Éditions de l’Épi (p. 45-53).

IV

RETOUR

 L’île de Mélida (Malte) s’effaçait derrière la liburne. On se dirigeait vers Agrigente. Archias, commandant du navire, regardait mélancoliquement le sillage, tandis que le soleil s’inclinait lentement vers la mer.

Assis sur un ballot de peaux tannées, que marquait le poinçon de Philéas Physcon le Crétois, le jeune Caïus Julius César rêvait, les yeux mi-clos. Au-dessus de sa tête, le vent faisait gémir le grand mât. Sous ses pieds, il entendait, dans les trois ponts du vaisseau, le tumulte joyeux des rameurs immobiles. Ils étaient quatre cents. Devant lui, les lithoboles étalaient au bord de la lisse leurs formes étranges de bêtes accroupies. À son côté était le treuil aux ancres, avec trois esclaves attachés par des chaînes.

César rentrait à Rome sur l’un des plus puissants navires de la République.

Un personnel énorme s’y employait sans répit, une activité incessante y régnait.

Archias s’approcha de César. Maigre, noir, la tunique courte, les bras nus, le Grec figurait exactement tous les héros de l’Odyssée. Son œil aigu, son sourire constant le rendaient redoutable et sympathique.

— Salut à toi, Caïus César. Que penses-tu de notre marche ?

— À toi salut, Archias. Tu es un grand capitaine.

Le Grec rit :

— Peut-être, quand tu seras consul, te promènerais-je sur un plus grand vaisseau encore !

— Qui le construira, Archias ? On dit que celui-ci représente la perfection et que nul ne saurait mettre à la mer une carène plus lourde et vaste.

— Chez moi, César, à Syracuse, on construit une tessaracontère. Il lui faudra deux mille rameurs, et elle portera trois mâts.

— Tu plaisantes !

— Non, certes, par Héraclès ! Nous aurons trois cent matelots pour les voiles, et seize cents épibates pour le combat. Et j’espère commander ce roi des mers. Mais t’ai-je dit la nouvelle ?

— Tu viens de me dire celle-ci. En as-tu une autre, Archias ?

— Par Zeus, je crois bien. N’as-tu pas vu cette homme qui nous jeta, de sa barque, un rouleau en passant devant Mélita ?

— Si, j’ai vu !

— Ce sont des nouvelles : Sylla est mort…

César devint blême. Prudent et inquiet, car il savait déjà bien des ruses, il ne dit pourtant rien, et Archias reprit :

— Il est mort. Tu sais qu’il avait renoncé à la dictature, pour se retirer à Tibur ?

— Oui, je le sais !

— Il y a succombé, comme son ennemi Marius, au vin, aux courtisanes et à autre chose peut-être…

Le Grec s’esclaffa :

— Il y a de si fins poisons…

— On m’avait dit qu’il se fût retiré de Tibur à Cumes ?

Le Grec finaud eut un regard en coin :

— Tu sais tout, je vois. Oui, c’est bien à Cumes qu’il est mort. Et son successeur sera Pompée, ou peut-être Lépide.

— Bah ! Pompée, c’est un ami.

— Je le désire pour toi.

La liburne allait d’un balancement insensible, vers la côte sicilienne, Archias s’éloigna, César se remit à songer.

Ainsi, la sybilline promesse du Crétois mystérieux vu le mois passé n’était pas un mensonge. Cet homme était venu trouver César pour lui dire :

— Rentre à Rome, César, les temps sont proches où l’ombre de Marius régnera sur le Tibre. C’était vrai.

Le jeune homme, six années absent de la cité où son nom et ses ambitions lui promettaient une place de premier rang, sentait se fixer le destin. D’abord, pensa-t-il, nécessité serait, selon le conseil de son précepteur Philodème, de s’attacher à Pompée. Ensuite, il faudrait conquérir les magistratures. Et César calcula avec haine qu’il avait vingt-trois ans et n’aurait qu’à trente-sept ans l’âge de devenir Consul.

 

Ostie, le port agité, fébrile et bruyant, reçut enfin le vaisseau. César nerveux comptait les heures et trouvait le voyage bien lent. Ce fut ensuite le départ pour Rome, à cheval, parmi les charrettes chargées, les contingents de légionnaires et les lourdes voitures de sénateurs, dont les côtés étaient protégés par les rideaux de cuir. Rome apparut enfin, et son grouillement humain. Un esclave accompagnait César, qui le protégea même contre une ruade, lorsqu’il descendit de cheval pour se rafraîchir sur la Via Appia, tout près du tombeau de celle qui avait aimé le dictateur mort. L’énorme tour, gardienne des mânes de Cæcilia Metella, veuve d’abord d’Æmilius Scaurus, prince du Sénat et charbonnier, puis épouse de Sylla, s’étalait, au bord de la route, semblable à ce qu’elle serait encore deux mille années plus tard. Une auberge offrit à César ce vin du Latium qu’il n’avait pas bu depuis six ans. Or, tandis qu’il traversait ensuite le chemin, il vit un cavalier, à deux pas, faire cabrer et ruer son cheval. Sans Optimus, l’esclave, qui l’écarta d’une bourrade, c’en était fait du dernier descendant de la famille des Jules et des César. Le jeune homme comprit alors qu’il lui faudrait désormais surveiller tous ses pas et les pas de ceux qui croiseraient sa route. Il avait reconnu dans le cavalier un client des Pompéii, et le cheval vicieux portait au garrot, marqués au fer, les deux S opposés dos à dos qui sont la marque du bétail, chez Pompée.

