Calmann-Lévy (p. 293-304).


XXXI

PREMIÈRE RENCONTRE AVEC LA LOUVE ROMAINE


— Il ne peut pourtant pas toujours rester à muser du matin au soir avec Justine, dit ma mère.

— Et à lire tous les livres qui lui tombent sous la main, dit mon père. Hier, je l’ai trouvé plongé dans un traité d’obstétrique.

L’on résolut de me mettre en pension.

Après de longues recherches, mon père trouva ce qui me convenait : une maison d’éducation tenue par des prêtres et fréquentée par des enfants de bonne famille, deux points essentiels pour mes parents qui avaient des sentiments religieux et des penchants aristocratiques. Ne voulant point se séparer de leur enfant unique, ils ne firent pas de moi un pensionnaire, ce dont je leur garde une reconnaissance qui ne finira qu’avec ma vie. Quant à m’envoyer comme externe deux heures le matin, deux heures le soir, ils ne le jugèrent ni possible, ni désirable. Ma mère souffrait en ce temps-là d’une maladie de cœur et Justine, occupée de la cuisine et du ménage, n’avait pas le temps ; en vérité, de me conduire deux fois le jour au lieu lointain de mes études et de m’y aller chercher deux fois. On craignait d’ailleurs que, dans la maison paternelle, je ne fisse pas exactement, faute de surveillance, les travaux prescrits. Crainte bien fondée, car je ne me serais pas facilement livré aux bonnes études, pendant que Justine préparait dans sa cuisine l’inondation et l’incendie, ou luttait dans le salon avec Moïse et Spartacus. Pour ne me point exiler loin des miens, et cependant me soumettre à une exacte discipline, on me constitua demi-pensionnaire. Justine eut la charge de me conduire à l’institution Saint-Joseph le matin à huit heures, et d’aller m’y chercher l’après-midi à quatre heures.

Cette institution Saint-Joseph occupait un vieil hôtel de la rue Bonaparte, qui avait grand air.

Je ne dis pas que j’en goûtais le style, ni que j’estimais à son prix le noble escalier de pierre, avec sa rampe en fer forgé, et les grands salons blancs, verdis par le reflet des arbres, où M. Grépinet nous faisait la classe. Mon goût mal poli me portait plutôt à admirer la chapelle avec sa Vierge peinte, ses fleurs en papier dans des vases sous des globes, et sa lampe d’or qui pendait d’un ciel bleu, semé d’étoiles.

L’institution Saint-Joseph servant d’école préparatoire au collège X…, les petits n’y étaient pas, ainsi que dans les lycées, en proie aux grands, comme les goujons aux brochets dans les rivières et les étangs. D’un âge tendre, égaux en faiblesse, encore peu avancés en méchanceté, nous ne nous opprimions pas trop les uns les autres. Les maîtres montraient de la douceur ; la puérilité des surveillants les rapprochait de nous. Enfin, sans me plaire beaucoup dans cette maison, je n’y éprouvai pas ces tristesses, qui devaient plus tard assombrir ma vie scolaire.

