et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 71-72).

XIII

UNE LUEUR DANS LA NUIT

Dans la soirée même de ce jour, Fédor, Boris et Mariska eurent un entretien avec leur avoué.

Les trois Romalewsky se concertèrent ensuite pour établir un plan de conduite :

— Je suis obligé de me rendre à Arétow, expliqua Fédor. Mes pauvres compagnons ont été arrêtés, ils seront jugés, déportés et, très probablement, les chefs exécutés.

— Mais tu vas au devant du danger ! intervint Mariska.

— Non. Je serai prudent. Et il n’y a aucune preuve contre moi… à moins que Georges ne me livre.

— Oh ! sois sans crainte, protesta la jeune femme.

— Je veux essayer sinon de les sauver, du moins, de les soutenir, de réunir en tous cas les débris de notre secte, d’encourager ceux qui surnagent et de relancer la propagande.

— Pourquoi ne pas abandonner ces choses, Fédor ? supplia Mariska… Tant de malheur est déjà sur nous !

— Je ne le puis. Je suis lié par serment. Dans toute l’Europe j’ai des correspondants, des alliés. Je ne veux pas, après un échec, lâcher la chaîne dont je suis un anneau…

— Cependant…

— Et d’ailleurs, le voudrais-je, que j’en serais empêché ; mes confrères me connaissent et comptent sur mon serment. Y renoncer, ce serait trahir, et trahir, chez nous, c’est la mort à brève échéance… Tu m’approuves, Boris ?

— Je t’ai approuvé, toujours, frère. Aujourd’hui, j’ai peur…

— Ce mot dans ta bouche…

— … Peur d’un malentendu de notre vie entière, peur d’avoir mal tracé le chemin où nous passons nos jours, peur d’avoir, ayant souffert, trop fait souffrir…

— Tu es affaibli par la douleur, mon ami… Je te pardonne de telles idées… Ce n’est pas à présent qu’un recul est permis. Nous achèverons, là tâche entreprise. Elle n’est plus bien longue, désormais. C’est toi qui jouera le dernier acte de la tragédie… Michel et moi avons accompli notre part. J’aurais voulu t’éviter le combat final, mais puisque notre ennemi te trouve seul digne de croiser le fer avec lui, va… Tu triompheras.

— Mon Dieu ! soupira Mariska, éplorée.

— Pour qui soupires-tu ma petite sœur ? dit Boris. Est-ce pour moi ou pour lui ?

— Je ne sais pas… Je ne voudrais plus de sang… Puisqu’il en faut encore, je ne puis que souhaiter ta vie, Boris ; d’abord, parce que je t’aime, ensuite, parce qu’entre Georges, et moi, il y aurait encore un crime de plus.

Les deux frères se turent. L’aîné, froissé jusqu’au fond de l’âme, en son orgueil et sa tendresse, sentait toute la douleur de Mariska. Il sentait son rêve, son amour détruits, sa peine d’appartenir à cette famille de vengeurs.

Mais la colère froide amassée en lui depuis tant d’années s’avivait encore.

Oh ! certes, Georges mourrait ! Si Boris était trahi par le sort, il prendrait sa place malgré l’insulte et achèverait la besogne.

Avant que les feuilles soient aux arbres, la sixième croix serait élevée dans l’enclos des morts de Narwald.

Boris songeait comme sa sœur.

Leurs deux pensées, sans se l’avouer, erraient aux entours de la même impossibilité.

Ce duel sans merci qui aurait lieu sur les tombes, là-bas, n’amènerait-il pas une suprême révélation ? Les morts ne parleraient-ils pas ?

Aucune voix ne pourrait-elle venir du ciel, où devaient planer leurs âmes, pour épandre sur les vivants un geste de miséricorde ?

— Ceux qui partirent n’ont plus de haine, murmura Mariska.

— C’est qu’ils l’ont léguée à ceux qui restent, répondit Fédor. Un jour, ma sœur, alors que tu n’étais pas amollie par ce criminel amour, tu as dit à propos de la lionne de Michel : « Si elle savait que mon frère a tué sa mère, elle le dévorerait. » Le sang des Romalewsky n’a pourtant pas de mélange en toi, le nom que la loi te donne depuis quelques heures n’a pu changer ton cœur…

— Mon cœur est aux miens, uniquement, Fédor. J’avais cru Georges digne de nous, je le voyais brave et chevaleresque, j’avais fait un beau rêve…

Sa voix s’étranglait dans sa gorge emplie de sanglots.

