Le Satanisme et la magie/Livre I/Chapitre III

Ernest Flammarion (p. 57-73).


CHAPITRE III
LE SORCIER


I
APOTHÉOSE DU SORCIER


J’ai un faible pour le sorcier, il est tellement le reflet naïf de Satan, l’apôtre qui souffre, le moine mendiant de la Synagogue ; tellement le dernier prêtre des Dieux, misérable et abandonné comme eux, fidèle à la plus lointaine religion, le culte des âmes plaintives qu’emprisonne la nature. La Nature, elle nous semble, libre et riante ; cependant que de pauvres petits êtres esclaves de ces apparences délicieuses où nous nous arrêtons ! Ils furent sorciers les solitaires des Thébaïdes, les Paphnuces, les Antoines, ils furent sorciers les doux anachorètes, ils furent sorciers les poètes des champs, ceux qui, dédaignant les cloaques de l’âme humaine, s’éprirent de ces âmes pures enchaînées dans les fils de la Vierge, sous le verrou d’une herbe, dans la geôle d’un arbre, en cet enchanté palais qui est le miroir des eaux. Ah ! les mignons esprits, englobés dans une goutte de pluie, ceux qui se flétrissent avec les pétales effeuillés, qui frétillent dans les insectes, volent avec les oiseaux et les nuées, grondent aussi dans les foudres électriques[1]. J’ai un faible pour le sorcier qui comprend ces forçats de l’universel paysage, qui trébuche, craignant à chaque pas de piétiner une âme, qui, fuyant les villes et les gens, s’allie aux bêtes, choisit les plus décriées, devance Hugo en son affection enthousiaste pour le crapaud, réhabilite avant lui Satan, s’allie avec le reptile, manipule l’ordure, sait, avec Paracelse, qu’au fond des matières putréfiées palpite la vie nouvelle : dictame et résurrection.

Il fait le mal, dites-vous ? il est vrai. Il fait le mal, mais avec la simplicité des animaux qui se défendent ; il fait le mal comme tuent les énergies naturelles, en qui réside pourtant la possibilité de toute guérison. Il fait le mal, et il n’a pas toujours tous les torts[2]. Le crime est presque excusable s’il est beau : j’entends par beauté la profondeur désintéressée, l’instinctive colère, la souffrance acceptée comme une exquise pâture amère. Ah ! la résignation muette et furieuse elle défend plus efficacement que les autres armes. Inclinez la tête, baissez l’échine sous le fléau ; obéissez aux coups, l’élasticité du corps meurtri sait renvoyer à l’adversaire victorieux les blessures qu’il donne. Le bâton rebondit, féroce, contre celui qui a frappé ! Le crime, s’il est beau d’ardeur simple, dépasse la médiocre vertu, où barbotent le juge, le bourgeois, la mondaine, le curé, se hisse au-dessus de la société hypocrite, regarde les Anges avec un sourire éploré reflétant leur sereine pitié, appelle Dieu irrésistiblement comme cette voix du Psalmiste criante des profondeurs de la Faute.

Le sorcier fait aussi le bien. Il en est qui guérissent ; qui, aux heures désespérées, quand le médecin abandonne, apportent le dictame inédit, la drogue qui ressuscite. Les meilleurs ne veulent pas être payés, acceptent au plus quelque don en nature[3]. Paracelse raconte qu’il tint des « sagas » et des bourreaux ses meilleures recettes. Et les remèdes de bonnes femmes sont encore en faveur dans les campagnes. Ce sont les bribes du codex de la sorcellerie. Le secret consiste le plus souvent en des simples méconnus, en de la force vitale surtout, extraite d’un animal sacrifié et dont la moiteur sanglante, appliquée à même la peau, transmet une existence qui s’évade ; parfois la pharmacopée du traîne-guenilles est immonde comme lui, elle distille l’ordure ; mais devant la nature y a-t-il des substances abjectes ? Toujours d’ailleurs ce même instinct de recueillir la chaleur de la vie partout où elle s’attarde encore. Les talismans non plus ne sont pas inutiles ; les métaux deviennent des propriétés secrètes que les électriciens modernes ont accrues, mais n’ont su encore classer. Tout cela, c’est de la sorcellerie, une science confuse, où pèchent les inventeurs. Peu de remèdes intérieurs, le contact d’un sachet grouillant d’un reptile ou d’une chenille ; fumées de plantes, parfois. En somme, ce qui agit le plus directement, le plus sûrement, c’est la volonté du nomade, sa puissance de suggestion. Les momeries de bouche ou de main, si dédaignées par les savants des Facultés, sont encore les plus efficaces, elles qui précisent et dirigent le magnétisme curateur.

