frère pour le prendre en défaut, cherché à vivre plus près de son père, à le mieux comprendre ? Les esprits dont le raffinement l’avait ébloui et auxquels il avait décerné, de concert avec Maurice, un brevet de culture, allaient-ils seulement à la cheville de cet homme qu’avait été son père ? S’il avait interrompu la vaniteuse poursuite de lui-même, et essayé de se créer un monde avec d’autres éléments que ceux de son âme, peut-être aurait-il saisi davantage le secret d’une existence ouverte au vent du large, et belle et drue comme un plein montant. Il ne serait jamais digne d’une telle vie, bien sûr.

Il pleurait sous le regard étonné de Guy. Il ne voulait pas donner l’exemple de la faiblesse ; il avait en horreur les émotions de circonstance. Un tel navrement lui montait au cœur à la pensée que tout était fini ! S’il avait su, que n’aurait-il pas fait pour son père en ces derniers temps ! Mais non, il avait exploité en égoïste un trésor qu’il sentait inépuisable et il fallait la mort pour lui rappeler la fécondité de la gratitude et de l’admiration. Il pouvait pleurer sans verser dans l’hypocrisie, et longtemps, avant de tarir ses inutiles regrets.

C’était cela la mort. Peut-être que ce n’était pas cela ; lui, en tout cas, la voyait ainsi. On ne réparait pas le mal dont on s’était rendu coupable, on en obtenait le pardon ; on ne pouvait pas faire que ce qu’on avait fait ne fût pas. La prière qu’il offrirait pour son père était déjà une dette et elle n’acquitterait pas les dettes contractées auparavant. Tout comme avec André. Il se l’était dit dans le train, en bordant le lit du gamin. « Mon drôle, tu multiplies les gestes maternels. Tu n’effaceras pas ta lâcheté de ce soir ; tu te souviendras d’avoir ravagé le visage du petit ». Mais alors s’il en était ainsi, ne devait-on pas dans la vie chercher une orientation qui évitât les remords stériles ? Se mettre le plus possible dans l’occasion prochaine de n’accomplir que le bien, telle pourrait être, à la rigueur, la formule d’une vie féconde. Et pour ce qui était de son cas à lui, Jacques Richard, perpétuer le souvenir de son père. Faire comme au Verger, quand on ratissait les allées et que l’on ramassait les feuilles mortes, vers cinq heures, avant l’arrivée du maître ; on lisait le contentement dans les yeux de Monsieur Richard. Ce dessein doit être bon, car Jacques en reçoit une consolation qu’il croit indigne de son chagrin.



Les agenouillements hâtifs des visiteurs, le faste des funérailles, le défilé grotesque des entrepreneurs et des landeaux chargés de couronnes funéraires, les cloches qui font mal, l’entrée par la porte centrale des amis qui s’esquivent par les portes latérales, après avoir donné leurs noms aux nouvellistes, le déchaînement des grandes orgues et la voltige des premiers solistes de la paroisse, un des offices liturgiques les plus chargés d’espérance et de poésie : rien ne tira Jacques de son abattement. Il pleura avec André, aux yeux de tous, sans trouver un mot pour répondre à Voilard qui lui tapotait l’épaule en disant : « Allons du courage, mon vieux ! Tu es plus brave que cela. »

Jacques revint du cimetière avec l’oncle Paul. L’oncle Paul avait quelque chose à lui dire.

— Jacques, mon garçon, tu es à même de comprendre les intérêts de ta famille. Ta mère qui ne connaît rien en affaires ne songe qu’à sa nichée ; Guy est un garçon intelligent, il ne manque pas de ressources…

Il faisait craquer ses jointures.

— Mais que veux-tu, nous avons besoin de Voilard. La plus mince querelle nous porterait préjudice à tous.

L’oncle Paul est las comme un homme qui a lutté et perdu. Au nom de Lucien, le visage de Jacques s’est fermé. Il avait bien manœuvré, le garçon, et les circonstances le servaient comme elles l’avaient toujours servi, en roi ; jamais Voilard ne controuverait des faits qu’un destin propice taillait immanquablement à la mesure de son pied agile.

À la maison, le grand salon remis en ordre par l’individu grêlé, ne retrouvait pas l’atmosphère de tous les jours. L’hypocrisie flottait dans l’air, rôdait autour des portes et des meubles, qui refusaient de trahir leur maître. Les enfants s’observaient, figés dans leurs habits de deuil ; ils commençaient des phrases qu’ils n’achevaient pas. L’oncle Paul se taisait.

Le téléphone sonna ; Monique revint en disant à son mari :

— C’est le chef de l’expédition. Il demande par quelle commande il faut commencer.

— Dis-lui d’appeler Pinsonneau à l’hôtel…

— Pinsonneau ? pourquoi Pinsonneau ? coupe Jacques.