 

Un mois passé à reconnaître les siens, à écouter leurs conseils, à épier les indices qui devront le guider désormais, et César commença d’agir. D’abord, prudemment, sans se montrer, et pour se concilier le peuple, notoirement, les habitants des quartiers voisins de sa demeure, il fit des distributions de blé. Son père, malade, dépensait peu. Aurélia Marcia, toujours coquette, agissait au gré de son fils. Astucieuse, elle trouva à Caïus un commanditaire politique. C’était le vieil Æmilius Albinus. Immensément riche, propriétaire d’un tiers de la Gaule cisalpine, le sénateur détestait cordialement Pompée qui lui avait enlevé peu auparavant une exquise esclave, délices de ses jours las.

Grâce à Æmilius Albinus, César acquit, par ses générosités, un renom facile d’ami du peuple. Pompée, alors en Espagne, où il guerroyait contre Sertorius, fit surveiller ce débutant qu’un rien de froideur desservait. Il pensa que la meilleure façon de l’attacher fût encore de lui faire octroyer quelque magistrature délicate. César, lui-même, voulait d’ailleurs acquérir une autorité matérielle. C’est ainsi qu’en 678 de Rome, il fut élu Tribun militaire, avec l’appui de Marcius Philippus, sorte de « grand électeur » qui soutenait à la fois Pompée et Cæcilius Metellus, homme consulaire.

Au début de 679, Cornélia, la douce épouse qui, six années, avait attendu son mari parti pour la Bithynie, mourut d’un mal de langueur. Le mois suivant, ce fut le tour de la veuve de Marius, Julia. Elle était tante de César. Le jeune tribun voulut alors tenter une grande manifestation politique à l’occasion des obsèques.

En plein champ de Mars, devant un buste de Marius, porté par quatre amis de sa famille, il prononça un violent discours contre Sylla, dont la mort était récente et la garde prétorienne encore groupée à Tibur.

Le Sénat bouillonna le lendemain. Autour de la Curie, une foule compacte attendit les maîtres de Rome, que semblait viser le jeune et orgueilleux Tribun militaire, lorsqu’il disait :

« Seul les amis du peuple ont ici le droit de parler au peuple. Ceux qui se sont alliés à une infâme dictature pour asservir les Romains seront châtiés par le peuple. »

Mais au Sénat, de subtils politiques intervinrent pour éviter qu’on ne fît la popularité du jeune César en le condamnant. « Voulez-vous une nouvelle guerre civile ? demanda Cornélius Rufinus, qui, depuis, fut consul. Si oui, attaquez cet adolescent et faites de lui un de vos irréductibles ennemis. Il vous en châtiera un jour. Avez-vous vu avec quelle énergie il réclame la restauration des pouvoirs ? Demain tribunitien, il reprendra les projets des Gracques, après-demain ceux de Marius. Craignez-le ! Mais si vous désirez qu’il s’assagisse, paraissez plutôt tenir ses paroles pour simples démonstrations ardentes d’un nouveau venu. Il est pauvre et il aime l’or. Il est joyeux, débauché et prodigue. Cela doit vous suffire. Sachez user de ses défauts ! » Pompée approuva. C’était maintenant un gros homme très fin, avec un masque las et attentif qui lui conciliait tout le monde. Prudent et souriant, il remarqua alors qu’à l’armée d’Espagne, on avait besoin d’un Préteur. Les financiers Crassus et Rabirius, qui espéraient utiliser un jour le jeune César mais voulaient qu’il acquît de l’expérience, facilitèrent son départ.

César, amoureux de nouveaux voyages, endetté déjà, et tourmenté par son mal — l’épilepsie — qu’aggravait la débauche, partit donc avec quatre cohortes pour retrouver l’armée proconsulaire qui occupait l’Hespérie.

Il parcourut un an la péninsule avec les légions que commandait Titus Scaurus, fils du sénateur illustre, mort peu d’années auparavant.

 

Un matin de rose et de saphir se levait sur Gadès la marine, certain jour de juillet. Les légions étaient campées tout près, et Caïus Julius César errait dans la cité, trois fois détruite et rebâtie depuis un siècle. Il vint au temple où l’on révérait Alexandre le Grand, sous le nom d’une divinité guerrière. Il entra et songea longuement devant la statue. Jeune, beau, le regard aigu, la bouche souriante, Alexandre incarnait la conquête même, sa richesse, ses appétits et ses félicités. Et César soudain se mit à pleurer.

— Qu’as-tu, ô Préteur ? demanda le centurion qui l’accompagnait, en frappant son glaive court sur ses jambières.

— Ne vois-tu pas, répondit César, qu’à mon âge, celui-là avait conquis un monde. Qu’ai-je conquis, moi ?

Et dans ses yeux durs, passaient des évocations de triomphes tumultueux, des scènes de plaisirs comme en connaissaient seuls les potentats d’Orient, et des acclamations, de la gloire, du pouvoir, de la force… un grand rêve…