Thaumaturge modeste, le sorcier s’amadoue jusqu’à n’être presque plus satanique, sauf par l’obscurité et la pauvreté, qui sont des vertus. Vieux plutôt bénins, que l’âge en tout cas rendit ermite.

Huysmans m’a raconté que Villiers de l’Isle-Adam ne fût soulagé vers sa fin que par l’un d’entre eux. Mme Villiers alla voir le rebouteur trop vieux pour être dérangé. Il habitait en Seine-et-Oise. Il n’eut qu’à toucher des cheveux du grand et mélancolique poète pour reconnaître qu’il ne restait plus à celui-ci qu’à mourir. Cependant il prescrivit un sirop qui avait la couleur du jaune d’œuf battu, presque aussi épais qu’une mayonnaise, et où entrait comme principal ingrédient l’essence de sapin. Villiers en prit et put ainsi allouer une brève vacance à sa tribulation.


II
MISÈRE DU SORCIER


Je place le sorcier très haut parce qu’il se terre, n’accepte pas les lois, ne reconnaît d’autre patrie, que celle où de mystérieux amis le saluent dans les choses, récuse les Grands Dieux empiffrés d’encens, de fleurs, d’ex-voto, fuit les assemblées des puissants et des riches, raille sous sa lamentable livrée les modes, l’argent, le monde. N’est-il pas le type déjà de la race future, humiliée d’avance en lui et d’autant plus forte ? la race des Citoyens du Monde, portant en soi leur église, leur livre, leur famille, leur divinité, ne dormant pas en des lits étroits, protégés par des conventions plus étroites encore ; ils crachent au visage de la civilisation infâme, boivent le ciel, mangent la terre, s’enivrent au banquet invisible des esprits, se réfugient dans les îles de la mort.

Ces parias ont leur fierté, ils s’inféodent à l’âme de Tolstoï, haïssant le confort, les chemins de fer, le vain travail cérébral. (J’entends ce métier d’amuseur où se galvaudent les intelligences modernes, amuseuses d’elles mêmes d’abord, ce qui est la dernière abjection, le vice d’Onan dépravant le cerveau des dilettanti.) Une sorcière, racontent les chroniques, vit son bourreau panteler pour elle d’un amour obscène, peut-être sauveur. Il est beau, solide, propice à de fortes ivresses, et elle n’en a pas peur, elle est habituée à de telles bourrasques ! mais elle n’en veut pas, il est le chien de garde des riches, enflé des résidus de leurs mets : « Jamais je n’embrasserai ton visage, répond-elle, mes lèvres se sont posées au derrière étique de Satan, ta joue grasse les profanerait. » Et en mourant elle garde sa virginité farouche, la Vestale. Peut-on l’en blâmer ? Le derrière d’un pauvre ne vaut-il pas cent fois la face luisante et inutile d’un riche ?

Ah, bon sorcier, tu sens mauvais et tu es mal mis.

Le sorcier bien mis ; folie ! le diable apparaîtrait-il à quelqu’un qui ne porte pas la livrée de son sacerdoce, c’est-à-dire la loque sacrée de la pauvreté ? Il laisse à Lucifer les rites pompeux, la sublime et ténébreuse initiation, les évocations en formes belles ; il laisse aux mages de notre époque les hallucinations qui déçoivent, la jactance charlatanesque dédaignée par l’humble et robuste traîne-guenilles. Naturellement les mauvais mages détestent le sorcier, l’insultent, le traitent d’ignorant, de fou, de sacrilège, eux les vrais monomanes, fils du Satan de la médiocrité et de la spleenétique envie, que guette la maison d’aliénés ou l’hôpital — l’hôpital si Dieu a pitié !

