Éditions de l’Épi (p. 35-44).

III

LA REINE DE BITHYNIE

 Accompagné de deux esclaves milésiens, Caïus Juliur César se dirigeait à cheval vers Ostie. Il pensait s’y embarquer pour le Pont. En sa pensée adolescente, aucune vision nette de l’avenir n’était affirmée, mais il songeait confusément à créer au loin des alliances utiles et profitables, à éduquer à la romaine des potentats asiatiques, et, peut-être, par quelque guerre, subtilement préparée, à attirer Sylla loin de Rome. Le battrait-on ? le ferait-on assassiner, ou, si l’on créerait à Rome tel mouvement contre le Dictateur absent, qu’il n’y reparût plus ? Tout cela restait obscur. L’important restait d’abord pour le jeune César de se mettre hors de l’atteinte du tyran. Il gardait partout où il passait des amitiés fermes et fidèles. Il savait surtout à quel point on pouvait faire confiance à Cnéus Pison et à ses amis avec qui il était lié secrètement et espérait faire de vastes choses. Aussi, tout jeune qu’il fût, ne laissait-il point d’espérer devenir aussi grand qu’un Scipion. D’abord il abattrait le vainqueur de Marius, ensuite il se servirait lui-même.

César s’était arrêté, durant sa fuite, dans une ferme dont le tenancier avait été affranchi par son père. Le quatrième jour, il venait de repartir, ayant changé de cheval avec son esclave favori, Eumède, lorsque apparurent six légionnaires sur leur route. César pensa fuir, puis il crut deviner que ces hommes revinssent paisiblement à Rome, après quelque mission. Il alla donc au devant de la petite troupe.

Son étonnement fut grand de comprendre aux premiers mots à lui adressés que ces soldats voulaient, sans le connaître, le ramener devant le Dictateur. Cet enfant décidé et autoritaire attirait leurs soupçons. D’ailleurs, tout le monde leur apparaissait suspect… Et puis, on leur versait une prime à chaque importante arrestation.

Caïus avait appris de son maître Titus Probatus qu’il est plus facile d’acheter une conscience qu’un melon. Il offrit quelque argent aux soldats de police et, avec de gros rires, les légionnaires parfaitement heureux reprirent leur chemin. Cette leçon servit César et le guida jusqu’à sa mort. Jamais il ne put croire désormais à l’incorruptibilité de personne.

Il s’embarqua à Ostie. Le fameux voyageur Æmilius Strabon, père du géographe, et ami de Cinna, lui avait remis un parchemin scellé qui devait l’introduire dans la familiarité de Nicodème, roi de Bithynie. D’ailleurs, le Grand Pontife, Metellus Pius, auquel il devait succéder dix-neuf ans plus tard, avait aussi chargé le jeune Caïus Julius César d’effectuer, selon un rite périmé, mais toujours valable, une cérémonie propitiatoire au Jupiter bithynien, dispensateur des vents heureux dans la mer Égée. Son temple était au bord du fleuve Psittis.

Ainsi, le dernier fils de l’illustre famille des Jules fuyait sa patrie avec assez d’experte finesse pour apporter toutefois, aux rivages lointains, des prestiges de prêtre et de diplomate.

Il avait dix-huit ans.

Le voyage pour la Bithynie dura vingt jours. Le bateau était léger et les rameurs lents.

César fut malade au début et il craignit d’occasion la rencontre de ces pirates que la disparition des flottes athéniennes laissait depuis peu foisonner dans la Méditerranée. On allait d’île en île. Rarement, on jetait l’ancre dans une baie pour passer la nuit. Le plus souvent, on tirait le bateau sur une plage, au soleil couchant. Équilibré par ses deux quilles latérales, il se tenait droit, et la mise au flot, le lendemain, se faisait en quelques minutes.

