Le Procès de M. Libri
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 14 (p. 1221-1222).
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Nous n’avons rien dit encore à nos lecteurs du procès qui nous a été intenté pour la Lettre de M. P. Mérimée sur le procès de M. Libri, insérée dans notre livraison du 15 avril. Quand un homme dans la situation littéraire de M. Mérimée, quand un membre de l’Académie française prenait la parole dans une affaire où se trouve si gravement intéressé un de nos anciens collaborateurs, nous avons cru qu’il n’y avait nul péril pour nous à ouvrir la Revue à cette discussion. Devions-nous supposer qu’on pût attribuer à un homme si étranger par les habitudes de sa vie à toute polémique blessante la pensée d’un outrage à la magistrature ? Ceux qui connaissent les habitudes de la Revue ne pouvaient non plus nous prêter, nous aimions à le croire, une pareille pensée. Dès qu’il sut qu’on lui attribuait une telle intention, l’auteur n’avait même pas hésité à protester par une lettre rendue publique, Quoi qu’il en soit, la justice a prononcé, et le 26 mai le tribunal a condamné l’auteur et la Revue. Il ne nous reste qu’à nous soumettre et à publier le jugement qui nous concerne.

« Attendu que de Mars, gérant de la Revue des Deux Mondes, a publié dans le numéro de ce journal du 15 avril 1852 un article dont Mérimée se reconnaît l’auteur, intitulé Procès de M. Libri, commençant par ces mots : « Vous me priez de dire, » et finissant par ceux-ci : « A Troyes plutôt qu’ailleurs ; »

« Attendu que dans cet article, notamment dans les passages énoncés dans l’ordonnance de la chambre du conseil, Mérimée, en précisant certains faits qu’il déclare être à sa connaissance personnelle, signale les magistrats qui ont pris part à l’instruction de l’affaire Libri comme n’ayant apporté dans l’exercice de leurs fonctions que de l’ignorance, de la légèreté et de l’étourderie ;

« Attendu que l’instruction nouvelle à laquelle il a été procédé a démontré l’inexactitude des faits par lui allégués, soit en ce qui concerne les prétendues irrégularités commises par les magistrats, soit en ce qui concerne les prétendues erreurs de l’acte d’accusation, qu’il qualifie d’œuvre d’imagination rédigée d’après les mêmes principes qu’un roman ou un mélodrame, où l’art, et non la vérité, est la principale affaire ;

« Attendu que si les actes du magistrat comme ceux de tout autre fonctionnaire public appartiennent à la critique, c’est à la condition que cette critique s’exercera avec mesure et convenance ;

« Attendu que tel n’est pas le caractère de la critique à laquelle Mérimée s’est livré ; que l’article incriminé ne saurait donc être considéré comme ne constituant qu’une simple appréciation critique d’actes et de documens émanés de la justice ; qu’examiné dans ses termes, dans sa forme et dans son esprit, il présente évidemment, notamment dans les passages sus-énoncés, tous les élémens constitutifs du délit d’outrage public envers des fonctionnaires de l’ordre judiciaire à raison de leurs fonctions ;

« Attendu que l’article rectificatif que Mérimée a fait paraître dans le numéro de la Revue des Deux Mondes du 1er de ce mois, et les explications qu’il a présentées depuis devant le juge d’instruction, et qu’il a renouvelées et complétées à l’audience, ne peuvent qu’atténuer et non faire disparaître le délit qui lui est reproché ;

« Attendu que de Mars, comme gérant, est légalement responsable des articles qu’il publie ; que d’ailleurs il reconnaît lui-même qu’il a pris connaissance dudit article avant la publication, et qu’il en a même corrigé les épreuves ; que les outrages que cet article renferme n’ont pu lui échapper ; qu’il doit dès-lors subir les conséquences de la publicité qu’il a consenti à lui donner ;

« Attendu que de tout ce qui précède il résulte que de Mars, gérant de la Revue des Deux Mondes, en publiant l’article dont il s’agit, a commis le délit prévu et puni par l’art. 6 de la loi du 25 mars 1822,59 et 60 du Code pénal ; vu également l’art. 463 du Code pénal en ce qui concerne de Mars ;

Condamne Mérimée à quinze jours d’emprisonnement et à 1,000 francs d’amende ;

« Condamne de Mars à 200 francs d’amende ;

« Ordonne que le présent jugement sera inséré dans la Revue des Deux Mondes dans le délai et dans les formes prescrits par l’art. 14 du 9 juin 1819 ; « Fixe, en ce qui concerne Mérimée, la durée de la contrainte par corps à une année,

« Et les condamne tous deux solidairement aux dépens. »

Maintenant que nous avons rempli l’obligation que nous a imposée la justice, elle nous permettra d’ajouter, après comme avant le jugement, que nous avons toujours professé le plus grand respect pour la magistrature française, et que jamais nous n’avons eu l’intention de l’offenser. Nous serions désolés qu’on nous pût croire capables de commettre le moindre outrage envers les personnes, à plus forte raison envers les corps constitués.V. de MARS.



V. de Mars.