Flammarion (p. 115-127).

XIV

L’amant de Dominique

Le soir donc, à onze heures, elle repoussa les persiennes fermées de sa fenêtre ouverte. La nuit était chaude, calme, toute blanche de lune, toute parfumée par les fleurs des parterres, dont la senteur embaumée palpitait dans l’air immobile. Dominique, en souple déshabillé blanc, passa sur le balcon et attendit, droite, silencieuse, scrutant l’ombre du parc.

Dans cette ombre, elle vit la silhouette d’un homme glissant d’arbre en arbre, traverser en une course furtive la grande pelouse, puis se glisser le long des buissons. Elle le vit franchir l’allée entourant la maison, elle entendit le faible bruit de ses pas, au milieu des plates-bandes molles qui s’étendaient sous les fenêtres. Puis, il y eut de sourds frôlements le long du mur de façade. Dominique se pencha et vit Richard s’accrochant aux espaliers. Il atteignit le balcon peu élevé, en agrippa la balustrade de fer et l’escalada. Bientôt il prenait pied.

Le cœur de Dominique battit violemment. Soudain, cette entrevue sollicitée de Richard et qu’elle acceptait par sa présence, prit pour elle l’aspect d’un rendez-vous clandestin, criminel, adultère. Toute sa vieille honnêteté rigide de fille pieuse se révolta. Mais il n’était plus temps d’avoir des scrupules, plus temps de reculer. Richard était devant elle. En le voyant, elle sentit redoubler son malaise, son anxiété, ses doutes quant aux intentions du visiteur.

— Excusez ma hardiesse, ma lettre, ma visite clandestine, dit-il. Il faut que je vous parle, sans témoin, Dominique.

— Appelez-moi madame, dit-elle sèchement.

Il eut un haut-le-corps.

— Mais… je vous appelle bien Dominique en présence de votre mari !

— Justement il n’est pas là.

— Il sera là tout à l’heure, aux environs de minuit, il me l’a dit à Paris ce matin.

— Vous l’avez vu à Paris ? Et il sait que vous venez ici ? Il connaît le motif de votre visite ?

— Non. Non.

— Pourquoi ? Quel est ce nouveau mystère ? Que venez-vous faire que Patrice doive ignorer ?

— Vous le lui apprendrez si vous le jugez à propos… Mais nous ne pouvons rester sur ce balcon, on peut nous voir, nous entendre. Laissez-moi entrer dans votre chambre.

Et il ajouta d’un ton légèrement moqueur :

— Vous vous défiez de moi ?

Dominique était brave, elle avait confiance en elle. Elle ne voulait pas avoir l’air de rien craindre… et du reste, vraiment, qu’avait-elle à craindre ?

Elle écarta davantage les persiennes, le précéda dans la pièce et, quand il eut passé, repoussa les contrevents.

Alors, sans prendre un siège, il lui dit :

— J’ai habité cette chambre à l’époque des chasses il y a deux ans, elle est isolée, sans voisin immédiat, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Je vous remercie encore une fois d’avoir confiance en moi et de me recevoir à cette heure de la nuit.

— Vous m’avez promis d’alléger ma peine, je vous accueille comme un libérateur.

— Votre peine est donc encore bien grande ? Pourtant le souvenir doit être moins âpre, puisqu’aucun scandale ne vous menace plus.

— C’est vrai, dit-elle sourdement. Pour le monde, je suis sauve, mais suis-je sauve à mes propres yeux ?… Puis-je tuer la pensée qui ne me quitte pas et qui me torture ?

Elle s’était laissé tomber sur le divan, la tête entre ses mains. Richard s’assit près d’elle.

— Oui, murmura-t-il, je comprends. Vous ne souffrez pas tant qu’un homme vous ait prise, que de vous être donnée à lui.

Elle ne répondit pas. Il continua :

— Et de vous être donnée à un homme ignoble, à un homme dont vous ne pouvez vous souvenir sans écœurement et sans honte.

Courbée en deux, le visage caché, des sanglots secouaient ses épaules. S’inclinant vers elle, Richard chuchota :

— Cependant… cependant, vous n’avez aucune preuve que ce soit lui, aucune certitude. Vous ne savez pas. Moi, dès le premier moment, je me suis révolté devant cette infâme hypothèse, j’ai crié mon indignation, rappelez-vous !

Elle releva son visage mouillé de pleurs.

— Mais vous n’avez aucune preuve contraire non plus. Vous ne savez rien, pas plus que moi.

— Je sais, chuchota-t-il.

