Le Rival de Sherlock Holmes (Fleischmann)/07

Albin Michel (p. 67-76).


CHAPITRE VII

Il convient de faire ses visites importantes de grand matin.



— Le cab nous attend à la porte, me dit Hopkins en entrant dans ma chambre à coucher le lendemain.

— En ce cas, je vous demande cinq minutes et je suis à vous, William, dis-je en sautant de mon lit.

Hopkins s’était assis.

— Belle journée, dit-il.

Je regardai le ciel gris, maussade, terne, qui traînait au-dessus de New-York ses nuages de cendre grise, de suie opaque.

— Plaisantez-vous, Hopkins ? Il pleuvra s’il ne pleut déjà. Que parlez-vous d’une belle journée ?

— J’entends belle journée pour nos affaires, répondit le rival modeste de l’illustre ami du docteur Watson.

— Alors, Hopkins, vous avez réussi ?

Mon ami tira sa montre, et négligeant de répondre à ma question, dit :

— Encore trois minutes, Sanfield.

Je compris qu’il n’en voulait pas dire davantage en ce moment et, habitué depuis longtemps aux fantaisies de Hopkins je me gardai bien d’insister.

Un quart d’heure plus tard le cab stoppait devant le perron monumental de l’hôtel Mortimer à Kensington-Park.

Le roi des transatlantiques parti, comme chaque jour, en promenade matinale, n’allait pas tarder à rentrer. Dans le vestibule nous attendîmes et bientôt un pas rapide et saccadé nous tira du silence où nous étions plongés.

C’était M. Mortimer qui arrivait.

À la main il tenait une boîte semblable à celle que nous avions vu la veille sur la table de la salle du Conseil du Standard Trust et que le mystérieux homme à la barbe rousse avait apporté.

— M. Hopkins, je suis heureux de vous voir ! s’écria le milliardaire en nous apercevant. Voici un nouvel envoi qui vient de me parvenir.

— La plaisanterie continue, sourit mon ami.

— Veuillez passer dans mon cabinet, dit M. Mortimer en nous précédant dans ses salons dont le luxe était bien fait pour éblouir même les yeux les plus habitués aux magnificences de l’art et de la richesse.

Au bout d’une longue galerie ornée de marbres et de bronzes éclairées de verrières prenant jour sur un admirable jardin, s’ouvrait le cabinet de travail du roi des transatlantiques.

Il entra, jeta son chapeau et son manteau sur un siège et nous fit un signe rapide pour nous inviter à prendre place.

— J’ai de mon côté cherché, dit-il, hier toute la journée j’ai tenté de retrouver la trace de l’étrange porteur de bombes, mais j’ai perdu ma journée. Tout a été vain et ce matin encore une nouvelle bombe a été apportée.

Pendant ce rapide discours prononcé d’une voix assurée, l’attitude de William Hopkins n’avait pas manqué de me surprendre. Insensiblement il s’était approché du siège où reposaient le manteau et le chapeau du milliardaire. Par un mouvement qui, au premier coup d’œil, semblait maladroit et involontaire, mais qui en réalité était habilement calculé, Hopkins avait fait choir le chapeau sur le magnifique tapis du cabinet de travail. Le couvre-chef roula pendant quelques mètres et s’arrêta contre un des angles du bureau. Avec empressement mon ami se précipita pour le ramasser. L’ayant tenu en main quelques instants il le retourna et considéra avec attention le rebord intérieur et, de l’ongle détacha quelque chose qu’à la distance où j’étais assis, je ne pouvais distinguer. Ceci fait, il mit le chapeau en place et du ton le plus naturel du monde demanda au milliardaire :

— Ne trouvez-vous pas, M. Mortimer, que les perruques sont bien mal faites aujourd’hui ?

Le roi des transatlantiques eut un soubresaut, sa voix s’étranglait dans sa gorge :

— Que voulez-vous dire ?

— Que je regrette beaucoup, gentlemen, de n’avoir pas été chez moi hier, à midi, lors de votre visite !

Vous êtes fou, M. Hopkins !

