et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 72-73).

XIV

LES DEUX FRÈRES

Fédor ne songea pas à se coucher. Il alla vers la fenêtre et l’ouvrit.

L’air des débuts de printemps était vif. Un frisson passa sur cet homme en habit ce fête, car depuis le matin il n’avait pas eu le temps de changer de costume.

Il regarda les étoiles. Est-ce que la sienne allait pâlir ?

Il vit en face de lui, presque au zénith, un peu à l’ouest, le splendide Arcturus, aux rayons orangés.

— Minuit, pensa-t-il ; voici plus bas Procyon et tout au nord Capella… Pour partir au jour, je dois mettre en ordre mes affaires. Avant, il me faut prendre avec Boris une détermination concernant Roma. Le jour n’est pas éloigné où elle retrouvera la mémoire si un choc se produit. Le voile qui l’enveloppe est comme cette nuit que trouent les étoiles ; elles percent peu à peu l’obscurité. Georges l’a aidée, l’aiderait si… je n’y mettais bon ordre. Allons trouver mon frère.

Boris, pas plus que Fédor, n’avait eu l’idée de se mettre au lit. Il était assis devant sa table de travail.

Ni électricité, ni bougie, ni lampe n’éclairaient sa chambre où pourtant régnait une clarté intense, jaune, irisée de bleu.

Boris était si absorbé qu’il n’entendit pas le bruit sourd des pas de son frère.

Fédor mit la main sur l’épaule du chimiste.

— Que fais-tu là ?

— Toi ! J’ai craint une surprise. Je préparais une chose pour ton voyage.

— Une lumière ?

— Non, une force. Ce qui illumine la chambre est simplement ce bloc de super-radium ; mais je n’ose me servir longtemps de cette clarté. J’ai renoncé, te l’ai-je dit, à éclairer ainsi le palais de tante Hilda.

— Pourquoi ?

— Cette lumière désagrège ; elle est dangereuse. De même que la lueur lunaire effrite les tuffaux, cette illumination à la longue détruit les chairs vives. Je l’ai découverte d’une manière fort triste, aux dépens de mon pauvre Galitza, tu sais, mon beau lévrier, qui ne quittait guère mon cabinet de travail.

— Eh bien ?

— Il a été si profondément atteint que j’ai dû le sacrifier. Il tombait en lambeaux. Mais c’est d’autres choses qu’il s’agit. Je te prépare une caissette très petite, dissimulable dans une poche. Je la garnis de cuir imprégné d’essence de syrallis, ce qui empêche l’expansion de l’Extansum. J’y dépose un restangle plat d’Extansum, qui ne bougera pas tant qu’il sera hors du contact de l’air.

— Pourquoi veux-tu que j’emporte cela ?

— C’est bien simple : tu cours au devant d’un danger, tu peux être arrêté, emprisonné, enchaîné même, jeté au fond d’un cachot.

— Alexis n’oserait pas…

— Alexis ose tout ! Eh bien ! mon Extansum, c’est la liberté !

— Explique.

— Comprends-moi : tu places cette feuille mince entre les interstices d’une porte, d’une fenêtre, ou de barres de fer ou de pierres, bref, de n’importe quoi… Au contact de l’air, l’Extansum se distend de telle manière que nulle force ne peut résister. Et cela sans détonation, sans bruit, sans qu’il soit possible de l’arrêter,

— Je comprends ton but.

— Il est limpide. L’Extansum met environ une heure à se doubler de volume. Le début est le plus long. Il se décuple en deux heures.

— Et pour le reprendre et le réduire ?

— Chez moi, je le plonge dans l’air liquide, et sa rétractation est instantanée ; mais en le changeant brusquement de température — eau bouillante ou eau glacée — on obtient un résultat certain, quoique plus lent.

— Tu sais prévoir et sauver, Boris.

— Cette boite plate peut être cachée même dans une bottine, dans le fond d’un chapeau, dans une ceinture. La feuille d’Extansum n’a pas besoin d’être grosse, il suffit qu’elle produise une lézarde, une fêlure.