— Vous savez ?

— Oui, je sais que c’est moi qui ai eu l’ivresse ce soir-là de vous tenir dans mes bras, de goûter à vos lèvres, à votre chair, et de sentir toute l’émotion voluptueuse de votre corps adoré. Je vous ai toujours aimée, Dominique. Je vous aime passionnément. Comment vivrais-je si je croyais que cette émotion divine ne devait plus se réveiller sous mes baisers ?…

Elle s’était dressée, farouche, éperdue, frissonnante. De ses mains fébriles elle saisit un châle de soie, et voulut en couvrir ses épaules nues.

Richard le lui arracha d’un geste brutal.

— Laissez cela, Dominique. Vous n’en êtes plus à m’opposer le vain rempart d’un morceau de soie, puisqu’une nuit il n’y a plus eu entre nos deux corps le moindre obstacle. Pensez à ce que nous fûmes l’un pour l’autre à cette minute-là ! Pensez à l’acte d’amour qui nous a unis intensément, profondément, d’une union indestructible. Et vous voudriez que tout cela disparût comme un songe, et fût comme si cela n’avait pas eu lieu ! Insensée ! L’amour est entre nous et rien ne peut le détruire. Ce n’est pas la buée d’une haleine qui s’évanouit sur un miroir. Ce n’est pas la caresse fugitive d’une main qui effleure et passe. C’est, dans sa divine plénitude, l’acte d’amour. C’est la fusion totale de nos deux corps qui n’en firent qu’un. C’est l’épanouissement de nos deux voluptés qui se sont rejointes dans un spasme, que vous ni moi n’oublierons jamais.

Enfiévré, d’une étreinte puissante, il l’avait attirée contre lui. Son souffle brûlant courait sur les belles épaules frémissantes, se rapprochait. La bouche entr’ouverte, Dominique, épouvantée, fascinée, pantelante, se sentait vibrer au contact de cet homme, à ses paroles qui la remuaient jusqu’au plus profond de son être. Elle n’avait pas la force de lui résister comme elle l’eût fait avec un inconnu. Celui-là l’avait possédée déjà, sa chair docile ne se révoltait pas contre lui… elle se tendait vers lui, vers l’ivresse qu’elle avait déjà connue dans ses bras.

Cependant, quand la bouche de l’homme voulut prendre la sienne, quand, à la demi-clarté qui régnait dans la chambre, elle distingua ses yeux brillants d’un feu lubrique, sa figure convulsée par le désir, elle eut une révolte, se retrouva prête à la lutte.

Leur première étreinte avait eu lieu dans l’ombre, s’était imposée par la violence des circonstances hasardeuses. Aujourd’hui, Dominique voyait l’attaque, l’attaque prenait le visage d’un adversaire nouveau que le stupre affolait. C’était l’ennemi, le mâle, contre qui tout ce qu’il y avait en elle de pudeur et de vertu s’insurgeait. Ils combattaient tous deux avec la violence d’êtres qui luttent pour leur vie. L’un et l’autre savaient qu’ils ne survivraient pas à une défaite. Richard mourrait tôt ou tard de ne pas avoir conquis Dominique. Dominique mourrait si elle se laissait prendre.

Elle luttait, magnifique, ardente, désespérée. Les épaules dénudées, la gorge dressée, pantelante et sans voile, les lèvres entr’ouvertes, les cheveux épars, impudique et chaste, elle luttait. Et la vue de ces trésors de chair dévoilée exaltait jusqu’à la frénésie les désirs de l’homme. Du regard, il dévorait ces beautés offertes et défendues. Il y touchait de ses doigts frémissants. Il resserra son étreinte, Dominique sentit qu’elle faiblissait. Elle craignit l’évanouissement qui la livrerait toute. Dans un sursaut désespéré, elle se dégagea une seconde.

— Lâche ! s’écria-t-elle, lâche !

— Je te veux ! répondit-il en la ressaisissant.

Une voix froide et menaçante s’éleva :

— Éloigne-toi d’elle, Richard, ou je te brûle la cervelle.

Suivant le même chemin que Richard, Patrice avait escaladé le balcon, poussé les persiennes. Il se tenait debout à trois pas de Richard qui, obéissant, avait reculé et regardait le revolver que Patrice braquait sur lui d’une main qui ne tremblait pas.