Ce rustre, sans ambitions, est plus noble, il « travaille » pour quelques sous, sorcier malgré lui, comme subissant un mal héréditaire. Les gestes qu’il accomplit, les paroles qu’il prononce, ses formules et ses signes de croix accompagnant le coup de pouce du rebouteur, comment les expliquerait-il ? Il n’en sait guère qu’une chose : c’est que son père les lui légua sans lui dire plus, avec la seule peur que le curé les surprit au moment de la révélation bonne et funeste. L’église, il lui montre le poing quand il passe près d’elle : et il s’en écarte en ses interminables pérégrinations pour choisir les simples, dans la campagne. Haine instinctive ; le vieil Albi se révolte sourdement en ses veines sans précise mémoire. L’ombre noire du prêtre commémore le noir résidu des bûchers. Et ce pain même, gagné si durement après quelles humiliations et quels tours de bateleur, ce pain, en sa méfiance, il l’exorcise d’une malédiction qui atteindra le donateur et jusqu’à celui qui triture le blé, jusqu’à celui qui le sema, et, s’il le pouvait, toute l’organisation de l’humanité à vie tranquille.

Ne se connaît-il pas étranger, même en sa tanière ? Vaguement il pressent que ses ancêtres luttèrent sans cesse, que le plus lointain fixé en ce pays fut un martyr discret, un traqué des inquisitions qui paya d’une formule l’hospitalité. Et il terrorisa lui-même, tant il était effrayé ; sa seule manière de se défendre, lui isolé, ce fut d’exagérer sa puissance naturelle, de marcher de plus en plus dans l’ombre de Satan, de ne livrer à l’acheteur, des bribes de son « expérimental » qu’après promesse d’épouvantable châtiment, si le secret était trahi.

Le sorcier est reconnaissable, marqué, là où le démon l’a jugé bon, afin que sans arrêt la griffe de son maître persiste, inoubliable sous la peau. Parfois on ne la voit point, car le démon l’a enfouie, cette marque, au dedans de la bouche, sous la langue, ou en quelque partie plus secrète ou plus impudique. Serre de vautour, d’épervier ou de hibou ; parfois griffe de chat, patte de chien ou de lièvre, souvenir sans doute de l’animal que fut le diable au moment du Sabbat. Quelquefois seulement marque bleuâtre et livide, insensible toujours, disent les démonographes, cicatrice close à jamais et qu’aucune main humaine n’élargira plus pour la souffrance. Promesse de l’enfer, mais avec cette restriction que l’infime partie du corps, porte et voie de l’exécration, sera sauvée de toute douleur terrestre. En effet, homme ou femme mis à nu, tripoté par des mains curieuses que déprave l’érotisme inconscient de l’exorciste ou du médecin, minutieusement flambé de toute pilosité confuse. — la victime sait que si l’indice l’a souvent livrée au supplice, il la préserve aussi dans le supplice, lui est un garant du pouvoir satanique, la protection sûre d’une égide. Les aiguilles s’enfoncent, le sang giscle, parfois le fer rouge fait fumer la chair, l’insensibilité garde l’étroite trace du diabolique baptême, insensibilité qui souvent gagne le sorcier tout entier, — car Satan est clément. D’aucuns attribuent cette aubaine à un breuvage, à un onguent. (De la poussière d’enfant mort, disent Del Rio et Springer.) Cependant la marque sacramentelle à elle seule suffit, symptôme de la bonne catalepsie, signe du don de « taciturnité » que l’Homme noir accorde à ses disciples.

Défense aussi cette griffe — la griffe de Martinette (comme disaient les sorciers de Mantes), car le souffle démoniaque l’arme d’une puissance de griffe en vérité, de griffe qui serait aussi une gueule, avec des ongles qui seraient des dents, une langue qui serait un dard et vomissant une imprécation de feu et de soufre (Reinesius, médecin, qui le raconte, l’a vu).