Lucien se retourne ; pour la première fois, les deux hommes qui se cherchent dans l’ombre depuis toujours sont en face l’un de l’autre. Jacques a retrouvé la voix blanche des mauvais jours ; ses jambes flageolent, et il a eu peur de ne pouvoir se fâcher tant il est épuisé. Monique hoche la tête sèchement.

— De quoi te mêles-tu ?

Il s’y attendait ; Monique marchait avec son mari. Il ne s’était pas trompé en lisant dans la démarche de Guy, depuis le mariage de Monique, la lassitude d’une bête traquée. Tout le monde est contre Guy ; sa mère est pour lui, mais elle ne peut rien que pleurer. Jacques n’avait jamais vu Lucien Voilard gêné aux entournures. Le mari de Monique se jeta entre frère et sœur :

— Jacques a droit de savoir…

— De quoi je me mêle ?

Madame Richard les suppliait du regard. Lucien, d’un coup d’œil, avait jaugé la situation, et se tenait sur son quant-à-soi. Jacques chargeait de plus belle :

— Vous pouvez être sans inquiétude. Vous n’avez pas besoin d’apposer des scellés sur les portes et les fenêtres de la fabrique. Votre cambuse, je n’y mettrai pas le pied, m’entendez-vous ? Et André non plus, j’espère. Vous y cuisinerez vos plats comme vous l’entendrez. Je ne discuterai ni avec… (il était incapable de prononcer le nom de Lucien) le mari de Monique, ni avec votre défroqué de Pinsonneau. Si papa avait vécu cinq ans de plus… Je vais prendre l’air.

Puis sur le pas de la porte :

— Viens-tu, André ?

Le soir, avant de partir, Jacques eut une longue conférence avec sa mère et Guy.

Il serra la main de Voilard, embrassa Monique en lui demandant d’oublier la scène du matin. Elle essaya de le retenir, mais il se dégagea sans douceur ; des ferments d’orgueil avaient opéré depuis le midi. Il reprit avec André le chemin de la gare. Noël Angers avait heureusement offert de les conduire.

Une fois André installé, Jacques revint sur le quai. Noël lui saisit le bras et l’entraîna. Le train fumait de partout, comme un paquebot sous pression.

— Jacques, j’entre chez les Pères Blancs. Jacques feignit de ne pas entendre.

— Je te répète que j’entre chez les Pères Blancs. Voilà deux jours que je cours après toi pour te le dire. Ça me taraude.

— Tu dérapes, mon vieux Noël.

— J’entre chez les Pères Blancs. Je me damne si je reste dans le monde. Tu ne sais pas ce que c’est que la tentation, toi, tu es calme…

— Voyons Noël, ne fais pas le naïf.

— Même si tu le sais, tu n’as pas pour céder à l’attrait du mal tout ce qui bouge en moi. Moi, j’aime la vie, Jacques, le bruit, l’agitation, ce qui pétille, ce qui fermente, les grandes secousses, les expériences, toutes les sortes d’expérience, pourvu que j’y trouve de l’inédit et du palpable. Les petites joies permises de notre planète ne me satisferont jamais. D’ailleurs on finit par épuiser la jouissance dans notre monde pourri. J’ai peur de moi et si je continue à goûter au monde pour vrai, je te dis que je suis fini, je me damne.

Jacques risqua une objection :

— Et ton confesseur ?

— Je n’en ai pas.

— C’est une embardée !

— Je te dis que je n’en ai pas ; j’en ai plusieurs. Je recommence chaque fois mon histoire. Celui que j’ai actuellement m’approuve, en principe, et quand vient le temps des résolutions, il tergiverse. C’est un pondéré.

Le chef de train balançait sa lanterne rouge. Jacques serra la main fiévreuse de son ami et sauta sur le marchepied. Le convoi démarrait avec précaution pour ne pas éveiller les dormeurs. Noël suivait en gesticulant :

— Tu penses que je perds la tête ? Pas autant que tu crois. J’irai chez le Provincial des Pères Blancs la semaine prochaine. Et je monterai te voir au collège. D’ici-là, garde le secret. Tu ne sais pas ce que c’est… Bonjour, bonjour…

Il agite les bras sur le quai, et ses yeux hagards sombrent dans la nuit. Noël est l’ami qui est pur, l’ami dont la jeunesse ne finira pas.

On respire un froid doux qui sent la vapeur et la suie. Le train n’est pas encore sorti de la cour ; il se déprend de cette immense toile d’araignée forgée à plein sol et qui reflète, en longues courbes rouges et vertes, la lumière sourde des disques et des aiguilles. Jacques aime les allures débonnaires du train de nuit. Le train de nuit progresse sans heurt, car il a le temps pour lui ; il établit son erre une fois pour toutes, et l’on ne sait plus s’il roule ou s’il est arrêté pour refaire le plein d’eau. Il prépare le sommeil, il entretient le sommeil, et il est une invite à penser avec sérénité.