Les fées du Grand-Puits.


Le logis de Cassagnol.

III

WISIGOTHS, FÉES ET TARASQUES
DU GRAND-PUITS

Enfin la famille Cassagnol avait pu se mettre à table. Un plat de navets et de ciboulettes, une plantureuse salade avec beaucoup d’huile, cinq ou six tomates, quelques prunes presque mûres, c’était beau, mais il fallait en faire pour dix.

Malgré toutes les belles choses vues, les superbes souvenirs emmagasinés pendant toute cette grande journée, Colombe restait de mauvaise humeur et multipliait les pécaïre ! Elle prenait facilement des airs farouches, la douce Colombe, en raison de sa vivacité, de ses grands yeux noirs, de sa chevelure ébouriffée, des longues tresses qu’à chaque mouvement elle faisait onduler comme des serpents sur ses épaules

Pour la dérider et faire passer le maigre festin, Cassagnol prit sa flûte et entama l’un de ses airs les plus gais et les plus sautillants, celui que l’on redemandait le plus souvent à la fin des repas de noces.

— Vous voyez, je vous traite bien, tout à la joie aujourd’hui, vous vous régalez en musique… Allez ! allez ! réjouissez-vous, montrez votre appétit !… Et je vous le dis, demain je me mets après le trésor des Wisigoths et je ne m’arrête pas avant d’avoir mis la main dessus !… Allez ! allez ! ma résolution est prise !

Avec la musique c’était effrayant comme les plats filaient vite, Cassagnol s’en aperçut. Il essaya vainement de modérer le mouvement en soufflant un air languissant dans sa flûte, on n’en fut pas moins vite au dessert, aux quelques prunes que Colombe partagea entre les enfants.

— Ils ont sommeil, ces petits, après une si longue journée, dit Cassagnol, ils n’en peuvent plus d’avoir vu tant de si belles choses ! Ils vont aller se coucher en musique et ils rêveront toute la nuit de princes et de seigneurs… Allons, Cadette et Finette, les petites, au dodo ! Suivez la maman… Luquet, Hilarion, vous dormez debout, je vous dis, n’attendez pas plus longtemps !… Et cette pitchonnette de Fleurette, elle a bien trotté aujourd’hui… et Cathounette aussi… au dodo ! Luquet ! Blaise ! soyons sages…

Les huit enfants étaient couchés, la lune brillait au milieu de fins nuages blancs ou argentés courant dans le bleu, sur lesquels se détachaient, nettement découpés en bleu sombre par-dessus les toits plats, des massifs de grosses tours pointant à travers de longues lignes crénelées.

Cassagnol et Colombe, pour économiser la chandelle s’étaient assis dans le jardin. Cassagnol se donnait de forts coups de poing sur les genoux sans mot dire. Colombe, qui pourtant avait d’ordinaire la langue très alerte, soupirait et ne disait rien non plus. On n’entendait que l’ânesse Belleàvoir qui sous son appentis mâchonnait un peu de paille.

— Écoute, dit enfin Cassagnol, écoute, Colombe, je me tracasse et tu te tracasses, c’est vrai que la situation aujourd’hui manque de gaîté, le jardinage et les noces ne donnent guère… Quand les légumes vont, la musique peut chômer ; quand les noces marchent, on peut attendre la bonne volonté des légumes… Mais c’est une vraie malchance qui nous pour suit cette année !… Et la petite famille à élever ! Écoute, ma Colombe, aux garçons je ne donnerai rien, ils ont de bons bras, les gaillards, ils sauront s’en servir ! Déjà les deux grands savent souffler dans la flûte, ils pourront musiquer tout comme moi… mais pour marier nos filles, il nous faut des économies, l’aînée a déjà six ans…

— Six ans et trois quarts bientôt ! soupira Colombe.

Cassagnol se donna sur la tête un fort coup de poing, heureusement amorti par l’épaisseur de sa chevelure.

— Ah ! par la tignasse de dame Carcas ! nous aurions seulement trois cents noces par an, je m’en tirerais facilement… Dieu veuille multiplier les accordailles autour de chez nous, marier tout le Languedoc, et favoriser nos légumes !… Mais il fait toujours trop sec ou trop mouillé à contretemps, et puis il semble qu’on n’aime plus la musique…

Nouveaux coups de poing sur l’épaisse toison.

— Eh bien, alors, vois-tu… il faut…

— Eh bien ? demanda Colombe.

— Eh bien, il n’y a qu’une chose à faire, une chose sûre,… et qui arrangerait tout, je ne fais qu’y penser toutes les nuits…

— Quoi donc ?

