H. Laurens, Éditeur (p. 8-15).


Ils ont été partout.

II

LE FESTIN DE LA FAMILLE CASSAGNOL

C’est une belle journée vraiment, Le Roi après la réception à la Porte Narbonnaise est allé directement à la cathédrale Saint-Nazaire, puis au château, puis, avec quelques-uns de ses capitaines, il a fait le tour de la Cité, formidable place de guerre dont il a examiné les défenses, en parfait état d’ailleurs, et qu’il suffit d’entretenir pour demeurer assuré qu’elle peut défier toute entreprise et se moquer des tentatives d’assaut d’un ennemi, quel qu’il soit.

Entassés dans les rues étroites, serrés sur les places, groupés sur les pentes, partout les habitants de la Cité se pressaient derrière les soldats pour acclamer le Roi au passage. Cassagnol traînant ses garçons, Colombe tirant l’Anesse Belleàvoir ont été partout. Ils ont stationné sous le porche crénelé de la cathédrale, ils ont piétiné devant le château, où Belleàvoir trouva quelque agrément à croquer des chardons qui pointaient çà et là dans l’herbe du fossé. Ils ont suivi le Roi tout le long de la première enceinte à l’intérieur, puis dans les Lices entre les deux rangées de tours, passant partout où Belleàvoir pouvait passer. Les petits sont enroués à force d’avoir crié des vivats, et fatigués de s’être tant remués.

On jette des fleurs par les créneaux.

Belleàvoir traîne un peu la patte, mais Colombe se flatte d’avoir eu un sourire du Roi qui n’a pu manquer de distinguer ce groupe de loyaux Carcassonnais particulièrement remarquable. Elle en est toute pleine d’un légitime orgueil et le proclame en se laissant tomber sur un talus herbeux lorsqu’il fallut abandonner le cortège devant la barbacane du château.

L’entrain de Cassagnol à paru baisser peu à peu vers la fin de cette promenade à la suite du Roi. Lui qui s’exclamait joyeusement à tout propos, au début, qui signalait à Colombe toutes les particularités intéressantes, faisait admirer la majestueuse prestance de François, la magnificence de son costume, la poignée de son épée ou le panache voltigeant sur sa tête, la mine fière et la carrure des gentilshommes, leurs armes scintillantes, l’acier des corselets, les harnachements et les ors, les velours et les soieries des costumes, maintenant il mettait une sourdine à son enthousiasme et ne semblait plus trouver rien à dire.

— Eh bien, fit Colombe après s’être étiré les bras, fatigués d’avoir porté, hissé ou remorqué des enfants qui commençaient à se faire lourds, eh bien, tu n’es guère bavard, mon pauvre Antoine, une belle journée pourtant !… Tu as vu le Roi et tous les beaux seigneurs de Paris, il a fait beau, du bon soleil quand tu avais craint de l’orage ou de la pluie, une tout à fait belle journée, quoi !

— Oui, oui, fît Antoine.

— Et puis après, quoi donc ?

Antoine Cassagnol soupira. Décidément sa gaîté du matin semblait envolée, le joyeux troubadour se sentait pour le moins du vague à l’âme. Sa femme s’en inquiéta.

— Allons, dit-elle en se relevant avec deux ou trois enfants accrochés à ses jupes, allons, rentrons chez nous, c’est l’heure du souper bientôt…

Cette fois Cassagnol soupira plus fort et ses sourcils se hérissèrent ainsi que sa grosse moustache. Il était debout mais ne se pressait pas de marcher, tandis qu’au mot souper tous les enfants étaient devenus attentifs et frétillants.

— Oui, oui, fît Antoine.

— Allons, rentrons ! allons, marchons, Belleàvoir.

Le logis des Cassagnol n’avait rien de somptueux. C’était près de la tour du Connétable une humble masure au fond d’un jardinet touchant au rempart, une simple cahute plutôt où la famille vivait très à l’étroit, l’ânesse Belleàvoir sous un appentis, les enfants nichés dans tous les coins sur des lits de fortune fabriqués avec des planches par l’industrieux Antoine.

Le Roi a examiné les défenses.

Les Cassagnol pouvaient se glorifier d’une belle famille : quatre garçons et quatre filles. À l’arrivée des derniers, comme tous les coins de la maison se trouvaient occupés et que l’on ne pouvait ajouter un appentis, ce qui eût diminué la surface consacrée aux légumes, Cassagnol avait superposé des caisses de planches et fabriqué des espèces d’armoires avec une tablette pour un enfant ou deux.

On n’était pas riche, les affaires allaient mal, Cassagnol avait beau se démener, ses divers métiers ne le faisaient point rouler sur l’or. Les choux et les salades mettaient une perverse obstination à pousser aussi lentement et aussi mal que possible, et les noces ne donnaient guère pour le moment. À Carcassonne comme aux champs, dans les villages d’alentour, on se mariait pourtant, il y avait des fêtes, des festins joyeux, mais depuis une ou deux saisons, on se passait de musique, on appelait bien rarement le troubadour Cassagnol avec sa flûte et ses cymbales, pour faire danser parents et amis.