— Grâce à elle, je pourrais peut-être délivrer quelques-uns de mes compagnons emprisonnés.

— Sois prudent, occupe-toi d’abord de tes intérêts. Songe à quel point, nous trois qui restions, tenons à toi.

— De même, mon ami, lorsque tu te battras avec Georges, songe à ta sécurité. Comme tous les officiers de l’armée impériale, il doit être très fort en escrime.

— Moi aussi.

— Je crois qu’il ne se défendra pas.

— J’espère que si. Je veux me battre, non assassiner. Pourquoi ne se défendrait-il pas ?

— Parce qu’il est découragé, plus encore que coupable.

— Il a au cœur un autre amour que celui de notre sœur. J’ai bien remarqué à quel point il aimait Roma.

— Ah ! oui, il l’aime… et ceci constitue encore un autre péril. Il a des présomptions, il cherche à débrouiller le mystère qui entoure la femme d’Alexis…

— L’impératrice !

— Il essaie de deviner et il finirait par y parvenir si tu n’y mets ordre en le rayant du monde… Quant à Roma, nous venons d’avoir ensemble une explication presque décisive. Elle veut nous quitter.

— Mais c’est impossible !

— Je le trouve. Elle veut nous quitter pour aller vivre à Arétow. Cette ville l’attire…

— Pauvre enfant !

— Oui, pauvre enfant ! Mais nous ne pouvons encore lui révéler le passé. L’heure n’est pas venue de la rendre au conquérant abhorré de notre malheureuse patrie…

— Non. Il faut conserver cet otage précieux pour le moment où nous serions en péril.

— Nous… ou l’Étoile-Noire.

— Que faire, alors ?

— Je viens t’en parler. Je ne veux user d’aucune violence vis-à-vis de Roma.

— As-tu essayé de la persuasion ?

— J’ai perdu mon temps. Je pense à diriger Roma sur les colonies de Michel.

— Elle ne s’acclimaterait pas.

— Très bien, au contraire. Le pays est planté d’eucalyptus, drainé, irrigué, ensemencé… il est devenu sain, à présent.

— J’aimerais mieux voir Roma aux Îles.

— Elle m’a déclaré ne pas vouloir y aller.

— Elle n’entendra pas davantage partir pour l’Angola.

— Nous avons des moyens qui savent briser les volontés les plus opiniâtres.

— L’hypnotisme ?

— Oui.

— Tu en as beaucoup usé avec elle, déjà…

— Plus que je n’aurais voulu, car je n’aime pas cette pression sur une âme ; mais j’y ai été forcé. Hier encore, j’ai vu le moment, à table, où Paul Karakine et Georges Iraschko, qui ont connu l’impératrice Yvana, allaient faire un esclandre.

— J’ai tout compris. Mais, si tu agis de même, autant envoyer notre pupille aux Îles.

— Non, à cause de Mariska.

— C’est vrai, Mariska souffrirait de voir Roma souffrir. Elle nous mettrait des entraves, elle voudrait faire cesser notre action. D’ailleurs, écoute, ce ne sera qu’un séjour momentané en Afrique. Quelques mois peut-être… Je pressens que nous aurons besoin de sa personne pour calmer Alexis, qui me paraît résolu à se venger sévèrement de l’Étoile-Noire…

— C’est probable.

— Avec Roma, c’est nous qui poserons nos conditions à l’autocrate. Donc, pour l’empêcher de nous échapper auparavant, envoyons-la à Michel.

— Tu as raison.

— Avec sa nature de rêve, Roma aimera les grandes visions lumineuses de l’équateur, la végétation splendide, les animaux sauvages, les promenades à travers les forêts inconnues…

— Tu veux prendre le premier train demain matin ?

— Aujourd’hui, il est deux heures.

— Ce sera donc à moi qu’incombera le soin du départ de mes deux compagnes. Mariska a une hâte fiévreuse de quitter Paris.

— Je laisse ici mon valet de chambre. Je ne veux emmener personne pour l’expédition que je prépare ; les gens nous rejoindront après avoir mis de l’ordre dans l’hôtel que les concierges garderont.