Désespéré, Fédor s’écria :

— Mais il aimait Roma, ton Georges.

— Oui, il aimait Roma qui est une sainte, détachée de la terre.

En disant ces mots, elle se leva, posa ses lèvres alternativement, sur les joues de ses frères.

— Je vais essayer de dormir, fit-elle… Je suis à bout de forces.

Elle sortit lentement pour regagner sa chambre de jeune fille où s’étalait encore la blanche robe de mariée…

Elle laissa la femme de chambre la dévêtir, sans un mot, et se glissa dans son lit pour fermer les yeux, ne plus rien voir, oublier dans l’anéantissement du sommeil.

Soudain, un léger bruit se fit près d’elle. Une main très douce prit la sienne.

— Petite Mariska, dit la voix prenante de Roma, dormez. Il ne faut plus penser aux événements du jour, qui s’effacent dans la nuit comme la nuit efface le crépuscule.

— Oh ! Roma, dit la jeune fille en jetant ses bras au cou de sa tendre amie, comme vous êtes l’ange de la paix. Il est bon de vous aimer, cela purifie, repose, console. Vous ne m’abandonnerez pas, Roma… Vous viendrez avec moi à l’archipel Siamos, dites…

— Je ne vous abandonnerai pas, mon enfant. Mon cœur vous suivra. De fait, je serai avec vous de temps à autre… Mais j’ai pris, moi aussi, une résolution : je compte m’éloigner…

— Nous quitter ?

— Momentanément. Je veux avoir la liberté que mon âge autorise. Je vivrai où bon me semble, seule chez moi.

— Vous allez désespérer mon frère.

— L’inquiéter tout au plus… D’ailleurs, il continuera de gérer mes affaires, de savoir où je suis, de m’y visiter quand il lui plaira… Seulement, je suis décidée à changer de résidence.

— Où voulez-vous aller ?

— Voyager d’abord. Je veux partir pour Arétow. Cette ville m’attire.

Mariska eut un amer sourire que la nuit ne livra pas.

— Arétow où moi aussi je devais être demain… où Georges sera seul…

— Il faut oublier. Georges, Mariska. Ce qu’il y a entre vous est irréparable. Je voudrais pour tout au monde inspirer à vos frères aussi l’oubli, la séparation éternelle, je voudrais que le passé cruel fût pour tous effacé comme la buée sur une vitre… Si vous avez quelque influence sur eux, tâchez d’éviter le duel qu’ils préparent.

— Je ne pourrai pas… Vous craignez pour Georges ?

— Non… La mort à mes yeux est une délivrance. J’ai rêvé une fois que j’étais morte ; j’étais très heureuse, je voguais dans des espaces clairs où des formes lumineuses passaient. Je retrouvais mon père, ma mère…

— Et votre mari ?

— Non. Je ne pouvais le voir, il ne faisait pas partie de la pléiade des esprits lumineux.

— Vous ne pouvez jamais vous souvenir de lui ?

— Jamais qu’en rêve, je le vois vivant et très beau. Des fois, pendant l’éveil, je crois saisir une vision, je m’y attache avec passion, puis tout disparaît, ainsi qu’un fil de la Vierge auquel je voudrais m’accrocher.

Ne parlons plus de moi. Reposez, chère petite, vous aimez le séjour terrestre, vous y rebâtirez un abri pour l’avenir.

Le regret est tout ce qu’il y a de plus inutile au monde ; il faut le laisser fuir du cœur comme fuit un ruisseau entre des rives où jamais ne repassera la même eau… Dormez…

Elle fit glisser sa main sur le front et les yeux de Mariska et partit, légère, sans bruit, telle une apparition.

Comme elle sortait de la chambre, Fédor et Boris passaient, rentrant chez eux. Ils la saluèrent.

— Vous venez d’accomplir une bonne action, Roma, dit Fédor. Merci.

— Votre sœur va dormir ; elle est tranquille. Il ne faudrait plus lui parler d’hier ni d’aujourd’hui ; il faudrait ôter d’elle tous les souvenirs. Il serait mieux vraiment qu’elle fût comme moi… oublieuse des années enfuies… Seulement, c’est impossible.

