Le Rival de Sherlock Holmes (Fleischmann)/06

Albin Michel (p. 58-66).


CHAPITRE VI

Réapparition de l’homme roux avec une chevelure rousse,
non pour apporter mais pour emporter.



Ayant dîné du côté de Brooklyn dans un petit restaurant modeste, Hopkins et moi nous regagnâmes Black-Road vers les trois heures.

Un étrange spectacle nous attendait dans l’appartement du rival de Sherlock Holmès.

Pendant tout le trajet il m’avait été impossible de tirer une parole de mon ami. Son mutisme fut complet, inexorable, absolu.

— Y a-t-il donc quelque danger, Hopkins ? lui demandai-je enfin.

Il me regarda de son œil profond et net, qui vous fouillait l’âme et me dit laconiquement :

— Qui m’aime me suive !

— Je crains, Hopkins…

— Que ceux qui ont peur se mettent à couvert derrière moi !

— Je n’ai pas peur, Hopkins, vous le savez bien.

— Alors, marchons.

— C’est ainsi que nous atteignîmes Black-Road vers trois heures, je l’ai dit.

— Avez-vous à faire quelque chose chez vous ? me demanda William.

— Non, rien que je sache.

— Alors, venez fumer un cigare chez moi.

Au septième étage l’ascenseur stoppa.

Hopkins appuya sur le bouton électrique. Quelques minutes passèrent. Une nouvelle fois, il sonna. Le silence pesant régnait derrière la porte close.

— Il est étrange que le boy soit sorti à cette heure, observa à voix basse Hopkins, tandis qu’il tirait de sa poche une clef de forme bizarre nickelée. Il l’introduisit dans la serrure, appuya et la porte s’ouvrit. Nous entrâmes.

La porte du studio était au fond du couloir servant d’antichambre. Cette porte poussée, Hopkins jeta un cri et se précipita.

Le groom ligoté et bâillonné gisait au milieu du parquet.

— J’aurais dû m’en douter, dit Hopkins. On est venu pendant mon absence.

— Qui donc ? m’écriai-je.

— L’homme à la barbe rousse, dit le rival de Sherlock Holmès.

Il était penché sur le groom et ayant examiné les nœuds de la corde qui le retenait prisonnier, coupa les liens sans toutefois toucher à ces mêmes nœuds. Une éponge sèche était enfoncée dans la bouche du serviteur, lui permettant de respirer tout en étouffant sa voix. Quand ce bâillon lui fut enlevé, le groom jeta un cri où se mêlait à la fois la terreur de l’attaque et la reconnaissance de la délivrance.

— Ah ! mister Hopkins !

— Eh bien, mon garçon, qu’est-il donc arrivé ici ?

— L’homme… l’homme… bégaya le groom.

— Un homme à barbe rousse, n’est-ce pas, mon garçon ?

L’étonnement se lut dans les prunelles du groom :

— Mister Hopkins… vous… vous… le connaissez donc ?…

— Oui, mon garçon. Mais dites moi ce qui est arrivé ici.

Tout en parlant le regard d’Hopkins fouillait la pièce. Les papiers de la table de travail avaient été fouillés ; les tiroirs d’une commode basse gisaient sur le parquet avec leurs documents, leurs livres, leurs carnets dispersés. Tout était d’un désordre où se reconnaissait à vue d’œil la hâte du voleur.

Le groom raconta :

— Vers midi un homme est venu, un homme à barbe rousse qui disait connaître mister Hopkins. Il a dit qu’un rendez-vous était convenu et qu’on l’avait prié d’attendre. Je l’ai introduit ici sur sa demande. Brusquement son poing m’est tombé sur la nuque. J’ai été étourdi et je suis tombé. C’est tout ce que je sais…

— À merveille, dit Hopkins. C’est ce que je pensais. Savez-vous ce que l’homme à la barbe rousse venait chercher ici, Sanfield ?

— Puis-je le deviner, Hopkins ?

— Ceci, Sanfield ! Ce disant mon ami tirait de sa poche la liasse de lettres de menaces adressées aux membres du comité directeur du Standard Trust.

— Les lettres !

— C’est cela même. Il a compris que là était la faute, l’heureuse faute qui le ferait prendre. Il a voulu réparer sa bévue. C’est pourquoi il est venu. Il n’a rien trouvé. Il a laissé ici toute espérance de réparer utilement la faute, nous le tenons.

Et un sourire de triomphe illumina le visage du logicien qui dépassait en ce moment de cent coudées les plus belles imaginations de son heureux et illustre rival, Sherlock Holmès.

Puis s’adressant brusquement au groom :

— N’est-ce pas, mon garçon, que l’homme avait la chevelure rousse ?

— Oui, mister.

— C’est cela, dit Hopkins.

Et il se frotta les mains.