Au logis des Cassagnol les enfants se bousculaient maintenant en se racontant les magnificences de la journée. Continuant à exhaler de tristes soupirs, Cassagnol se laissa tomber sur un banc.

— Eh bé ! fit Colombe, comme te voilà soucieux ?

— Il y a de quoi, dit Cassagnol, M. le Sénéchal est content de sa harangue, je pense, et M. le Consul aussi, mais ils ne m’ont pas encore payé… Ils ne sont pas pressés… il faut attendre…

— C’est ennuyeux, mais attendons demain et soupons toujours aujourd’hui !

— Soupons, soupons, c’est bientôt dit… mais avec quoi ? Colombe se précipita vers une sorte de huche dont le dessus servait de lit à l’aîné des garçons.

— Malheur de moi ! les beaux affiquets des dames et des seigneurs m’ont brouillé la tête ! Je n’y pensais plus, il ne reste point une simple tranche de lard dans la huche !… N’importe, on s’en passera, voilà tout, on verra demain… Cours vite au jardin en attendant…

Cassagnol grommela quelque chose dans sa moustache en fronçant les sourcils.

Cassagnol fait danser aux noces.

— J’y cours moi-même, dit Colombe, un bon plat d’oignons, un bon plat de carottes.

Cassagnol grommelait toujours, mais Colombe était déjà dehors. Le bon Cassagnol décrocha sa flûte qui pendait au mur dans une housse de toile à côté des cymbales ; mélancoliquement il se mit à la frotter et nettoyer.

— Faut-il aller chez M. le Sénéchal lui demander de régler le petit compte ? murmurait-il, tu… tu… tu… il y a de la poussière dans ma flûte… Tu… tu… tu… Non, il est trop occupé aujourd’hui. Ce ne serait pas convenable, je n’aurais qu’à rencontrer le roi François chez lui… Faut-il que j’aie peu de chance, le mariage du fils Capendu ne se décide pas, la jeune fille fait des façons… Une si belle noce ! On devait danser sous l’ormeau trois jours !… Et quels festins ! n’y pensons pas, ça me donne faim… le papa Capendu devait sacrifier six tonneaux de sa récolte, du rouge et du blanc… N’y pensons pas, ça me donne soif !… Colombe ne vient pas… Tenez-vous donc tranquilles, les enfants !… Hein ? si on va souper ? mais bien sûr ! Il faut patienter, tas de petits gourmands, ce n’est pas tout à fait prêt. Voilà votre mère qui s’occupe de la cuisine…

Brusquement Colombe rentra rouge et ébouriffée.

— Eh bé ! s’écria-t-elle, c’est gai, tu fais un joli jardinier, Antoine ! Comment, Antoine, je croyais n’avoir qu’à me baisser pour cueillir une platée d’oignons, de carottes et de navets, et faire bien vite une bonne soupe au lard… sans lard… Et rien chez nous que des oignons et des carottes en bas âge, en trop bas âge !

— Ils ne seront pas prêts avant quinze jours, dit Antoine.

— Et rien que des salades !… Six salades pour toute notre maisonnée, six salades avec dix-huit navets… Antoine, tu gâches le terrain, je ne ramasse pas d’oignons, mais je trouve des œillets et des narcisses… Poète, va ! Il y a quatre rosiers là-bas dans le coin aux citrouilles, les roses sont fleuries mais les citrouilles ont pâti…

— Accommode vite les salades et les navets, gémit Antoine en courbant la tête, on se rattrapera demain…

— Tu dis toujours la même chose ! demain… demain… quand M. le Sénéchal nous aura payé nos jolis vers, ou bien quand le papa Capendu aura marié sa fille… Écoute, Antoine, ça ne peut pas durer… Tu ne… J’ai beaucoup réfléchi… Il faudrait…

Antoine jeta précipitamment sa flûte, saisit au vol deux ou trois enfants qui se tiraient les cheveux et sortit dans le jardin.

— Je vais chercher quelques fines herbes et voir s’il reste des prunes dans le prunier…

Colombe bousculait quelques plats de terre, — toute sa batterie de cuisine — battait le briquet, et allumait un feu de brindilles pour faire cuire ses dix-huit navets.

— Cet Antoine, bougonnait-elle en fronçant de noirs sourcils qui lui donnaient l’air terrible, il se donne bien de la peine, pourtant, le pauvre, mais pas de chance !… Pas de chance ! Pécaïre, le diable pourrait mourir que cet Antoine il n’hériterait pas seulement d’une de ses cornes !… Voulez-vous être sages, les petits ! Toi, Hilarion, la main me démange, si tu continues, tu vas me voler un soufflet !… Et toi, Fleurette, botte d’orties, petite Tarasque ! as-tu bientôt fini ? on va se mettre à table, que je vous dis !… Tout de suite, aussitôt que votre père sera descendu de la lune !


Rien que des salades.