— Aucunement, gentlemen, je sais ce que je dis.

À ces mots le roi des transatlantiques sembla fouiller dans sa poche du geste familier de l’homme qui empoigne la crosse de son revolver. Ce mouvement n’échappa pas à William Hopkins qui dit, tranquillement :

— Quand vous m’aurez tué il ne me faudra que six pieds de terre. Mais cela n’arrangera pas les affaires. Causons, M. Mortimer.

Avec accablement, se voyant pris, le milliardaire se laissa tomber dans un fauteuil, et sa voix éteinte, comme un râle d’agonie, murmura :

— Je suis entre vos mains. Tout est perdu…

— Fors l’honneur ! acheva Hopkins. Tout peut encore s’arranger, M. Mortimer.

— J’avoue, dit le roi des transatlantiques. Je suis l’homme à la barbe rousse.

— Je le savais, dit simplement Hopkins.

Un regard de stupeur fut la réponse de M. Mortimer.

— Oui, continua le rival de Sherlock Holmès, j’avais tout deviné dès le premier soir. Je veux vous épargner l’aveu d’une confession, car c’est une chose toujours pénible. Et, étant homme, comprenant les faiblesses humaines, je ne veux pas frapper un homme de qualité… et d’une valeur comme la vôtre. Je vais donc vous dire ce qui s’est passé. Si je me trompe veuillez me le dire.

S’étant croisé les jambes, les mains jointes, d’une voix calme, William Hopkins continua en ces termes :

— Vous avez été trappeur dans l’Arkansas, M. Mortimer…

— À ces mots le milliardaire bondit :

— Nul ne le sait, hormis moi, s’écria-t-il. Qui donc vous l’a dit, M. Hopkins ?

— Les nœuds de la corde qui emprisonnait mon groom. Ces nœuds ne pouvaient être faits que par un trappeur et un trappeur de l’Arkansas, car vous n’ignorez pas que chaque agglomération de trappeurs a des habitudes et que ces habitudes varient par province. Je poursuis donc. Quand j’ai dit, lors de la réunion des membres du Standard Trust, que je ne savais pas lire, le soir, je voulais observer le visage de chacun des membres pendant la lecture que faisait mon ami l’ingénieur Sanfield de la lettre de menaces. Seul le vôtre à cette lecture n’a pas tressailli. C’est donc que vous étiez ou plus fort que vos collègues, ou prévenu et parfaitement au courant de la valeur et de l’importance de ces lettres. En tous cas c’était un indice. Ce soir là j’ai appris que vous seul aviez combattu l’achat des mines et que vous aviez déprécié leur valeur. Dans quel but ? Je l’ignore, mais je compte que vous me l’apprendrez quand j’aurai terminé. Ce même soir j’ai dit qu’une faute avait été commise par l’auteur de ces lettres. Je vous ai vu frappé de cette remarque. Quand j’ai parlé d’emporter ces lettres, vous seul vous vous êtes écrié : « Est-ce bien utile ? » C’est donc que vous saviez les lettres maladroites, dangereuses dans ma main. Le lendemain vous avez compris le danger, c’est pourquoi me sachant absent de chez moi vous avez tenté de reprendre les lettres.

— C’est vrai, confessa le milliardaire, j’ai fait cela, moi.