— Oui, impossible ! ponctua Boris.

— Attachez-vous tous deux à ne lui rien rappeler. Qu’elle aille vivre tranquille chez sa tante. Ne jetez plus devant ses yeux des images de meurtre. Renoncez à en provoquer d’autres, laissez le temps frapper ceux qu’il voudra, sans lui dérober sa faulx.

— Vous, êtes trop au-dessus de moi, Roma, pour que je vous comprenne, dit Fédor… Mais voulez-vous que je vous dise maintenant ce que nous avons convenu, mon frère et moi, puisque nos projets anciens sont détruits ?

— Je veux bien. Je comptais précisément vous dire les miens.

— Voulez-vous me faire l’honneur d’entrer un instant dans mon cabinet de travail ? demanda Fédor :

Il ouvrit la porte d’une pièce austère, meublée d’un bureau noir et de sièges en cuir fauve, qui attenait à sa chambre à coucher.

Boris prit congé sur le seuil…

Par les fenêtres, dont les volets n’étaient pas clos, les rayons lunaires entraient, traçant sur le tapis une large croix noire fermée par la projection du bois, de la croisée.

Fédor voulut tourner le commutateur électrique.

— Non, dit Roma, j’ai les yeux très fatigués ; je n’ai d’ailleurs que peu de choses à vous dire.

Elle s’assit sur le large divan froid, où sa longue robe blanche mit une tache claire. Lui s’assit en face d’elle sur un fauteuil.

— Voici, dit-il, ce qui sera…

— Peut-être, fit-elle doucement.

Fédor se méprit sur le sens de cette interruption.

— En effet, peut-être, répéta-t-il tristement. Ce que je pensais ce matin est annihilé ce soir. À présent, je ne vois plus ce qui pourrait, encore entraver mes plans.

— Veuillez les dire.

— Je partirai seul pour Arétow dès le jour.

— Si vite ?

— Ce qui m’appelle là-bas ne peut être remis.

— Vous y croiserez Georges.

— Je ne le chercherai pas. Un homme de loi d’Arétow lui fera signer une procuration pour agir en ses lieu et place aux fins du divorce civil et de l’annulation religieuse de son mariage. En ceci, nous sommes d’accord avec l’avoué qui se charge de tout et assure achever très vite la procédure. Ma sœur signera également une procuration et n’aura plus à s’occuper directement d’aucune démarche.

— C’est ce qu’il y aura de mieux. Elle pourra retourner près de sa tante, conduite par son frère Boris.

— Vous devinez ce que j’allais vous dire. J’ajouterai : je vous prie instamment de les accompagner, je serais mortellement inquiet de vous laisser seule à Paris.

— Je n’y compte pas rester non plus.

— Vous ne voyez aucun obstacle à vous rendre aux îles ? Ma tante vous accueillera avec bonheur.

— J’irais volontiers si je n’avais d’autres intentions.

— M’est-il permis de vous demander lesquelles ?

— Certainement. Je n’ai pas à les cacher. Et vous devez, non les approuver, car je suis libre, mais m’en faciliter l’exécution.

— En qualité de tuteur, j’ai cependant quelques droits… au moins celui du conseil.

— Je suis majeure et hors de toute tutelle. Quant au conseil, je vous en demanderai sans doute quelquefois… En attendant, il y a un point qu’il faut élucider, avant les autres.

— Je répondrai à toutes vos questions.

— Avec une absolue franchise, Fédor, je vous en prie instamment. Vous m’avez traitée jusqu’à ce jour comme une enfant sans capacité ou une infortunée malade dénuée de raisonnement.

— Ne dites pas cela, je vous ai traitée comme une parente profondément aimée et respectée.

— Oui, mais à peu près idiote. Le suis-je ?

— Oh ! vous avez l’intelligence et le cœur hors de pair, mais vous avez subi un épouvantable choc, un traumatisme aigu. Votre mémoire s’est effondrée… Vous ne sauriez — et vous êtes en cela, d’ailleurs, comme la plupart des femmes — conduire vos affaires d’intérêt.

— Elles m’importent peu.

