Encore inconnue à son amant, Polia,
toute gracieuse, rassure Poliphile rempli d’amour pour ses admirables beautés. Tous deux se joignent à des triomphes où Poliphile voit, avec un extrême plaisir, d’innombrables adolescents et jeunes filles tout en fête.



fortement et adroitement établi en tyran dans mon cœur captivé, Cupidon le sagittaire m'avait lié des solides chaînes d’amour. Déjà soumis au bon plaisir de ses rigides mais douces lois, je sentais l’étreinte violente d’une vive et brûlante morsure. Empli d’une double affection, je soupirais outre mesure, me fondant et me dissolvant. Alors, sans plus tarder, la nymphe superbe, d’une beauté pleine d’élégance et de recherche, avec de fermes et attrayantes paroles caressantes, me rassura de sa bouche purpurine et melliflue ; bannissant, expulsant de mon esprit toutes les pensées craintives, elle me reconforta par son aspect Olympien, et, rafraîchissant, par sa brillante éloquence, mon âme embrasée de nouveau, elle me dit, avec un vif regard rempli d’amour : « Je veux que tu le saches, Poliphile, l’amour véritable et honnête n’a point égard aux choses extérieures ; aussi bien ton vêtement ne saurait diminuer ni déparer ton cœur magnanime et noble peut-être, digne alors, en toute justice, d’apprécier ces contrées merveilleuses et sacrées. C’est pourquoi faut-il que nulle crainte ne se permette d’occuper ton esprit ; mais admire attentivement ces régions que possèdent ceux que la sainte Vénus a couronnés. Ce sont ceux qui sont morts virilement pour son culte, qui ont servi avec constance ses amoureux autels, ses feux sacrés, acquérant ainsi légitimement sa bonne grâce sans réserve. » Après cette accorte et suave confulation, nous nous remîmes ensemble en marche, sans hâte et sans lenteur, mais à pas mesurés. Quant à moi, réfléchissant très-attentivement, je me disais : Ô très-courageux Persée ! tu aurais très-certainement combattu plus énergiquement contre le monstre horrible, pour une femme pareille, pour obtenir son très-doux amour, que tu ne le fis pour ton Andromède.

Ô Jason ! si l’on t’eût proposé son légitime hymen, je le jure par Jupiter, tu eusses bravé un bien plus grand péril que celui de conquérir la Toison d’or : J’estime avec raison que, remettant un pareil exploit, tu eusses livré pour elle de plus rudes combats, la plaçant au-dessus de tous les joyaux, de tous les riches trésors de ce vaste monde, la tenant d’un prix et d’un talent incomparablement supérieurs à ceux de l’opulente reine Eleuthérilide elle-même.

Elle m’apparaissait toujours et toujours plus belle, plus charmante sous sa noble parure. Tel l’or abondant ne se montrait pas à Hippodamie[1] et n’est pas plus agréable aux avares anxieux et rapaces. Tels ne s’offrent pas au navire battu par la tempête de l’hiver, l’entrée du port tranquille et sûr, ni l’amarre ni le poteau après lequel on l’attache. La pluie n’était pas plus souhaitable, pas plus opportune au bûcher de Crésus, que ne se présentait à mon besoin d’aimer la très-ravissante nymphe. Elle m’était plus délicieuse et plus chère que n’est au furieux Mars la sanguinaire mêlée, que ne sont à Dionysos les prémices du vin nouveau de la grande Crète[2], que n’est au chevelu Apollon sa résonnante cithare ; bien plus agréable encore que ne sont la glèbe fructifère, et les riches épis, et les prémices sacrées de la moisson, et les Thesmophories[3] à Demêter[4].

Et j’avançais, mis tout en joie par elle, à travers les plaines herbeuses et fleuries couvertes de leur verdoyante chevelure. Parfois mes yeux scrutateurs et quelque peu curieux se dirigaient complaisamment et empressés, tantôt sur ses pieds mignons et fins chaussés de cuir vermeil, avec des liens enroulés retenant à plaisir la chaussure, tantôt sur ses jambes blanches et agiles que les brises suaves découvraient en relevant un peu ses vêtements de soie flottant contre ses formes virginales dont ils révélaient les beaux contours exquis ; j’aurais affirmé, en toute sincérité, que ces belles jambes étaient teintes de fines graines comme il ne s’en récolte pas au Péloponèse[5], mêlées à une concrétion de lait blanc et de musc odorant conjointement coagulés.

Pour toutes ces causes délectables je me trouvais enserré dans les liens compliqués et inextricables d’un amour véhément, liens plus difficiles à délier que le nœud d’Hercule[6] et que celui dont Alexandre le Grand n’eut raison qu’avec l’épée. Saisi dans des rêts amoureusement emmêlés, le cœur captif, lié par le tourment d’ardentes pensées, de fervents désirs qui l’étreignaient rendu à leur merci, je sentais, dans ce cœur aimant, plus de pointes et d’aspérités que n’en subit le loyal Régulus[7], en Afrique, dans un coffre hérissé de clous.