Jugeant que mademoiselle Mérelle m’avait suffisamment appris le français, on me mit au latin et je fus classé, je n’ai jamais su pour quelle raison, parmi les élèves sachant un peu de grammaire et ayant expliqué l’Epitome. Mais est-il toujours si facile de découvrir une raison aux actes des administrations publiques ou privées ? Au temps où l’on me mit dans la classe de M. Grépinet, un penseur à l’œil doux et portant des moustaches gauloises, nommé Victor Considérant, que je vis maintes fois pêchant à la ligne sous le pont Royal, annonçait, sur la foi de Fourier, son maître, que les hommes jouiront d’une bonne administration quand ils se trouveront en harmonie, c’est-à-dire dans un état exactement réglé par Victor Considérant lui-même. Alors un petit animal aussi ignorant que j’étais n’entrera pas dans la classe de M. Grépinet, et la condition humaine s’améliorera sur beaucoup d’autres points. Nous ne ferons que ce qu’il nous plaira ; nous aurons comme les babouins une queue pour nous pendre aux arbres et un œil au bout de cette queue. C’est ainsi du moins que mon parrain exposait la doctrine phalanstérienne. En attendant, les choses continuent à marcher du même train que dans mon enfance, et le sort des écoliers d’aujourd’hui n’est, à tout prendre, ni meilleur ni pire que celui du petit Pierre. Mon professeur donc s’appelait Grépinet. Je le vois comme s’il était assis devant moi. Doué d’un gros nez et d’une lippe disgracieuse, il ressemblait à Laurent de Médicis, non par la libéralité de ses mœurs, mais par la laideur de son visage. C’est ce dont je me suis avisé quand j’ai vu des médailles du Magnifique. Si l’on avait des médailles de M. Grépinet, on ne les distinguerait de celles de Laurent que par la facture : les deux profils seraient semblables. M. Grépinet était très bon homme, ou je me trompe fort, et faisait très bien sa classe. Il n’y a point de sa faute si je profitai mal de ses leçons. La première m’enchanta. À la voix de M. Grépinet, je vis sortir comme par une opération magique, d’un livre plus indéchiffrable pour moi que le plus indéchiffrable grimoire, le De Viris des scènes ravissantes. Un berger trouve dans les roseaux du Tibre deux enfants nouveau-nés qu’une louve nourrit de son lait ; il les porte dans sa cabane, où sa femme en prend soin, et les élève comme des pâtres, ne sachant pas que ces jumeaux sont du sang des rois et des dieux. Je les voyais à mesure que la voix du maître les tirait des ténèbres du texte, les héros d’une si merveilleuse histoire, Numitor et Amulius, rois d’Albe la Longue, Rhea Silvia, Faustulus, Acca Laurentia, Remus et Romulus. Leurs aventures occupaient toutes les facultés de mon âme ; la beauté de leurs noms me les faisait paraître beaux. Quand Justine me ramena à la maison, je lui décrivis les deux jumeaux et la louve qui les nourrissait, et lui contai enfin toute l’histoire que je venais d’apprendre et qu’elle eût mieux écoutée, si ses esprits eussent été moins émus d’une pièce fausse de deux francs, que le charbonnier lui avait subrepticement passée ce jour même.

Le De Viris me causa encore quelques joies. J’aimai la nymphe Égérie qui inspirait à Numa, dans une grotte, au bord d’une fontaine, des lois sages. Mais bientôt, les Sabins, les Étrusques, les Latins, les Volsques, me tombèrent sur les bras et m’assommèrent. Et puis, si je savais mal le français, je ne savais pas du tout le latin. Un jour, M. Grépinet me demanda d’expliquer un endroit de cet obscur De Viris où il s’agissait des Samnites. Je m’en montrai tout à fait incapable et reçus un blâme public. J’en pris le De Viris et les Samnites en dégoût. Mais mon âme se troublait au souvenir de Rhea Silvia, à qui un dieu donna deux enfants qui lui furent ôtés et qu’une louve nourrit dans les roseaux du Tibre.

Le supérieur, M. l’abbé Méyer, plaisait par sa douceur et sa distinction. Il me reste encore aujourd’hui l’idée que c’était un homme prudent, affectueux, maternel.

Il dînait à onze heures au réfectoire au milieu de nous et portait la salade à sa bouche avec ses doigts. Ce que j’en dis n’est pas pour nuire à sa mémoire. En sa jeunesse, ç’avait été le bel usage : ma tante Chausson m’a affirmé que mon oncle Chausson ne mangeait pas autrement la romaine.

M. le directeur venait souvent nous voir pendant que M. Grépinet faisait la classe. Il nous faisait signe en entrant de rester assis et, passant devant les bancs, examinait le travail de chacun. Je n’ai pas remarqué qu’il s’occupât moins de moi que de mes condisciples plus riches ou de haute naissance. Il nous parlait à tous avec une aménité qui était surtout sensible dans les reproches qu’il nous faisait, et qui ne décourageaient point ; il ne grossissait point nos fautes, ne noircissait point nos intentions ; ses blâmes étaient innocents et légers comme nos crimes. M. le directeur me dit un jour que j’écrivais comme un chat, et cette comparaison, neuve pour moi, me donna un fou rire, qui s’affola encore de ce que M. le directeur, pour me montrer comment on forme les lettres, prit ma plume, qui n’avait qu’un bec, et écrivit comme un chat et demi.

Depuis lors M, le directeur ne passa pas une seule fois devant mon pupitre sans me recommander de ménager mes plumes, de ne les point plonger brutalement jusqu’au fond de l’encrier, et de les essuyer après m’en être servi.