Dominique, ayant échappé à son agresseur, se rajustait en gestes rapides. Patrice, s’adressant à Richard, reprit d’une voix dure et lente :

— Si réellement c’était toi l’homme du Gazon Bleu, tu es le dernier des misérables, car tu as agi volontairement, sciemment, comme un lâche, ainsi qu’elle vient de te le crier. À moi, ton ami, tu as volé son bien le plus précieux : sa femme. À cette femme tu as volé ce qu’elle ne t’aurait jamais accordé de son plein gré, je viens d’en avoir la preuve en vous épiant une seconde de ce balcon. J’ai cru un moment que vous étiez de connivence et c’est pour vous surprendre que j’ai hâté mon retour de Paris où tu vivais dans mon ombre, inquiet, bizarre, tortueux, tâchant de deviner mes intentions, tâchant de me faire préciser la date de mon retour ici. Et moi, perplexe, mal à l’aise, j’avais l’intuition de ta fausseté, de la volonté sournoise de me devancer ici. Je n’ai plus eu aucun doute hier quand tu m’as déclaré que tu partais en voyage et je t’ai suivi ce soir. Maintenant, je sais. Mais ton forfait de rencontre, de hasard au Gazon Bleu, est mille fois moins infâme que le forfait prémédité que tu as tenté ce soir. Voleur d’amour ! Menteur et lâche ! Fanfaron qui te sers d’un souvenir de honte pour faire du chantage !

Fouaillé par ce mépris, par ces insultes qui le frappaient d’autant plus cruellement que Dominique assistait à la scène, Richard se redressa :

— En voilà assez ! Je suis à ta disposition, Patrice.

Patrice eut un ricanement sec :

— Vraiment ? Mais moi je ne suis pas à la tienne. Un duel ? Allons donc ! on ne se bat pas en duel avec un voleur. Tu es un voleur, je te répète. M’exposer à me faire tuer par toi, non, mon petit. C’est un vieux point d’honneur trop idiot. Il n’y a qu’un seul dénouement logique, raisonnable, c’est ta mort.

Patrice releva son revolver qu’il avait baissé une seconde et visa. Mais haussant les épaules il détourna l’arme.

— Non ! pas ça non plus. Je suis venu avec une autre idée. Écoute-moi, Richard, et dis-moi la vérité, si tu en es capable. Admettons que je quitte Dominique, es-tu disposé à l’épouser ?

— Ah ! certes oui ! dit Richard avec un élan.

— Doucement, il y a une condition.

— C’est que j’accepte, intervint froidement Dominique.

— Non, une autre. Tu prétends, Richard, que c’est bien toi qui fus pour elle l’homme du Gazon Bleu ?

— Oui.

— Jure-le.

— Je le jure.

— Bon. Certains événements graves donnent en quelque sorte un droit à ceux vis-à-vis desquels ils ont été déclenchés. Tu avais raison de dire tout à l’heure que l’union amoureuse de deux êtres crée entre eux un lien dont ils peuvent toujours se réclamer. Seulement il faut une certitude et que cette certitude soit authentique. Or, rappelle-toi, Richard, tu nous as confié que ta maîtresse de ce soir-là t’appelait Darling.

— J’ai menti.

— N’est-ce pas maintenant que tu mens ?

— Non.

— Jure-le encore. Jure-le solennellement sur ton honneur, sur la vie de ta mère.

— Je le jure… sur mon honneur, sur la vie de ma mère.

— Es-tu sûr de ne pas te tromper ? Oui. L’avenir compte. Vois-tu que par la suite, entre toi et Dominique, il y ait un doute ? Tu comprends : un doute ! Et que moi je l’aie quittée, et me sois sacrifié pour une chimère, pour un mensonge. Ah ! tu hésites, Richard… j’ai l’impression que tu hésites… Nous ne pouvons pourtant pas bouleverser notre vie, fonder une vie nouvelle sur une impression, une simple impression que tu as, née peut-être de ton désir d’y croire. Pourquoi n’en as-tu pas fait immédiatement confidence à Dominique que le doute torturait ? Pourquoi ce secret si inutilement et si longuement gardé ? Pourquoi ne pas avoir dit tout de suite : « C’est moi. » Et pourquoi surtout le dire maintenant, avec tant de retard, comme s’il avait fallu des semaines pour t’en convaincre toi-même ?

Patrice posa sa main sur l’épaule de Richard.

— Je t’en prie, Richard, je m’adresse à l’homme, à l’ami fraternel que tu fus pour moi. Libère ta conscience, libère-nous tous les trois, dis la vérité.

— Richard, je vous en supplie, dit Dominique.