Rien ne venait rafraîchir mes tristes esprits exaspérés par les incendies amoureux, par les tortures raffinées qui brûlaient ma poitrine où grondait le tonnerre. Je ne pouvais que refouler mes sanglots pressés, gémissant comme un jeune daim fugitif. Ainsi donc, plongé tout au fond de cette angoisse poignante, me sentant affolé par mon violent amour pour cette nymphe, je me disais en moi-même : Ô Poliphile, comment peux-tu renoncer à l’amour indéfectible qu’alluma ta douce Polia, en faveur de n’importe quelle femme ! Cependant ma vertu garrottée par ce lien serré, plus étroitement qu’en un étau, qu’entre les pinces du tenace Pagure[8], me rendait impossible toute délivrance. Il en résultait qu’il m’en fâchait d’autant plus, et mon âme était torturée davantage en se sentant enlacée par l’amour de cette nymphe qui offrait toute la ressemblance, tant par ses formes que par ses gestes superbes, de ma tendre Polia. Et devant ma très-chère Polia comment reculer ? Incontinent des larmes brûlantes jaillirent de mes yeux humides au sentiment que, méprisable et dur, je semblais remplacer mon cœur affligé par un autre cœur nouveau, inconnu, impie, et secouer mon ancien maître. Puis je me consolais disant : serait-ce elle, par hasard ? Oui, si j’en crois le divin oracle et la garantie véridique de la reine Eleuthérilide. Mais elle ne se découvre pas ; il me semble que c’est elle infailliblement. Tout en faisant cet amoureux et rapide raisonnement, cette supposition persuasive, n’ayant plus d’autre désir, j’appliquai de nouveau mon cœur et mon esprit à la pensée de cette nymphe insigne. Étroitement saisi d’amour pour elle, j’osai, plein d’une admiration extraordinaire, contempler assidûment sa beauté inouie. Mes yeux se faisaient les syphons absorbants et remplis de ses charmes virginaux et incomparables. Après qu’ils se furent ainsi excités à épuiser avidement la suprême douceur d’une aussi charmante et belle personne, ils se fortifièrent dans la résolution durable, vu l’accord de tous mes autres sentiments vaincus à s’employer au même office, de ne demander qu’à elle seule le doux apaisement de mes flammes incendiaires. Donc, tandis que j’étais torturé par cet amour exaspérant, que j’étais affligé, troublé, nous parvînmes en une partie sise au côté droit de la plaine.

Là, tout à l’entour du lieu, des arbres disposés en belle ordonnance, touffus, couverts de fleurs et de fruits, variés d’espèce et toujours verts, réjouissaient l’esprit des visiteurs.

La nymphe, plus belle qu’Aphrodite, s’arrêta et demeura là ; moi de même. Je regardai par l’aimable plaine, avec une puissance visuelle diminuée de moitié, attendu que je ne pouvais me détourner complètement de l’amoureux objet ; j’aperçus près de moi un chœur nombreux formé d’une foule d’adolescents, d’éphèbes délicats, recherchés, tout en fête et dansant. Ils sautaient, les cheveux longs, bouclés et frisés naturellement, arrangés sans apprêt, couronnés voluptueusement de guirlandes et de chapeaux de fleurs nombreuses, roses vermeilles, myrte touffu, amaranthe pourprée unie au mélilot[9]. Quantité de très-charmantes pucelles les accompagnaient, plus délicates et plus belles que les vierges de Sparte. L’un et l’autre sexe étaient vêtus de superbes étoffes, non pas de laine Milésienne[10], mais bien de soie. Tels étaient couverts de tabis[11] ondé non soumis à la loi Oppia[12], tels de tissus versicolores et changeants au point de tromper sur leur véritable couleur, de tissus teints avec la pourpre choisie du Murex, de tissus de lin très-fins, blancs et crêpés ainsi que n’en eût pas produit l’Égypte, de draps fort délicatement fabriqués, jaunes, de maintes couleurs différentes : bleu céleste, rouge vif, vert de tons variés, rouge foncé, garance, bleu sombre. Il y en avait d’une teinture de safran telle que n’en produisaient ni le mont Corycus[13], ni Centuripa[14]. Tous ces vêtements étaient extrêmement gracieux à contempler, tramés qu’ils étaient de fils d’or, ornés de gemmes brillantes dans leurs bordures et de galons d’or très-pur autour des poignets. Quelques-uns de ces jeunes gens portaient des bandelettes sacrées appartenant à un culte divin et pontifical. D’autres avaient des costumes de chasseurs.

Quant aux excellentes nymphes, pour la plupart, elles avaient leurs blonds cheveux accommodés en torsades exquises, nattés en trois et noués d’une façon charmante ; d’autres les laissaient pendre librement et épars ainsi qu’en tresses flottantes et agitées, derrière leur cou blanc comme du lait. D’autres encore avaient leurs cheveux épais enroulés de voiles très-minces, le front découvert ombragé de mèches frisées. C’est ainsi que la maîtresse Nature et non l’art y apportait une grâce point médiocre. Par là-dessus des rubans tissus de fil d’or, brodés de perles brillantes. Quelques-unes avaient leur tête chevelue décorée de bandeaux riches et luxueux. À leur cou droit étaient de somptueux colliers et des carcans de prix. Elles avaient des anneaux et des spinthères[15]. Leurs petites oreilles portaient en pendeloques des joyaux variés. Leur coiffure pleine de noblesse brillait du plus bel ornement : leur front était entouré de grosses perles très-rondes. Tout cela s’ajoutait à l’élégance de leur personne.