Enfin, on atteignit la Propondide. Le navire séjourna deux jours à Byzance, puis on suivit le rivage de la mer jusqu’à Nicomédie, où César débarqua. Nicomède, fondateur de la ville, était alors à Calpé, sur le Pont-Euxin, et grand marché d’esclaves scythes. En son absence, César n’en fut pas moins traité comme un prince par Nicodias, frère du roi. Le pays lui plut. Bientôt il s’habilla en cappadocien, avec la robe traînante et cet air languissant qui sied si bien aux femmes d’Orient. C’était d’ailleurs d’une diplomatie subtile…

Nicomède était un homme de haute taille, cordial et savant, qui mélangeait le sang grec et le sang arménien. Il ne put dissimuler sa surprise que la ville toute-puissante, Rome, envoyât au loin de tels adolescents comme représentants. Il traita toutefois César royalement, dans son palais, et il donna des fêtes pour que son jeune et bel invité gardât plus tard un souvenir satisfait des Bithyniens.

Nicomède était fort riche. L’énorme négoce d’esclaves qu’il avait organisé entre Psylla et Rhoé, sur le Pont, lui assurait des bénéfices immenses. En paix d’ailleurs avec ses voisins, Euthyrès le Paphlagonien et le roi de Mysie, il coulait des jours heureux.

Un jour, Nicomède, croyant voir quelque tristesse sur la figure féminine de son hôte, et suivant un plan caché, conçut, pour l’égayer, une scène de joyeuse débauche. Une fête asiatique, comme on n’en pût vraiment pas réaliser dans la grave et rigide ville aux sept collines. C’était beaucoup prétendre, car Nicomédie n’était qu’une bourgade et les moyens dont disposaient les Bithyniens paraissaient assez faibles pour une orgie digne de ce que l’on désignait ainsi autour du Palatin.

Pourtant Nicomède fit de grandes choses. On édifia une somptueuse salle à manger à la mode grecque, on recruta danseuses et musiciennes, on fit venir des mimes et des psylles de Byzance, et enfin on imagina un de ces menus somptueux comme les Ioniens apprirent aux barbares à les combiner. Un jour entier, ce fut une joie magnifique dont le souvenir devait rester toute sa vie présent à l’esprit de César. D’autant plus que Nicomède profita, non sans quelque excès, de ce que son hôte avait bu du vin de Chio plus qu’il n’était décent… Comme le jeune Romain était alors étendu sur un lit de pourpre et d’or, Nicomède chassa les autres convives, ne gardant avec César que sa fille Mysa…

 

Le jeune Romain resta deux années à la cour bithynienne. La belle Mysa, devenue sa maîtresse, le chérissait infiniment, mais César n’oubliait pourtant point la fille de Cinna, l’exquise Cornélia, qui l’attendait dans la coite demeure, au pied du Palatin. Et les caresses de la Bithynienne lui faisaient regretter Rome, où régnait toujours, par malheur, le Dictateur haï.

Il recevait chaque mois des nouvelles et les lisait avec colère. On ne le tuerait donc jamais, ce Sylla ?

César, entre temps, voyagea. Il visita Mytilène et coucha une nuit chez certaine courtisane grecque nommée Alphis, qui habitait la maison même de Psappho. On voyait encore sur le marbre d’un mur l’inscription gravée où la poétesse nombrait en vers les plaisirs d’une journée passée avec Erina et Myrto.

César combattit aussi contre Mithridate, avec Nicomède, que gênait ce puissant voisin. Le Bithinien disposait, comme garde, de deux cohortes de Romains aventureux. Ces hommes avaient fui leur patrie, en proie à Sylla. César, en les dirigeant, savoura pour la première fois l’orgueil des commandements.

 

Certain jour d’automne, en 674, comme, avec des amis, César gagnait Pharmacusa, pour visiter un peu l’Orient méditerranéen du Sud, le navire où il se trouvait fut arrêté par un puissant bateau de pirates sidoniens. C’étaient des hommes subtils et féroces, beaux parleurs et d’une cupidité prodigieuse. Ils tuèrent deux des compagnons de César, parce qu’ils refusaient de discuter d’une rançon et ils exigèrent d’abord vingt talents du fils d’Aurélia Marcia, qui était connu surtout comme amant du riche roi de Bithynie et de sa fille. César dit alors que cinquante talents seuls pouvaient racheter un Romain de son importance, mais que sitôt libre, il courrait sus aux pirates, reprendrait son argent et les empalerait.