— Voilà, j’en reviens à ma vieille idée, il y a le fameux trésor du Grand-Puits ; le trésor des Wisigoths, conservé tout exprès pour nous, et qui ferait de nous des seigneurs… Est-ce que tu n’aimerais pas rouler sur l’or ? Moi, j’aimerais !… Et des habits dorés sur toutes les coutures, et des bons repas !… Je jouerais de la flûte pour mon agrément seulement, pour faire danser les pitchouns et les pitchounettes… Mais il faut le trouver, le trésor des Wisigoths… Écoute, Colombe, j’irai encore en parler à ta tante, il faut qu’elle me laisse chercher, elle qui habite tout auprès du Grand-Puits où il est caché, ce trésor… J’irai, j’irai, il me le faut !

Ce fameux trésor des Wisigoths, quelle place il tient dans les rêves des Carcassonnais de la Cité ou de la Ville basse, comme on en parle dans les veillées, depuis des siècles qu’il est enfoui sous la garde des fées, dans les profondeurs mystérieuses du Grand-Puits, et qu’on cherche à l’en faire sortir.

Sur la place entre le château et la Porte Narbonnaise, il y a un beau grand puits à margelle ornée de colonnes très anciennes. Chacun sait à Carcassonne que le Grand-Puits est l’œuvre des Romains qui l’ont percé jusqu’à des profondeurs inconnues ; quelques-uns prétendent qu’il descend jusqu’au centre de la terre, mais ce n’est pas sûr ; on est certain seulement qu’il s’y embranche des souterrains allant au moins jusqu’à Lastours et au Mas-Cabardès, dans la Montagne-Noire.

Telle est la légende. Lui aussi, Cassagnol, a rêvé souvent aux Fées du Grand-Puits, surtout quand il était jeune et qu’il se penchait naïvement sur la margelle, avec l’espoir d’entrevoir peut-être quelque surnaturelle apparition.

Et il n’était pas le seul à cligner des yeux sur le noir du puits, pour s’efforcer d’en percer l’obscurité vague où quelque chose comme des lueurs passait, simple rayon de lune, ou ruissellement de perles dans la chevelure d’une fée, qui sait ? Les ménagères qui venaient tirer de l’eau suivaient la descente de leurs seaux d’un œil bien attentif, et quelques-unes regardaient vite en remontant si quelque joyau précieux ne se trouvait point par hasard au fond du seau.

Le jeune Cassagnol s’étant dit que les fées restaient
Le jeune Cassagnol au Grand-Puits.
peut-être cachées dans le jour, venait aussi la nuit jeter un coup d’œil au Grand-Puits. Il était même venu, le cœur battant de peur et d’espoir, se pencher sur les sombres profondeurs juste à minuit sonnant aux églises. Mais toujours aussi inutilement.

On ne voyait rien, les fées se gardaient bien de se laisser apercevoir, mais on entendait. Il montait par le puits des bruits vagues, comme des murmures ou de longs soupirs, et parfois des chuchotements bizarres, suivis de petits rires et de clapotements dans l’eau. Que se passait-il ? Les fées riaient entre elles sans doute et se moquaient des gens d’en haut. Et ces bruits de cascades ? Les fées se baignaient et jouaient…

Comme bien d’autres, souvent Cassagnol avait crié dans le puits, appelant respectueusement les fées qui dédaignaient de répondre. Le Grand-Puits demeurait mystérieux, les fées et leurs trésors inabordables. Les farouches guerriers wisigoths, gardiens de leurs fabuleuses demeures souterraines, demeuraient également invisibles pour lui, ainsi que les tarasques, cocadrilles, grenouilles géantes, crapauds cornus qui montaient la garde avec eux.

— Et le trésor y est encore ! dit le père Cyprien.

Cassagnol en ce temps-là, en parla au père Cyprien, un bon moine de l’abbaye de Saint-Hilaire, qui le voyant d’esprit très éveillé, l’avait pris en amitié et s’était chargé de son instruction. Au catéchisme et à la grammaire il ajouta les rudiments de connaissances diverses, avec un peu de latin même, tandis qu’un cornemuseux du faubourg Barbacane lui enseignait la musique et la cornemuse, la flûte, la flageole, le serpent, la viole, avec quelques autres instruments.

Le père Cyprien, interrogé, ne croyait pas aux fées, ce qui fit grand peine au jeune Cassagnol, mais il était moins incrédule en ce qui touchait au trésor ou aux trésors du Grand-Puits.