III
LE VŒU À REBOURS


Voici l’heure où craque le purin dans la cour déserte des fermes ; ces âcres senteurs brouillent l’atmosphère d’un grouillement animé ; le ferment de la vie qui bientôt fécondera la terre, l’enrichira cette bonne terre, anémiée par les moissons, de force neuve, ce ferment palpite, bout, fume. On ne sait quelles exhalaisons, traînent, puissances ductilisables par la volonté dans l’abîme de l’air. Parmi les flaques éparses, dans l’interstice des moellons défoncés ou au creux d’un sol en pépie, c’est une pestilence qui n’enivre pas seulement les narines, mais qui — ô sortilège ! — « prend aux yeux »… Vous souriez un peu de dégoût, beaucoup de stupeur. Vous avez tort. Ces déjections de bêtes et d’une population animale, instinctive, n’ayant presque pas d’âme, — physiologique uniquement — nourrissent la rustique atmosphère d’une énergie épaisse où le sorcier-berger, le « montreur d’ours » le « mendiant qui sait voir[4] » va contracter avec LUI — ô l’horrible encens de ce sanctuaire ! — le « solide » engagement, le Pacte. Le fumier voilà le vrai, l’efficace laboratoire du sorcier ; là il dépose ce grain de chénevis (écoutez les traditions gardées à Rennes) qui sert à la boulette dont le simple contact à la tête rend chauve et fou.

Pacte souple, pacte ténu, pacte plus sûr dans son modeste ânonnement que les grands pactes signés, avec cette note mirifique : « la minute est en enfer. » (Voir ce sot de Collin de Plancy.) Celui-là est à haute voix prononcé et pas plus. Le Diable inscrit dans sa mémoire le serment ; prudence légitime, dessein louable de rester occulte même en ses engagements solennels. Mais le pacte est prononcé à haute voix afin qu’il ne demeure pas, dans les volutes du cerveau, conspiration obscure, afin qu’il devienne acte réel, formel, décisif, irrévocable. Il peut n’être prononcé qu’une fois et sa formule dépend des circonstances, des besoins ; car ce pacte est précis : tant pour tant, ceci pour cela… Il est parfois utile, lorsque la gravité de l’affaire tourmente le sorcier, de le réitérer neuf fois, ce vœu exécré. Neuf fois, nombre sacré dans les vieux Temples, comme dans les églises du Christ où les neuvaines sont accomplies, et encore dans la sombre et désespérée synagogue du Très-Bas. Serait-ce une prise à témoin des neuf hiérarchies diaboliques ? ou plutôt pour le sorcier une sorte d’auto-suggestion idoine à l’imprégner mieux de son propre vouloir, à augmenter sa foi pour accroître sa puissance.


IV
PUISSANCE DU SORCIER


Le sorcier reçoit de son maître le don de fascination.

La fascination[5] est le pouvoir de nuire par le regard surtout aux objets animés et inanimés. Il suffit au sorcier de regarder un enfant, une plante, une maison pour que cet enfant meure peu après de langueur, cette plante dépérisse, cette maison défaille en ruines. Un démon, communiqué par Satan à son prêtre fidèle, émane à volonté du mauvais œil du sorcier ; et ce démon, doué d’un certain libre arbitre, d’une faculté d’adaptation dans les moyens de mal faire, propage tantôt la maladie, tantôt la destruction.

Fascination presque bestiale ! il faut avoir renoncé à l’œil intérieur et sage, qui reçoit sans éblouissement la lumière d’en haut, pour allumer en l’œil extérieur cet éclat impassible, ce scintillement morne qui tire et fige, irrite et endort. Don fatal, inconscient, par quoi le sorcier devient un animal humain, une bête fatidique, en les règnes d’en bas plus compétente et plus néfaste d’avoir abdiqué les couronnes de l’esprit. Le voilà, le Monstre associé aux monstres, partageant leur banquet d’épouvante et de méfait, accouplé au basilic, au serpent, au crapaud dont les yeux sont habités par Satan.

Cette prunelle, affermie par la scrutation des ténèbres, perd l’habitude de la douceur des paupières retombées. Elle est fixe à jamais ; et tout œil, vide de surnaturelle fièvre, se baissera devant elle. Tandis que les livres des mystiques et des saintes regorgent de la louange des larmes, — le don des larmes, dit l’Église, — lui le sorcier, le damné, sent sa prunelle devenir aride pour jamais. Les ouvrages des inquisiteurs spécifient qu’il ne peut verser que trois larmes de l’œil droit. Il est devenu l’inflexible et l’impassible. Au moyen âge, quand le sorcier était à la fois redouté, traqué et torturé, cette physionomie de révolte impénitente lui sied[6]. C’est le dernier des stoïciens, le silencieux, tandis que le troupeau des chrétiens bêle ou rugit, se cabre d’effroi ou déchire. Il ne pleure pas, plutôt il ne pleure plus. Il a pris son parti d’endosser tous les vices, sauf celui de se trahir, toutes les hontes, sauf celle de les reconnaître. Tandis que les dalles des cloîtres s’attendrissent à l’intarissable ruisseau des pleurs repentants, lui le dissident, l’hérétique, enfoui dans les bruyères, celé par les joncs du marécage ou par les fondrières des ruines, il garde un œil vigilant que n’obscurcit aucune brume montée de ses douleurs ; et il rit, il rit de ce ricanement furieux, épanoui, de la brute lâchée aux instincts, ivre des passions.