— Une plume doit faire un long usage, ajouta-t-il un jour. Je connais un savant qui a écrit avec une seule plume un livre entier, grand comme…

Et M. le directeur, parcourant du regard la salle nue, désigna de ses deux bras ouverts la vaste cheminée de marbre rouge.

J’admirai.

À peu de temps de là, comme je passais avec Justine par la rue du Vieux-Colombier, apercevant dans une cour, devant un magasin d’antiquités, un saint de pierre si gigantesque que sa tête touchait aux fenêtres du premier étage, et qui écrivait dans un livre grand comme une cheminée, d’une plume à l’avenant, je le donnai pour l’ami de M. le directeur à ma bonne, qui n’y vit pas de difficulté.

À défaut de bonheur, j’avais quelquefois des ivresses. Il me souvient de m’être enivré de mouvement et de bruit dans la cour de l’institution pendant une des récréations qui suivaient le déjeuner. En plaisirs comme en travaux, la règle m’importunait. Je n’aimais pas ces jeux géométriques tels que les barres, où tout était ramené à des combinaisons simples. Leur exactitude m’ennuyait ; ils ne me donnaient pas l’image de la vie. J’aimais les jeux abhorrés des mères et que les surveillants interdisent tôt ou tard, pour le désordre qui s’y mêle, les jeux sans règle ni frein, les jeux violents, forcenés, pleins d’horreur.

Or, ce jour-là, dès que sur le signal accoutumé nous nous répandîmes dans la cour, notre camarade Hangard, qui nous dominait tous de sa haute taille, de sa voix forte et de son caractère impérieux, monta sur un banc de pierre et nous harangua.

Hangard était bègue mais éloquent ; c’était un orateur, un tribun ; il y avait en lui du Camille Desmoulins.

— Moucherons, nous dit-il, est-ce que vous n’en avez pas assez de jouer au chat perché et au cheval fondu ? Changeons de jeu. Jouons à l’attaque de la diligence. Je vais vous montrer comment on s’y prend. Ce sera très amusant ; vous verrez.

Il dit. Nous lui répondons par des cris de joie et des acclamations. Aussitôt, faisant succéder l’action à la parole, Hangard organise le jeu. Son génie pourvoit à tout. En un instant, les chevaux sont attelés, les postillons font claquer leur fouet, les brigands s’arment de couteaux et de tromblons, les voyageurs bouclent leurs bagages et remplissent d’or leurs sacs et leurs poches. Les cailloux de la cour et les lilas qui bordaient le jardin de M. le directeur nous avaient fourni le nécessaire. On partit. J’étais un voyageur et l’un des plus humbles ; mais mon âme s’exaltait à la beauté du paysage et aux dangers de la route. Les brigands nous attendaient dans les gorges d’une montagne affreuse, formée par le perron vitré qui conduisait au parloir. L’attaque fut surprenante et terrible. Les postillons tombèrent. Je fus renversé, foulé aux pieds des chevaux, criblé de coups, enseveli sous une foule de morts. Se dressant sur cette montagne humaine, Hangard en faisait une forteresse redoutable que les brigands escaladèrent vingt fois, et dont ils furent vingt fois rejetés. J’étais moulu, j’avais les coudes et les genoux écorchés, le bout du nez incrusté d’une multitude de petites pierres aiguës, les lèvres fendues, les oreilles en feu ; jamais je n’avais senti tant de plaisir. La cloche qui sonna me déchira l’âme en m’arrachant à mon rêve. Pendant la classe de M. Grépinet, je demeurai stupide et privé de sentiment. La cuisson de mon nez et la brûlure de mes genoux m’étaient agréables en me rappelant cette heure où j’avais si ardemment vécu. M. Grépinet me fit plusieurs questions auxquelles je ne pus répondre, et il me traita d’âne, ce qui me fut d’autant plus pénible que, n’ayant pas lu la Métamorphose, je ne savais pas encore qu’il me suffisait de manger des roses pour redevenir homme. L’ayant appris à la fleur de mes ans, j’ai promené indolemment mon ânerie dans les jardins de la Sagesse, et l’ai nourrie des roses de la science et de la méditation. Elle en a dévoré des buissons entiers avec leurs parfums et leurs épines ; mais sur sa tête humanisée il a toujours percé un petit bout d’oreille pointue.