Il les regarda l’un après l’autre. Il baissa la tête, pâle, la face dévastée par une immense douleur, puis il prononça :

— Pardonnez-moi tous les deux. Oui, j’ai mal agi. J’ai affirmé ce dont je n’étais pas sûr. Ce soir-là, dans l’ivresse, j’ai tenté de conquérir ce que je désirais ardemment depuis des années.

« Comprends-moi, Patrice. Mais je ne suis pas sûr, en effet, que dans l’agitation, dans le désordre, dans le trouble des groupes, que Dominique que j’avais saisie un moment, ne m’ait pas échappé. Et réellement, j’ai entendu celle qui était avec moi dire ce mot « Darling » et encore ceci : « Nous ne savons pas ce que nous faisons, tout cela est indigne de nous… » Mais qui prononçait ces mots, ta femme ? ou une femme près de moi ? Nous étions dans l’ombre, l’ivresse brouillait tout. Non, non, c’est vrai, tout cela n’est pas plus certain pour moi qu’une fantasmagorie. Je ne puis rien affirmer de ces sensations flottantes et inachevées. »

Il garda un moment un silence accablé, puis murmura :

— Vous ne pourrez jamais être heureux tant que je vivrai. Et moi je ne serai plus jamais heureux !

— Il faut vivre ! il faut vivre, Richard, s’écria Dominique.

Et elle ajouta cette objurgation égoïste :

— N’ajoutez pas votre mort à nos épreuves.

— Donnez-moi la main tous les deux, murmura-t-il. Et ayez pitié de moi, je suis malheureux, horriblement malheureux !

Ils lui donnèrent la main. Il se dirigea lentement vers le balcon.

— Adieu, leur dit-il encore. Soyez sûrs que j’arriverai à me faire oublier de vous. Le pardon ne suffit pas. C’est l’oubli que je veux…

Il disparut.

Patrice et Dominique, côte à côte, s’accoudèrent au balcon. Ils y restèrent une heure, silencieux, sous le ciel d’été frissonnant d’étoiles, au-dessus du jardin embaumé par les roses, dans la nuit pacifiante.

Deux semaines plus tard, une grande auto chargée de valises franchit la grille du château ouverte par le jardinier. Elle portait Richard et Antoine. Ils allaient au Havre, où ils s’embarqueraient pour New York. Antoine avait liquidé ses affaires et avait loué son appartement à une société privée de spectacles d’art. Richard s’était libéré aussi de toutes ses attaches, il avait réalisé ses fonds. Tous deux étaient libres. Ils resteraient quelques jours à New York, puis par voie de terre, traversant les États au sud du Mexique, ils gagneraient Montevideo où ils avaient traité avec une grande firme de cinéma dont ils assumeraient, en association, la direction.

— Alors, c’est l’exil ? demanda Patrice.

— Non, répondit gravement Richard, c’est une existence nouvelle. Nous en avons assez de la vieille Europe, ses cieux trop connus n’ont plus d’attrait pour nous. Il nous faut d’autres décors, d’autres sensations, d’autres visages.

Il parlait avec une emphase railleuse. Mais à cette raillerie se mêlait l’amertume d’une cruelle douleur inoubliée.

Dominique, à la dérobée, le regardait. Il était pâle, les traits tirés, l’air désabusé et las. Quel contraste avec son compagnon ! Antoine partait joyeux, à la conquête d’un monde nouveau, d’une vie nouvelle. Richard semblait quitter la vie en même temps que la France.

Quand ils s’en allèrent, Patrice leur serra la main avec une effusion de cordialité qui, pour Richard, se mêlait de reconnaissance. Quant à Dominique, fraternellement elle les embrassa.

Les voyageurs s’éloignèrent. Patrice et Dominique, qui avaient marché avec eux jusqu’à la grille, revinrent lentement vers le perron. Tous deux n’échangèrent pas une parole. Leurs pensées s’entendaient l’une l’autre. Ce départ, c’était la libération définitive…

— À présent… dit Dominique en montant les marches.

— Oui, répondit Patrice, à présent…

Ils se comprenaient. À présent ils pouvaient reconstituer leur foyer, leur intimité.

Quelques jours passèrent encore, et il fallut songer au retour. Sa profession d’avocat rappelait impérieusement Patrice à Paris. En outre, à diverses reprises, ils aperçurent Romain Delbot qui rôdait dans les environs du château. Et un soir, les volets de leur chambre furent poussés. Un homme se précipita vers eux effaré.

— Sauvez-moi, je vous en prie… Sauvez-moi.

— Qui êtes-vous ?