Il ne fascine pas seulement par les yeux, sa parole aussi est funeste, réprobante ou louangeuse, louangeuse surtout ; son geste sait sculpter la promesse invisible de la mort[7].

Le premier, le plus sincère et le seul anarchiste. Il repousse l’aumône, ou ne l’accepte qu’avec haine, ne veut pas des consolations ecclésiastiques : « le royaume de Dieu après la mort », il préfère le royaume du Diable sur la terre, croit en son titre d’homme, s’enorgueillit de ses loques (son corps comme ses vêtements en lambeaux), prétend penser, paresser, travailler, vivre à sa guise, sans prêtres, sans juge, sans roi.

Sans juge, surtout ! car, — devant le tribunal qui autrefois le vouait au fagot de l’hérétique, aujourd’hui le déporte ou le claquemure comme malfaiteur, — même lorsqu’il feint de s’amender, il darde l’arme qu’aucun assaut ne fait plier. Cette arme, fourbie à l’induration de son cœur que métallisèrent les tourments, c’est l’inamovible acuité de son regard.

Autrefois les juges en prenaient terreur, se trouvaient mal à l’aise sous la menace de cette impalpable épée. S’ils allaient faiblir, succomber sous le satanique influx ? Aussi ne permettaient-ils pas que le sorcier ou la sorcière les regardât le premier. Touchés, vaincus peut-être, ils auraient risqué d’être compatissants ; à la barre on introduisait le fascinateur, le dos tourné.

Yeux d’un gris froid qui fouille les ténèbres intérieures, yeux qui ont coutume de s’égarer là où les autres yeux ont peur, yeux de nyctalopes, yeux de voyant funèbre, yeux dont l’horizon visuel s’approfondrit au delà de l’humanité et de la vie. Zahorie, le sorcier voit la mort, comme les autres voient les vivants.


V
VIE MYSTÉRIEUSE DU MODERNE SORCIER


Le sorcier s’éveille après minuit à la chiquenaude discrète comme d’un os de squelette aux volets clos ; il se lève, somnambule sans doute, harcelé par une force innée, intime, résultante de mille énergies héréditaires, des infiniment petites impulsions déposées en lui par ses ancêtres. Il sort ; personne sur la place. Quelques chèvres broutent des frondaisons sombres, le regardent avec des hochements de leurs ironiques barbiches. Il prend une sente et vers la campagne descend. Là, devant lui, une confuse foule d’épaules houlantes, avec des bruissements de miserere, roule emportant dans les balancements de son flot un mystérieux cercueil, barque funéraire, sans mât ni voile, vouée par sa structure au naufrage éternel. Le sorcier veut se mêler à ce cortège qui l’attire. En vain il court, souffle, s’acharne ; le fantôme de l’arrière-garde, monté sur un étique cheval, reste toujours à la même distance, aux confins de la route, là-bas. Après plusieurs détours, qui reconduisent au village, la sinistre théorie, escortée du nocturne suiveur, pénètre jusqu’à l’église, y entre. Le sorcier n’ose franchir le seuil, car la porte s’est fermée contre lui, et le dernier fantôme sur l’étique coursier demeure au plus haut des degrés, barrant, comme d’une mortuaire croix, la maison divine, où, huit nuits avant la mort annoncée, se joue le simulacre des obsèques.

Lui, ne peut bouger, stupide, cloué par l’effroi ; il assiste au drame lugubre, il comprend que tous les défunts de la contrée, plus subtils que les parents de l’agonisant, veulent lui offrir d’avance une fête de retrouvailles, et à travers les parois fluides du cercueil, il reconnaît la tête prédestinée.


