Calmann-Lévy (p. 282-292).


XXX

FUREUR SACRÉE


Environ cette époque, à la tombée d’un beau jour d’été, je feuilletais, près de la fenêtre, une Bible en images, très antique, toute dépenaillée, et dont les estampes, d’un style pompeux et dur, excitaient parfois ma surprise, mais ne me charmaient pas, car elles manquaient de cette douceur sans laquelle rien ne m’a jamais souri. Une seule me plaisait, qui représentait une dame portant une très petite coiffe, les cheveux aplatis sur le haut de la tête et bouffants sur les oreilles, le chignon en boule, très bien attifée à la mode du temps de Louis XIII, avec un col de dentelle, et qui, debout sur une terrasse à l’italienne, présentait à Jésus-Christ un verre à pied rempli d’eau. Je contemplais cette dame qui me semblait belle, je méditais cette scène mystérieuse et surtout j’admirais le verre pour sa forme élégante et les pointes de diamant qui en ornaient le pied. Et j’étais plein du désir d’un tel verre quand ma bonne mère m’appela et me dit :

— Pierre, nous irons demain voir Mélanie… Tu es content, je pense ?

Oui, j’étais content. Il y avait plus de deux ans déjà que Mélanie nous avait quittés pour se retirer chez sa nièce qui était fermière à Jouy-en-Josas, J’avais d’abord désiré avec ferveur de revoir ma vieille bonne. Je suppliais ma chère maman de me mener auprès d’elle. Avec le temps, ce désir s’attiédissait ; maintenant, j’étais accoutumé à ne plus la voir et son souvenir, déjà lointain, s’effaçait peu à peu de mon cœur. Oui, j’étais content, mais, à vrai dire, c’était surtout l’idée du voyage qui me réjouissait. Ma vieille Bible ouverte sur les genoux, je pensais à Mélanie, et, me reprochant mon ingratitude, je m’évertuais à l’aimer comme autrefois. Je tirai son souvenir du fond de mon cœur où il était enfoui, je le frottai, le fis reluire et parvins à lui donner l’aspect d’une chose un peu usée, sans doute, mais propre,

À dîner, voyant ma mère boire dans un verre assez commun, je lui dis :

— Maman, quand je serai grand, je te donnerai un beau verre à pied, long comme un cornet à fleurs, pareil à celui que j’ai vu dans une ancienne gravure qui représente une dame donnant à boire à Jésus-Christ.

— Je t’en remercie d’avance, Pierre, répondit ma mère, mais il faut penser à apporter un gâteau à cette pauvre vieille Mélanie, qui aime beaucoup la pâtisserie.

Nous allâmes par le chemin de fer à Versailles. Au débarcadère, une carriole nous attendait, attelée d’un cheval boiteux et que conduisait un garçon à jambe de bois, qui nous mena à Jouy, à travers une vallée où couraient des ruisseaux dans les prés et les vergers, et que des bois sombres couronnaient.

— Cette route est jolie, dit ma mère. Sans doute elle était encore plus jolie au printemps, quand les pommiers, les cerisiers, les pêchers formaient des bouquets d’une blancheur avivée de rose. Mais il n’y avait alors dans l’herbe que des fleurettes timides et pâles, telles que les bassinets, les marguerites des prés. Vois : les fleurs d’été sont plus hardies et portent au soleil, comme ces nielles, ces bleuets, ces pieds-d’alouette, ces coquelicots, des couleurs éclatantes.

J’étais ravi de tout ce que je voyais. Nous arrivâmes à la ferme et trouvâmes madame Denizot dans la cour, près d’un tas de fumier, une fourche à la main.

Elle nous conduisit dans la salle enfumée où Mélanie, au coin de la cheminée, dans un haut fauteuil de bois blanc grossièrement paillé, tricotait de la laine bleue. Un essaim de mouches bourdonnait autour d’elle. Une marmite chantonnait dans l’âtre. À notre venue, Mélanie fit effort pour se soulever de son siège. Ma mère l’y retint d’un geste affectueux. Nous l’embrassâmes. Ma bouche enfonçait dans ses joues molles. Elle remuait les lèvres, mais il n’en sortait pas de son.

— La pauvre vieille, dit madame Denizot, a perdu l’habitude de parler. Ce n’est pas surprenant : elle en a si peu l’occasion, ici !

Mélanie essuya d’un coin de son tablier ses yeux brouillés. Elle nous sourit et sa langue se délia :

— C’est-il Dieu possible que vous voilà, madame Nozière ? Vous n’avez pas changé. Comme votre petit Pierre a grandi ! Il ne se ressemble plus… Le cher enfant, il nous pousse dans l’autre monde.

Elle s’enquit de mon père qui était bien bel homme et pitoyable au pauvre monde ; de ma tante Chausson qui ramassait les épingles qu’elle trouvait à terre, louable en cela, car il ne faut rien laisser perdre ; de la bonne madame Laroque, qui me taillait des tartines de confitures, et de son perroquet Navarin qui m’avait, un jour, mordu le doigt jusqu’au sang. Elle demanda si M. Danquin, mon parrain, aimait toujours autant les truites au bleu, et si madame Caumont avait marié sa fille aînée. Tout en questionnant ainsi, sans attendre les réponses, la bonne Mélanie avait repris son ouvrage.

— Qu’est-ce que vous faites là, Mélanie ? demanda ma mère.

— Un jupon de laine pour ma nièce.

La nièce dit tout haut, en haussant les épaules :

— Elle laisse tomber des mailles qu’elle ne relève pas. Son lé va s’apetissant. C’est de la laine perdue.