— Jules Caboche, le type que vous avez trouvé devant votre auto le soir du Gazon Bleu, celui qui servait le champagne. Je me suis évadé, mais Delbot m’a retrouvé, et on me traque, j’ai peur.

— Que voulez-vous ?

— Que vous m’écoutiez un moment.

— C’est vous qui avez tué la Pierreuse.

— Non, c’est l’autre. C’est Julot. Il s’était mêlé à nous dans le désordre de la nuit et m’a ordonné de filer. Il me faisait peur. J’ai obéi. Il voulait le collier de perles, et comme elle refusait, il l’a tuée.

« Je m’étais caché. Après la fuite des autres, je me suis glissé jusqu’à la Pierreuse pour voir s’il y avait quelque chose à faire pour elle. Elle ne râlait déjà plus. C’est à cet instant que j’ai vu dans l’herbe tout près, là où, probable, elle l’avait jeté pour que Julot ne lui prenne pas, le collier de perles. Je l’ai ramassé.

« J’ai eu tort. Jusqu’alors, j’avais rien fait de grave. Des saouleries, des injures à des flics, des rixes, du tapage. Mais j’étais un honnête homme. Pour le coup, je devenais un voleur. Vous me croirez si vous voulez bien, mais j’ai eu des remords qui me durent encore maintenant. Et des cauchemars la nuit, et la frousse le jour. Il me faisait peur, ce collier. Je l’avais caché dans le trou d’un châtaignier à trois branches, près de Marly. J’avais toujours envie d’aller voir s’il y était encore. Je ne vivais plus.

« C’est alors que Julot a fait un chantage auprès de vous, prenant ma place. Vous savez le reste de l’histoire, mon arrestation, la fuite de Julot dans l’auto de la Préfecture, après qu’il m’a barboté mes papiers. Vous savez la mort de Julot et mon évasion. Aussitôt j’ai couru à Marly et j’ai repris le collier.

« Mais depuis que j’ai de nouveau les perlouzes, je recommence à ne plus être tranquille. C’est l’inquiétude, les cauchemars, tout le diable et son train. Si la police me pince avec ça sur moi, du coup je suis bon, vous vous rendez compte !

« Alors je pars en voyage, j’ai trouvé de l’embauche ailleurs, l’air de Paris n’est pas sain pour moi. Mais avant, je veux tout liquider. Si d’ici demain la police ne m’attrape pas, elle ne pourra plus me mettre la main dessus, j’aurai fait peau neuve, et, pour commencer, je vous rends ce sacré bibelot qui me fout la guigne.

Il avait tiré de sa poche le collier. D’un geste simple et sans cabotinage, il le tendait à Patrice.

— Vous en voulez combien ? demanda l’avocat.

— Pas un sou. Je vous répète que je ne suis pas un malfaiteur et que je ne viens pas pour vous faire chanter.

— Alors, vous venez pour ?…

— Pour vous rendre ce qui est à vous. Pour être propre devant moi-même et avoir ma conscience pour moi. Tenez, madame, prenez le machin. Vous pouvez compter les perles, elles y sont toutes, je n’en ai pas gardé une.

Dominique prit le joyau.

— Ouf ! murmura l’homme avec un grand soupir de soulagement. Je vais pouvoir respirer tranquille.

Il y eut un silence. Patrice avait enfermé le collier dans un tiroir. Il échangea avec Dominique un long regard. Encore une fois, ils se comprirent sans parler. La confession de Jules Caboche n’était pas complète, n’en savait-il pas davantage ?

Patrice, reportant les yeux sur son visiteur, lui dit d’une voix un peu hésitante :

— Il y a certains points fort importants pour nous et que je voudrais préciser. Je crois que vous pouvez le faire.

— Il s’agit de quoi ? demanda Caboche.

— Vous n’avez quitté la proximité de la pelouse que lorsque tout a été fini ?

— Oui.

— Donc, vous avez vu ?

— J’ai vu tout ce qu’on peut voir dans la nuit. Mais les lampes bleues étaient allumées en veilleuses. Et puis j’ai de bons yeux.

— Et vous êtes bien certain que c’était Julot qui était avec la Pierreuse et qui l’a tuée ?

— Ça, j’en réponds. J’ai vu comme je vous vois.

— Les deux danseuses ?…

— Ah oui, les deux Colombes ? Eh bien, l’une avait été saisie par votre ami le petit gros, dont je ne me rappelle plus le nom, l’autre, la brune, la plus âgée, était dans les bras de l’autre de vos amis, le grand bel homme, celui que vous appelez Richard.