— Il est hors de doute que Mme de Riffemont veuille accompagner sa bienveillante amie, à laquelle elle rend de précieux services.

— Un de nos bateaux est mouillé au Havre… Tu y dirigeras la petite colonie.

— Mais Roma ? Je suis inquiet de ce qu’elle pense. Je voudrais que tu agisses auprès d’elle.

— C’est extrêmement simple… Elle dort, maintenant. Je vais entrer doucement chez elle, transformer la nature de son sommeil en hypnose et lui suggérer qu’elle devra s’embarquer sur le Stentor au Havre avec toi et les nôtres.

— Ensuite ?

— Le Stentor fera escale à l’archipel Siamos, y déposera toi et Mariska, plus les serviteurs, et filera avec Roma, sa dame de compagnie et leurs gens jusqu’à la baie des Tigres.

— Je suis effrayé de ce voyage pour Roma.

— Ne crains donc rien. Elle emporte son rêve… elle sera suivie de sa fidèle Magda, sa suivante dévouée, de son chien Fram. Michel deviendra vite pour elle un ami.

— Il est si intelligent et si bon !

— Veux-tu te reposer quelques heures ? Essaie… Je vais, de mon côté, achever l’œuvre commencée. Ne te dérange pas au jour pour me dire adieu.

— Voici l’Extansum, Fédor. Ne l’oublie pas. N’ouvre pas la boîte sans nécessité absolue. Au revoir, frère… Puissions-nous nous retrouver dans de meilleures circonstances !

— À part notre enfance, nous n’avons jamais été heureux, Boris.

— Et nous ne saurions plus l’être, Fédor, répondit tristement le cadet des Romalewsky.

Ils s’embrassèrent longuement, des larmes aux yeux.

Fédor, anxieux, mais résolu, entra à pas de souris dans la chambre de sa pupille et resta stupéfait en se trouvant en pleine lumière.

Roma, assise devant son secrétaire, ne bougea pas, cependant.

Elle avait la tête appuyée sur ses mains et les coudes sur la tablette.

Une minute anxieuse s’écoula…

Le prince fit un pas, puis deux et finalement se trouva exactement derrière le fauteuil de la jeune femme.

Il vit alors que cette contemplation s’adressait à deux photographies, toujours les mêmes : l’empereur Alexis, le petit prince Rorick.

Au lieu d’être attentif, le Kouranien vindicatif eut un mouvement de colère. Ce geste, non calculé, effleura les cheveux de Roma.

Elle eut un sursaut, se retourna.

— Vous ?

— Pardon, j’étais inquiet en voyant si tard de la lumière chez vous

— Sortez !

— Tout à l’heure. À quoi sert de veiller ainsi ? Vos nerfs ont tant besoin de repos !

Elle répéta :

— Sortez ! Dois-je avoir la précaution de fermer ma porte à clef quand vous logez près de moi ? Quelle nouvelle lâcheté méditez-vous ?

Elle s’était levée. L’irritation faisait flamboyer ses yeux. Son peignoir blanc, demi-ouvert dans le déshabillé nocturne, montrait la complexion admirable de son buste.

Une lutte intime s’acharna une minute dans la conscience de son persécuteur. Il eut honte, remords, pitié ; puis la rage vengeresse l’emporta dans cette âme ulcérée.

Il étendit la main, prit celle de la jeune femme, déjà chancelante sous son regard, la conduisit à un divan, l’obligea à s’y asseoir…

Et ses yeux de fauve, fixés ardemment sur les prunelles vagues de Roma, il acheva l’œuvre criminelle, ordonnant :

— Vous voudrez partir du Havre sur le Stentor, avec Boris, pour aller aux Îles, et, de là, en Afrique… Vous serez heureuse de ce voyage, je le veux !…

Ensuite, il souffla légèrement sur les paupières de sa victime et sortit prestement, afin qu’elle ne pût l’apercevoir à l’éveil.

Quand six heures du matin sonnèrent, Fédor Romalewsky entrait à la gare de l’Est, pour prendre l’Orient-Express.