La blanche poitrine, découverte jusqu’aux mamelles arrondies, dévalait voluptueusement. Leur corps délicat et virginal était supporté par des jambes droites sur des pieds mignons. Quelques-uns de ces pieds demeuraient nus sur des sandales à l’antique retenues à l’aide de cordelettes d’or passées entre le gros orteil, le moyen et le plus petit, contournant le talon et se réunissant très-proprement sur le cou de pied en une attache de courroies artistement faite. Quelques-unes de ces nymphes portaient d’étroites chaussures bouclées et agrafées d’or ; d’autres des bottines à semelle de pourpre ou de diverses couleurs plaisantes, comme jamais n’en porta Caïus Caligula qui le premier en fit usage[16]. Telles avaient des cothurnes fendus entourant leurs mollets blancs et charnus ; telles de petits souliers garnis de bouclettes d’or et de soie. Beaucoup étaient chaussées à la mode antique de Sicyone[17], quelques autres de très-beaux socques de soie avec des courroies d’or garnies de pierres précieuses.

Il y en avait dont la tête bien parée était ceinte, au-dessus d’un front dégagé, de voiles flottants qui semblaient un tissu auquel se serait appliquée une araignée ; avec cela des yeux piquants et allègres sous des sourcils fins et arqués, des petits nez entre les joues rondes comme des pommes, rougissantes ainsi que ces fruits en automne, ornées des mignonnes concavités accoutumées ou riantes fossettes. Joignez-y des dents incisives et brillantes, bien rangées les unes près des autres, blanches comme argent de coupelle, placées entre des lèvres rouges ressemblant au plus fin corail.

Un grand nombre de ces jeunes gens portaient des engins musicaux comme on n’en trouverait pas en Ausonie[18], comme Orphée n’en tint pas entre ses mains. Ils en savaient tirer, par les prés fleuris et les plaines bien égalisées, les sons les plus doux accompagnant les voix très-suaves, tout en dansant et se livrant entre eux, avec une grande émulation, à des joutes amoureuses. C’est ainsi que, se récréant avec d’agréables façons et d’aimables jeux, ils allaient, festoyante escorte de quatre triomphes superbes et divins dignes de sincères et précieux applaudissements, et tels que des yeux de mortels n’en virent jamais de semblables.

  1. Sans doute Hippodamia, fille de Brisès, nommée aussi Briseïs, captive d’Achille, plutôt que la fille d’Œnomaus.
  2. Sacrima, vin offert à Bacchus selon Festus.
  3. Fêtes de Cerès, instituées par Triptolème, qu’on célébrait dans le mois Pyanepsion qui correspondait en partie au mois d’octobre.
  4. Nom Grec de Cerès.
  5. Graines de vermeil, graines d’écarlate, ou cochenille du chêne, que les Grecs nommaient κόκκος et les Latins vermiculus. C’est le kermès, extrait des gales de la feuille de l’Hex cocciglandifera ; on en faisait le purpurissimum de Laconie.
  6. Nœud que fit Hercule quand il lia Cerbère.
  7. V. Valère Maxime, I, 1 ; Silius, VI ; Cicer., Off. III.
  8. Paguro, de πάγουροσ, Pagurus, genre de Crustacés de l’ordre des Décapodes macroures. Vulgo : Bernard l’Hermite, Pagurus Streblonyx.
  9. Papilionacée. Le mélilot à fleurs jaunes ou blanches croît dans le midi de l’Europe. Le mélilot bleu (trèfle musqué, lotier odorant) vient principalement en Bohème.
  10. La laine la plus estimée des anciens, avec celle de Galatie, de Tarente et de l’Attique. (Pline, XXIX, 2.)
  11. Gros taffetas qui a passé sous la calandre, moire.
  12. Loi du tribun Oppius en 540, restreignant la parure des femmes.
  13. Nom d’une ville et d’une montagne en Cilicie, d’où venait le safran le plus estimé. (Ptol., 5, 8, 4 ; Strab. XIV.)
  14. Ville de Sicile au pied de l’Etna, célèbre par son safran de qualité supérieure. (Dioscoride, I, 25 ; Pline XXI, 6 ; Solin., 38.)
  15. Du Grec σφιγκτἡρ, bracelet que les femmes portaient en haut du bras gauche. (Festus, Plaute, Men, III 3.)
  16. Caïus Cæsar ne fit pas usage le premier de la Caliga ; mais il lui dut d’être surnommé Caligula pour avoir porté dans son enfance cette chaussure militaire.
  17. Sicyonia, sorte d’élégants souliers. (Lucilius, d’après Festus.)

    Et pulchra in pedibus Sicyonia rident.

    (Lucrèce, IV, 1118.)
  18. L’Italie ainsi nommée par Auson, fils d’Ulysse et de Circé.