Le lendemain, le sorcier raconte son aventure et sa clairvoyance ; il désigne celui ou celle qui doit trépasser ; mais il lui faut se taire bientôt. Les gens du pays s’ébrouent à l’entendre ne se tromper jamais dans ses prévisions de mort. Désormais, il scellera les révélations de ses nuits dans un silence qui est déjà le tombeau[8].

D’ailleurs ses rêves sont la part fatidique de sa vie Il se croit à la chasse, en quelque forêt ; soudain le chien jappe, deux perdrix se lèvent, il fait feu ; elles tombent ; mais, ô stupéfaction ! ô remords ! deux pales visages de jeunes filles sanglants, qu’il remémore, ont remplacé le gibier foudroyé. Peu de jours après, il va rendre visite aux deux sœurs que son rêve extermine !. Elles agonisent en effet, et l’une d’elles, à sa vue, tout à coup redressée, ses ongles en furie tendus vers le terrible intrus, hurle dans le suprême râle : « Assassin ! Assassin ! »

Parfois c’est son tour d’être la victime ; sans qu’il s’en doute, aux heures d’inconscience nocturne, son âme animale, apte aux métempsychoses, revêt la forme qui lui plaît, de bête fauve, d’oiseau. Qu’en sait-il ? rien ; sauf qu’au matin parfois il se lamente, battu, déchiré, car ses ennemis l’ont reconnu sous la forme nouvelle et l’ont harcelé jusqu’à l’heure du réveil ; alors ils lui reprochent d’avoir, sous l’apparence d’un loup massacré et dévoré leurs enfants[9]… Ses songes lui font déjà habiter l’enfer des hommes, prodrome d’un autre enfer. (Voir le chapitre Ier de la IIe partie, Le Sabbat.)

Refoulé hors de l'humanité et n’ayant su devenir le Surhumain, il se résout à son rôle de « Soushumain ». Il s’assied au rang des bêtes, qu’il aime et qui le comprennent ; que de fois le sifflement de ses dents rêveuses groupa autour de sa marche l’inoffensive horde de serpents, surgis de retraites imprévues. La légende populaire de la sorcière avec son chat, du sorcier avec ses reptiles n’est pas un racontar de commère ; elle symbolise le compagnonnage de la bête et de l’homme résigné à la bestialité. Une part de l’âme du sorcier descendait en l’humble et fraternel camarade ; tuer l’un revenait parfois à exterminer l’autre, en tout cas à l’atteindre sûrement. Les Indiens de la province de Saint-Domingo concluaient des alliances avec les alligators des rivières et les créatures rampantes des forêts. Les anciens Égyptiens avaient toujours resserré les liens de l’animalité et de l’humanité, puisqu’ils imposèrent même à leurs dieux des formes bestiales. Le sorcier a résorbé en lui la poussière des vieux cultes ; aussi il remonte au delà des temps, s’inféode au chaos primaire des espèces.