— Je le sais, continua imperturbablement Hopkins. Pour cela vous avez repris le déguisement de la barbe rousse adopté le matin pour apporter la bombe chez votre portier. Cette bombe avait pour unique but de terroriser les membres du Standard Trust en leur montrant que les auteurs des lettres étaient capables de pousser leurs menaces jusqu’à l’exécution. Vous comptiez qu’ils céderaient après cela et renonceraient au trust des mines. Quand j’ai interrogé le portier vous êtes tombé dans le piège que je vous tendais, oh ! bien innocemment. Lors du premier déguisement vous aviez oublié la perruque rousse, complément indispensable de la barbe. Ce détail des cheveux gris — et les vôtres le sont, M. Mortimer ! — avait frappé le portier. D’autres pouvaient le remarquer. Aussi êtes vous venu à Black-Road avec une perruque rousse. Je n’ai pas besoin d’apprendre de votre bouche la confirmation de ce même détail. Tenez, là, à l’instant, j’ai retrouvé, collé au cuir intérieur du chapeau, quelques cheveux roux. Donc vous aviez la perruque. N’ayant pas trouvé les lettres chez moi, vous avez voulu précipiter les choses, frapper un grand coup de terreur. J’ai failli attendre pour savoir si vous oseriez aller jusqu’au bout de ce que promettaient les lettres, quoique au fond de moi-même je doutais de leur sincérité. C’est alors que moi aussi j’ai précipité les choses, je vous ai enlevé la ressource du temps, car le temps et moi tenions la partie dans nos mains. De là la nouvelle bombe de ce matin. Je sais qu’elle est inoffensive. Elle a coïncidé avec la découverte d’une chose très intéressante, à savoir que les lettres à la machine à écrire avaient été faites sur une des machines de vos bureaux. Le groom que vous avez failli suffoquer hier s’en est rendu compte le soir même. Par quel moyen ? C’est mon affaire. Vous voyez M. Mortimer que rien ne fut plus simple.

— Il ne me reste plus qu’à me tuer !… soupira tragiquement le milliardaire.

— Quel grand artiste va mourir ! sourit malicieusement Hopkins. Non, cher M. Mortimer, vous ne vous tuerez pas. Vous allez simplement nous dire pourquoi vous désiriez empêcher l’achat des mines du Kentucky, de la Californie, du nouveau Mexique, du Colorado, de la Caroline, du Montana et du Dakota, par le Standard Trust. Après cela nous aviserons au moyen de réduire cette affaire à sa plus simple expression.

— Vos paroles me rendent confiance, M. Hopkins, dit le milliardaire, et, puisque vous avez su si habilement découvrir la chose, je n’hésite pas à vous dire franchement mon but. Mes deux milliards constituent une infériorité à l’égard des autres membres du Trust possesseurs de fortunes plus élevées. Je cherchais mille moyens de les augmenter, mais on n’est plus heureux à notre âge.

Sur ces entrefaites se présenta l’affaire des mines. Je compris aussitôt de quelle importance elle était et quelle source d’énormes bénéfices pouvait en découler pour l’acquéreur. Je m’ingéniai à découvrir le moyen propre à en empêcher l’achat par le Standard Trust. Je m’opposai de toutes mes forces à la réalisation de l’affaire. Mes collègues passèrent outre et décidèrent l’acquisition des mines. Alors je recourus au moyen des lettres anonymes, persuadé que la peur ferait ce que seul je n’avais pu accomplir et me permettrait de prendre pour moi ce que le Standard Trust voulait pour lui. Voilà l’exacte vérité.

— Le plan était habile, dit Hopkins, et digne d’être appliqué en d’autres circonstances. Je le soupçonnais sans en être certain. Ce que vous me dites dissipe mes derniers doutes.

— Et maintenant, demanda M. Mortimer, que faire ? que vais-je devenir ?

— Donnez-moi votre parole d’honneur de renoncer à vos projets, dit mon ami.

— Je vous la donne.

— Solennellement ?

— Solennellement.

— Bien. Je préviendrai M. Sam Harrisson que je serai ce soir à la disposition du Comité directeur du Standard Trust pour rendre compte du résultat de ma mission. J’espère vous y rencontrer.

— Vous allez raconter que ?… s’exclama la gorge serrée, les mains tremblantes, pâle et inquiet, le roi des transatlantiques.

— Avez-vous confiance en moi ?

— Certes oui, mais…

— En ce cas veuillez avoir confiance jusqu’au bout. J’ai l’avantage de vous saluer, M. Mortimer.

Reconduits jusqu’à la porte par le milliardaire éperdu nous sortîmes du somptueux cabinet de travail où le rival de Sherlock Holmès venait de démasquer si habilement l’ancien trappeur de l’Arkansas devenu le roi des transatlantiques — à la veille d’être digne de la Cour d’Assises, tant il est toujours vrai que la Roche Tarpéienne est près du Capitole.