— Parce que vous ignorez le mécanisme qui alimente votre bourse. Vous avez l’or, vous le répandez. Où est cette source ?

— Vous m’avez dit que je possédais des biens immenses.

— Vous avez des propriétés que régit un de mes intendants. Je vous en donne le revenu.

— Sans compter, je le crois. Vous avez raison, je ne sais rien des questions d’argent, je ne tiens pas à les apprendre. Ce que je vous demande est très différent. Qu’un homme d’affaires quelconque me serve les revenus des biens que je possède, que je sois affranchie de toute autorité, libre d’aller où bon me semble !

— Ne l’êtes-vous pas ?

— J’en doute. Vous m’avez accompagnée dans mes voyages.

— Étrange reproche ! Je vous ai suivie où vous avez voulu. Une femme de la condition sociale à laquelle vous appartenez ne voyage pas seule.

— Mais elle a le droit de choisir ses compagnons.

— Est-ce bien l’heure, Roma, au moment où déjà je suis accablé, d’ajouter votre épine au faisceau que je porte ?

— Je ne veux vous causer aucune peine de plus. Je vous délivre, au contraire, d’un souci. Faites-moi servir les rentes qui me reviennent et ne vous occupez plus de moi.

— Où donc voulez-vous aller ?

— Voyager.

— Encore ? Ne trouvez-vous pas que la course perpétuelle à travers le monde est d’une extrême lassitude, que n’être d’aucun pays est une anomalie ? Voulez-vous vous fixer dans notre-patrie ?

— La Kouranie ?

— Oui.

— Est-ce réellement ma patrie ?… Là, rien ne m’attire ; je sens au contraire un aimant vers ailleurs.

— Où ?

— Arétow… Mon but est de m’y fixer.

Fédor se leva brusquement.

— Pourquoi ?

— Pourquoi, au printemps, les hirondelles arrivent-elles se percher sur les arbres de notre jardin ?… Pourquoi les corneilles, à l’automne, s’abattent-elles dans les grands bois de Tourleven ? Elles ne le savent pas plus que moi je sais pourquoi je veux aller à Arétow.

— Vous avez tort de ne pas m’expliquer clairement la vérité. Je vous aiderais plus efficacement.

— Je ne vous demande aucune aide. Vous me dites de m’expliquer clairement. C’est ce que vous n’avez jamais fait vis-à-vis de moi.

— Veuillez me poser toutes les questions qui vous semblent douteuses. Sur mon honneur, j’y répondrai.

— Vous répondez toujours, mais dites-vous toujours la vérité ?

— Pourquoi me torturer ainsi, Roma ?

— Oh ! ce mot n’a aucun sens dans le présent. S’il en avait, c’est que vous auriez un mystère, une… vilenie à cacher.

— Roma !

— Inutile de vous irriter. Si vous veniez à moi, l’arme en mains, prêt à frapper, je ne serais pas plus émue que je ne le suis en ce moment. Vous le savez, rien ne m’effraie.

— Je le sais.

— Le capitaine Sarepta dont, dites-vous, je suis l’épouse, fut tué… Il était mauvais mari, ne fut jamais père, n’avait ni parents ni amis ; tout a disparu avec lui. Admettons… Alors, de mon côté à moi… en fait de parents… Il y a vous et les vôtres ?… C’est tout ?

— Absolument. Qu’y puis-je ?

— Pourquoi ai-je des attirances innées, antérieures au… traumatisme qui m’a rendue imbécile ? Pourquoi ai-je des répulsions arrivant des mêmes lointains ?

— Nous ne pouvons pas laisser s’écouler la nuit en des études psychologiques, Roma. Vous ferez bien d’aller dormir. Vous penserez peut-être au réveil qu’il est cruel d’abandonner Mariska, qui vous aime, juste à ce moment d’épreuve.

— Mariska est prévenue. Elle est d’ailleurs trop profondément atteinte pour que peu de chose l’effleure. Arrangez vos projets, Fédor, comme vous l’entendrez. Les miens sont irrévocables.

— Vous comptez sur Georges Iraschko, cet être fatal, qui va mourir.

— Je compte sur moi… sur Dieu…

En disant ces mots, la jeune femme se leva et quitta la pièce sans rien ajouter, ni un signe, ni un mot d’adieu.