Les sidoniens rirent. La menace leur plut. Ils attendirent patiemment la somme qui vint par un navire de Millet trente-neuf jours plus tard.

César fut alors mis en liberté avec mille ironiques marques de respect. Mais, se dirigeant en hâte vers un port, il y requit cinq navire armés et surpris peu après ses pirates dans la baie de Psyre. Il y eut une lutte sans pitié et César, blessé, faillit même succomber. Ses soldats eurent enfin le dernier mot et si ses voleurs ne furent pas assis sur la croix, c’est qu’ils avaient tous succombé durant le combat.

César reprit ses cinquante talents et les distribua. Son renom de libéralité devint, de ce jour, immense dans tout l’archipel.

Mais, un mois après cette aventure, sur un avis reçu de sa mère, par le moyen d’un négociant crétois, il quitta l’Asie en hâte.

Il lui avait été conseillé de se rapprocher de Rome. Il vécut donc toute l’année 675 à Rhodes, où Apollonius Molon lui donna à nouveau de précieuses leçons d’éloquence. Toutefois, César ne recouvra plus la sonorité de sa voix adolescente. Sans doute l’amour de Mysa lui avait-il été funeste ?… Il se résigna à ne jamais être un grand orateur et cessa de s’en irriter.

Il était alors grand, très mince et féminin d’allure. Sa figure de fille, imberbe et ovale, s’éclairait de deux yeux fixes et durs. Il avait l’habitude de rire d’un seul côté de la figure et il se trouva vite renommé à Rhodes pour la perversité de ses plaisirs.

Sa parole était sèche et affirmative, il aimait les jeux athlétiques, et, quoique d’aspect débile, excellait à tout ce qui demandait adresse ou promptitude. César semblait toutefois bien taciturne aux adolescents de son âge. En effet, sauf dans le vin, il parlait peu, faiblement et d’une façon saccadée, mais, au vrai, saisissante. Les femmes le craignaient comme un ennemi de leur sexe. Méditatif, il songeait sans répit au grand problème de sa destinée. Comment un patricien pauvre, mais ambitieux et intelligent, pouvait-il espérer gravir à Rome les marches du pouvoir, sans cesser de rester fidèle au souvenir de Marius ?

 

C’est peu après le début de l’an 677 que César abandonna Rhodes. Comme ses camarades lui demandaient le but de son nouveau voyage, il dit qu’il rentrait à Rome. On le crut fou. Sylla, bien qu’ayant résigné sa dictature, était encore le vrai maître et sa cruauté demeurait active. Nul ne semblait, d’ailleurs jusqu’à sa mort, de taille à discuter cette autorité absolue, basée sur des massacres qui eussent dû terrifier pour un siècle le peuple romain.

On ne pouvait ignorer, en effet, que César, époux de la fille de Cinna, le fidèle ami de Marius, fût toujours un ennemi de Sylla, comme toute sa famille. Donc, s’il rentrait dans la Cité, étant tenu pour dangereux, il était condamné !

Mais, aux observations de ses camarades, presque tous, d’ailleurs, hostiles comme lui au Dictateur, César répondit que Sylla ne vivrait pas toujours et qu’il voulait se rapprocher de Rome pour y reparaître aussitôt que l’homme haï serait allé retrouver ses ancêtres.

De tous ceux qui l’écoutaient, un seul comprit que César savait quelque chose d’inconnu encore et qui lui assurait de revoir bientôt sans danger la demeure paternelle. C’était un jeune homme de vingt-huit ans, très beau parleur, mais auquel tout le monde reprochait d’être envieux, jaloux, cauteleux, et sans cesse prêt à tourner le dos aux opinions de la veille, si celles du lendemain semblaient plus profitables. Il se nommait Marcus Tullius Cicéron, à cause d’une loupe poilue (cicer) qui lui ornait la joue et dont César s’était gaussé souvent. Quand César fut parti, Cicéron à son tour ne l’appela plus que la « reine de Bithynie ». Leurs camarades riaient…