— Je vous prie de remarquer, Sanfield, que le gaillard est habile et qu’il fait des progrès. Mais, une fois encore, ce progrès est ma faute, je vous le dis véritablement. Mais nous allons lui porter un coup de Jarnac dont il ne se relèvera pas. Notez encore ceci, Sanfield, ce matin à huit heures en venant chez M. Mortimer, l’homme à la barbe rousse n’avait pas de perruque ; en revenant à midi, ici, chez moi, il portait une perruque. Ne trouvez-vous pas cela particulièrement étrange ?

Puis se tournant brusquement vers le groom il lui demanda :

— Mon garçon, savez-vous écrire à la machine ?

— Oui, mister, j’ai suivi le cours à l’école de Long-Island.

— Bien. Il s’agit aujourd’hui de faire honneur aux professeurs de Long-Island. Venez. Je vous demande un instant, Sanfield ; voici des cigares et du whisky. Je suis à vous.

Avec le groom, Hopkins disparut dans la pièce voisine. J’allumai un cigare et me versai un verre de whisky en attendant leur retour. J’en étais à ma dernière bouffée et à ma dernière gorgée, quand je vis entrer Hopkins et un personnage qui m’était totalement inconnu.

C’était un individu aux tempes blanchies, un peu courbé, à la lèvre pendante, vêtu d’une redingote luisante mais propre, cravaté de blanc et le nez chevauché de lunettes d’or derrière les verres un peu troubles desquels pétillait un regard aigu et vif.

Je me levai pour saluer le nouvel arrivant.

— Vous ne reconnaissez pas, monsieur ? me demanda Hopkins.

— Je ne me souviens aucunement de son visage.

— Monsieur est le dactylographe des bureaux Mortimer.

— Ah ! à merveille. Je vous salue, monsieur.

William Hopkins éclata de rire.

— À merveille, Sanfield ! Je vois que j’ai réussi.

— Réussi ?… comment ?…

— C’est le groom !

Je m’écroulai dans le fauteuil. C’était donc le groom que cet individu aux lunettes d’or !

— N’est-ce pas que l’élève me fait honneur ? questionna William Hopkins.

— C’est extraordinaire murmurai-je. Qui ne s’y tromperait ?

— Voici la dernière carte que je joue, dit Hopkins. Pour gagner la partie tout m’est bon et je prends mon bien où je le trouve. Si ce que je présume est exact nous tiendrons demain l’homme à la barbe rousse. Je serai de retour dans une heure, Sanfield. Puisez dans ma boîte aux havanes et usez du whisky. Au revoir.

Suivi du groom si habilement grimé il s’en alla.

Je pris un nouveau cigare (ils étaient d’une saveur véritablement remarquable) et je humai avec plaisir ce whisky de grande marque.

William Hopkins fut exact. Une heure après il poussait la porte de l’appartement de Black-Road.

— C’est fait, Sanfield, dit-il en entrant. Tout marche à souhait. Voilà le groom dans la place.

Et il me raconta sa démarche.

Il s’était rendu chez Sam Harrisson sous le prétexte de recueillir de nouveaux renseignements nécessaires à son enquête. Au cours de la conversation il l’avait prié de placer un sien ami, habile dactylographe tombé dans la gêne, dans un des bureaux du trust, chez M. Mortimer, par exemple. Sam Harrisson n’avait fait aucune difficulté. Un coup de téléphone de lui au chef du personnel du département des transatlantiques avait fait admettre aussitôt le dactylographe. Hopkins avait remercié et était parti.

— Maintenant, dit-il, il ne nous reste plus qu’à attendre le retour du groom. Je pense que ce garçon aura suivi mes instructions. Prenez un cigare, Sanfield.

La conversation de Hopkins fut pendant ces heures d’attente véritablement charmante. Il me montra sa garde-robe riche d’une centaine de déguisements les plus variés. Il en tirait quelque orgueil.

— Voilà mes bijoux, dit-il plaisamment en désignant les défroques les plus hétéroclites où le manteau de cuir du cocher voisinait avec la blouse courte et le foulard du commissionnaire, la redingote du clergyman avec le pantalon de cuir du cowboy, la tunique à boutons de métal du policeman avec la veste ronde de l’ouvrier coltineur des ports.

En refermant les portes des armoires Hopkins soupira d’un ton comique qui me fit rire :

— J’avais pourtant là quelque chose pour faire un acteur !

Vers huit heures le groom rentra.

— Réussi ? demanda péremptoirement le maître.

— Yes, répondit brièvement le serviteur.

Et il lui tendit une liasse de feuilles.

— Sanfield, dit Hopkins, il se fait tard et je ne puis vous retenir. Ma nuit sera laborieuse et il me faudra sans doute travailler jusqu’à l’aube. Bonne nuit, donc. Je viendrai vous réveiller de grand matin. J’ai la clef du mystère. C’est fini, tirez le rideau, la farce est jouée. À demain.

Nous nous serrâmes la main, et, avec son groom, Hopkins s’enferma dans le studio.

Il préparait le dénouement de la comédie.