— Et vous n’avez aucun doute à ce sujet ?

— Aucun, monsieur. Avoir un doute c’est pas possible. Même j’ai entendu les Colombes appeler vos amis « Darling ! Darling ! » Ils ne vous ont pas raconté ça, vos amis ?

— Si, si, affirma Patrice songeur.

De nouveau Patrice et Dominique échangèrent un regard incertain, hésitant, mais prenant une décision, Dominique fit de la tête un énergique signe affirmatif. Oui, il fallait savoir. Il fallait profiter de ce témoignage inattendu et obtenir une certitude.

Patrice, s’adressant à Jules Caboche, reprit avec fermeté :

— De tout ce que vous dites, il ressort que Julot a menti.

— Oui, m’sieur, il a menti comme une fripouille qu’il est, ou plutôt qu’il était. Il a accusé votre dame, pour vous faire chanter et puis pour poser au mec qui s’appuie des poules de luxe, pardon, excuse, madame. Moi aussi j’ai menti une fois arrêté. Julot m’avait promis de me zigouiller si je disais la vérité ! Alors, j’ai cherché à m’en tirer en inventant. Mais pour Julot, je vous jure, tout ça c’est des blagues, du boniment, de la dégoûtation. Il était bien trop occupé avec le collier ; il n’a pas quitté d’une semelle la Pierreuse.

Patrice hésita une seconde encore, puis il posa nettement la question décisive. Pâle, regardant de face son interlocuteur, il demanda d’une voix sourde qui ne tremblait pas :

— Alors, au Gazon Bleu, moi ?…

— Vous ? Votre dame ne vous a pas lâché. Je voyais ça à quelques mètres des arbres où j’étais caché.

— Vous nous avez vus ? demanda Dominique pâle de honte, mais voulant vider complètement l’abcès.

— Je vous ai vue, comme je vous vois maintenant. Je vous ai vus tous les deux, vous ne vous êtes pas lâchés. Madame était cramponnée à monsieur. Même qu’au commencement, y a le grand, le Richard qui a tiré madame par la main. Mais d’un coup de coude, votre mari l’a envoyé dinguer malgré qu’une des colombes essayait de l’entraîner. Ça n’a pas collé, alors les deux autres se sont rejoints et vous et votre dame vous êtes restés dans les bras l’un de l’autre. Même que j’entendais comme je voyais. Elle vous disait : « Ah, mon chéri ! mon chéri ! », et puis : « C’est fou ce qu’on fait ! » ou quelque chose comme ça…

Patrice et Dominique n’écoutaient plus.

Oubliant la présence de ce voyou qui venait de se complaire à leur donner des précisions si crues, si gênantes mais si bienfaisantes, ils s’étaient rapprochés et leurs regards s’unissaient maintenant avec un ravissement où il y avait du triomphe.

— Tu vois, tu vois, je le savais bien, moi, que c’était toi, murmura Dominique tremblante de joie.

Patrice revint à l’homme, lui posa d’autres questions, cherchant à l’amener à des contradictions, à des hésitations.

Mais Jules Caboche était parfaitement sûr de lui. Sans se reprendre, sans hésiter, il précisa les détails, indiquant l’emplacement où il se trouvait exactement, accumulant les preuves de sa véracité pour finir par cette dernière affirmation péremptoire :

— Tenez, monsieur, je vous ai même vu ramasser, en vous relevant, l’écharpe jaune ; et vous l’avez mise dans la poche de côté de votre smoking d’où elle dépassait. C’est comme votre ami Antoine qui a ramassé une bouteille vide. Pourquoi ? Je me le demande… une idée d’homme saoul. Mais c’est-il vrai, ce que je dis ? Je n’invente rien. Pourquoi que j’inventerais ? Ce que je dis avoir vu, je l’ai vu, je l’ai vu de mes yeux et j’étais pas paf, moi ! Bonsoir, monsieur, madame.

Il se dirigeait vers la porte. Patrice, une fois encore, lui offrit de l’argent. Mais il refusa net.

— Non, j’en ai pas besoin. J’ai ce qui faut pour m’en aller à l’étranger. Pour une fois que je fais dans ma vie quelque chose de propre, je ne veux pas être payé. Au revoir, monsieur, madame.

Patrice le conduisit lui-même jusqu’à la porte du château qu’il referma derrière lui avec l’impression de la pousser définitivement sur le passé.

Puis il remonta vers la chambre où l’attendait Dominique et tous deux sans parler, échangèrent un long baiser très tendre.