— Mon garçon, dit-il, ne parlons pas des fées qui sont des créatures séduisantes imaginées par les païens ; mais il se peut très bien qu’au fond des cavernes souterraines il se cache des êtres diaboliques, tarasques, cocadrilles, guivres ou vampires, des gens dignes de foi l’affirment, sans toutefois les avoir vus… C’est possible. Nous connaissons l’histoire de l’horrible et dévorante Tarasque de Tarascon, que sainte Marthe alla courageusement capturer de ses mains dans son antre, là-bas sur le Rhône, et celle de beaucoup d’autres monstres hideux vivant en des pays sauvages… Quant au trésor, il paraît qu’il existe réellement…

— Bon ! dit Cassagnol.

— Lorsque les Wisigoths dominaient dans tout le Languedoc, reprit le père Cyprien, ils avaient apporté dans leur puissante citadelle de Carcassonne, le trésor d’Alaric, précédemment gardé à Toulouse, c’est-à-dire toutes les richesses amassées dans leurs conquêtes, le produit du pillage de la grande ville de Rome et de tant d’autres cités fameuses, des monceaux d’or et d’objets précieux, orfèvreries païennes ou chrétiennes, statues et figures d’or et d’argent… Quelques siècles passèrent, puis arrivèrent en nos contrées, les Sarrasins, sectateurs de Mahom, qui mirent tout à sac. Les Wisigoths subjugués à leur tour et obligés d’abandonner le pays, pour ne pas laisser leurs richesses aux méchants Sarrazinois, jetèrent tout le trésor d’Alaric dans le Grand-Puits de la cité, puits insondable, dont on ne peut trouver le fond… Et le trésor y est encore !

— Ah ! fit Cassagnol joyeux.

— Il y est toujours. Bien des audacieux ont cherché à le repêcher, ce trésor d’Alaric, mais ils en ont été pour leurs peines : toujours, au moment où ils croyaient n’avoir plus qu’à allonger la main pour le saisir, quelque diablerie est survenue qui les a vilainement déconfits !

— C’est ennuyeux, dit Cassagnol faisant la grimace.


Donc, le soir de la visite du roi François à sa bonne ville, Cassagnol, fatigué de la mauvaise fortune, rappelle toutes ces histoires à sa femme Colombe et s’efforce de lui remettre au cœur l’espérance en des jours moins difficiles et moins maigres.

— Oui, oui, déride-toi, Colombe, ce trésor, il est pour toi, je veux te l’apporter… pas dans mon chapeau, bien sûr, il ne tiendrait pas, mais dans mes bras, ou dans les paniers de Belleàvoir, je ne sais pas comment… Je veux le jeter à tes pieds ! Le vois-tu, ce trésor, là, par terre, dans notre pauvre maison, répandu sur le sol ?… Les vois-tu, ces tas d’or, ces bijoux, ces joyaux,… et les enfants se roulant dedans !… Oui, je sais, bien des gens ont déjà cherché, mais des maladroits, ils ont mal cherché, ils n’ont pas su, ils n’ont pas osé descendre au fond, tout au fond du Grand-Puits…

— Et tu oserais, toi ? s’écria Colombe terrifiée.

— J’oserai ! fit Cassagnol en se cambrant sous les regards admiratifs de Colombe, oui, j’oserai, et je veux être, moins maladroit ou plus malin que les autres !… Il y a si longtemps que j’y pense… d’ailleurs nous sommes mieux placés que les autres, la maison de la tante Gironne est sur la place, tout près du Grand-Puits, — juste à six pas et demi, j’ai mesuré… Alors c’est de la maison de la tante que je veux partir pour arriver par en dessous au Grand-Puits…

— Mais tu sais bien que ma tante ne veut pas te laisser faire des trous dans son jardin ou dans son mur pour trouver les souterrains du Grand-Puits ! Elle n’a pas confiance, elle dit que tu feras après elle comme tu voudras, mais que, tant qu’elle y sera, tu ne donneras pas de coups de pioche chez elle… La pauvre femme aime la tranquillité, elle a peur des fées, et puis elle dit que la maison, vieille et point solide, peut lui tomber sur la tête…

— Il faudrait la convaincre qu’il n’y a aucun danger…

— Impossible, tu as déjà essayé… la dernière fois que tu as osé lui en parler, elle t’a mis à la porte tout simplement !

— Je sais bien !… Ta tante Gironne est avaricieuse et revêche… Tiens, ce soir, puisque chez nous les provisions étaient maigres, est-ce que nous n’aurions pas dû aller lui demander à souper ? quand on a des neveux comme nous, on les choie ! Nous n’avons pas osé y aller et nous avons soupé de musique, et d’oignons frits… C’est une avaricieuse, je te dis !… N’importe, j’irai tout de même lui demander de travailler pour le trésor, en prenant toutes précautions pour ne pas abîmer sa baraque, j’irai dès demain matin et je lui promettrai sa part, naturellement…


La tante Gironne.