Il existait, ces dernières années à Tullins près de Grenoble un spécimen caractéristique du moderne sorcier. Une bicoque, édifiée sur les ruines de l’arsenal des Dauphins abritait « le prophète Chavat » ; car la population lui décernait ce sobriquet. « Mon nom, expliquait-il, me vient d’une famille illustre et lointaine qui s’est écroulée ; « Chavat » veut dire en le patois du pays « tombé là-bas ». — C’était du front à la ceinture un étrange personnage presque solennel, avec des cheveux tels qu’on les imagine au chef d’Isaïe, un visage calamiteux et robuste, et sur la poitrine le tatouage exhibé d’un crucifix. Mais de la ceinture aux pieds, il se terminait dérisoire eu jambes tortes, exécrable nabot. Son vêtement, qu’il ne quitta pendant des dizaines d’années, était fait d’étoffe paysanne et inusable, sans couleur, gondolée et raidie à l’empreinte de son corps. La rumeur des servantes lui attribuait la mort de sa femme et de son fils trouvé étranglé dans le torrent. Mais il ne fut inquiété jamais. Il se plaisait à cette attitude de moine laïque, s’assimilait à ce Melchissedeck indécis et formidable, traversant l’époque patriarchale, sans père, sans more, sans épouse, sans fils. S’il tua les siens, ce ne fut à vrai dire que pour aggraver l’ombre autour de sa personne, pour se magnifier de mystère. Ainsi, il s’aimantait de plus d’ascendant sur la région qui allait en pèlerinage le consulter. Par malheur la libre pensée infecta Tullins, on railla l’oracle, on manqua laisser mourir de faim le prophète. Ses sermons confus, ses prédictions apocalyptiques induites d’événements saugrenus et parfois scatologiques ne furent plus récompensés de l’indispensable victuaille. Alors Chavat raccommoda des plats pour une assiette de soupe. Le peintre Blache, dont je tiens ces détails, a fixé la physionomie insolite de ce mendiant, écouté des humbles, conspué par les bourgeois. Il me raconta que jamais Chavat ne manquait la messe du dimanche. Il est vrai que, pareil à l’ancien sorcier, ce n’était pas un pratiquant[10] ; il ne se confessa à personne, nul ne le vit communier ; mais il aimait rendre un étrange hommage à l’Église. Ses sabots claquaient en ironiques gifles d’une main de bois sur les dalles ; il traversait tous les rangs distraits des fidèles et s’installait non sans une humble arrogance à la table de communion ; malicieux se plaisait-il à une comédie hypocrite ? Au fond, il ne cherchait peut-être, à l’instar de certains adeptes dévoyés, qu’à résorber l’attention des badauds.

Quel sentiment il avait du décorum dans l’ignoble ! un beau jour, il brûla le plancher du premier étage en sa masure, prétendant qu’il fallait vivre sur la terre, immédiatement : « Celui qui est abaissé sera seul élevé, » répétait-il. Son rez-de-chaussée volontaire lui faisait-il espérer l’exaltation des suprêmes étages du ciel ? Il avait fini par coucher dans une caisse en forme de cercueil, à même la boue et les ordures. Ce qui ne l’empêchait pas de se croire un « type » exceptionnel. « Mille visages ; mille indifférents, s’écriait-il encore ; moi j’ai le visage de Chavat ! » On le trouva mort un soir dans son lit de bête, et on l’enterra avec ses guenilles, avec ses instruments, comme un fauve dans sa fourrure, comme un guerrier celtique à côté de ses armes.


  1. Il n’y a pas une chose au monde, pas un brin d herbe sur qui un esprit ne règne. » (Salkat Chadash.)
  2. Voir la 2e partie presque en entier consacrée aux maléfices du sorcier.
  3. En Bretagne et en Provence surtout.
  4. Le mendiant « qui sait voir » — type dangereux, nomade essentiellement satanique, car Satan c’est la misère avant que d’être la révolte — est redouté dans les campagnes lointaines. Vieux rôdeur hâve, de porte en porte claudicant sur ses trois pieds, dont un noueux bâton. En retour de l’aumône, le sou simple ou double, la miche de pain dur, la bolée de cidre, les restes d’une compacte soupe dont le chien de garde n’a sans doute pas voulu, suppliée et arrachée par cette voix où l’on pressent la colère sous l’humiliation, il livre quelques bribes du mystère, renseigne sur l’inconnu. Sorcier, non pas, — mais somnambule. (Il en rôde près de la chapelle espagnole de l’avenue Friedland, au coin de la rue Lamennais.)
  5. Voir dans le journal de Folklore, la Mélusine, l’étude de M. Tuchman sur la fascination. Elle est extraordinaire de patiente science documentaire.
  6. « Rébellion, dit Samuel, est comme le péché des devins. »
  7. La sorcière possède au même titre que le sorcier le don de fasciner ; mais elle « charme » surtout par le rythme, l’intonation, les grâces rauques ou languissantes des incantations. (Voir le chapitre iii de la IIe partie. L’Envoûtement d’amour.)
  8. Ce fait est fréquent à Belvédère (Corse) où le poète M. Lorenzi di Bradi en a pu constater la véracité ; cette ronde fantomale est appelée par les paysans la « squadra di roda »
  9. Lire dans la Démonomanie de Bodin, le chapitre des Loups-garous, confirmé par les récits modernes des Corses et des Bretons.
  10. En Bretagne, les sorciers modernes racontent que, s’ils vont à la messe, ils perdent leur pouvoir.