M. Denizot, ayant déposé ses sabots, entra et salua la compagnie.

— Madame Nozière, dit-il, vous pouvez vous assurer que la vieille ne manque de rien.

— Elle nous coûte assez cher, ajouta madame Denizot.

Je la regardais tricoter son jupon, un peu contristé pour elle que ce fût de la laine perdue. Elle n’avait qu’un verre à ses lunettes ; encore était-il brisé en trois morceaux, ce dont elle ne semblait prendre aucun souci.

Nous causâmes comme de bons amis, mais nous n’avions pas grand’chose à nous dire. Elle abondait en maximes et m’enseignait qu’on doit respecter ses père et mère, ne jamais perdre un morceau de pain et acquérir du savoir pour remplir ensuite son état. Cela m’ennuyait. Donnant un autre tour à la conversation, je lui appris que l’éléphant était mort, et qu’il était venu un rhinocéros au Jardin des Plantes

Alors, elle se mit à rire et me dit :

— Je ris en pensant à madame de Sainte-Lucie, chez qui, sur mon jeune âge, j’étais en condition. Un jour, elle alla voir le rhinocéros à la foire et demanda à un gros homme habillé en Turc, si c’était lui le rhinocéros. — Non, madame, répondit le gros homme, mais c’est moi qui le montre.

Elle parla ensuite, je ne sais à quel propos, des Cosaques qui étaient venus en France en 1815. Et elle me conta ce qu’elle m’avait conté maintes fois, jadis, dans nos promenades.

— Un de ces vilains Cosaques voulut m’embrasser. Je m’y refusai, et rien au monde ne m’y aurait fait consentir. Ma sœur Célestine me disait de prendre garde que nous n’étions point nos maîtres et que, si je rebutais ainsi les Cosaques, ils pourraient mettre, de dépit, le feu au village. Et dans le fait, ils étaient vindicatifs. Mais je ne me laissai point embrasser.

— Mélanie, est-ce que tu aurais rebuté le Cosaque, si tu avais été sûre qu’il brûlerait le village pour cela ?

— Je l’aurais rebuté, dussent mes père et mère, oncles, tantes, neveux, nièces, frères et sœurs, et monsieur le maire, monsieur le curé et tous les habitants, être grillés dans leurs maisons avec les bêtes et les denrées.

— Ils étaient bien laids, n’est-ce pas, Mélanie, les Cosaques ?

— Oh ! oui. Ils avaient le nez écrasé, les yeux bridés et des barbes de bouc. Mais grands et forts. Et celui qui voulut m’embrasser était bel homme en ce qu’il était, et bien découplé. C’était un chef.

— Et très méchants, les Cosaques ?

— Oh ! oui. S’il arrivait malheur à un quelqu’un des leurs, ils mettaient le pays à feu et à sang. On allait se cacher dans les bois. Ils disaient à tout propos capout et faisaient signe de nous couper la tête. Quand ils avaient bu de l’eau-de-vie, il ne fallait pas les contrarier ; car alors ils devenaient furieux, et frappaient tout autour d’eux, sans regarder à l’âge ni au sexe. À jeun, bien souvent, ils pleuraient du regret d’avoir quitté leur pays et certains d’entre eux jouaient sur une petite guitare des airs si tristes que le cœur se fendait à les entendre. Mon cousin Niclausse en tua un et le jeta dans un puits. Mais personne n’en sut rien… Nous en logions une douzaine à la ferme. Ils puisaient de l’eau, portaient du bois et gardaient les enfants.

J’avais entendu bien des fois ces histoires : elles m’intéressaient toujours.

Pendant que nous étions seuls avec Mélanie, ma mère lui glissa une petite pièce d’or dans la main, et je vis la pauvre vieille la saisir en tremblant, et la cacher sous son tablier, avec une expression de crainte et d’avidité qui me fit de la peine. Était-ce donc là cette Mélanie qui jadis, à l’insu de ma mère, tirait tous les jours des sous de sa poche pour m’acheter des friandises ?…

Cependant, la bonne créature, redevenue confiante et parlante comme autrefois, rappelait en souriant mes espiègleries ; disait combien je la faisais endêver soit en cachant ses balais, soit en mettant des poids très lourds dans son panier quand elle s’apprêtait pour aller au marché. Elle était gaie et comme rajeunie. Alors, il me passa par la tête de lui dire :

— Et tes castroles, Mélanie, tes belles castroles qui reluisaient et que tu aimais tant ?

À ce souvenir, Mélanie soupira et de grosses larmes coulèrent sur ses joues ridées.

Notre couvert, à ma mère et à moi, était mis dans la chambre à coucher qui sentait la lessive. Les murs étaient blanchis à la chaux et l’on voyait, contre la glace de la cheminée, les portraits au daguerréotype de monsieur et de madame Denizot et un vieux diplôme de maître d’armes tout fleuri de drapeaux tricolores. Je demandai qu’on fît déjeuner ma vieille bonne avec nous. Mais la fermière objecta que sa tante n’avait plus de dents, mangeait lentement, qu’elle avait l’habitude de prendre ses repas seule dans la salle et que, si nous la placions à table à nos côtés, elle se sentirait gênée.

Je déjeunai fort bien d’une omelette aux fines herbes, d’une aile de poulet au gros sel et d’un morceau de fromage ; je bus un doigt de vin bleu, et ma mère me conseilla d’aller faire une promenade autour de la ferme.

Le soleil, qui commençait à descendre, brisait ses flèches de feu contre les feuilles tranquilles des arbres. De légers nuages blancs se tenaient immobiles dans le ciel. Des alouettes chantaient au ras des champs. Une joie inconnue s’empara de mon âme. La nature pénétrait en moi par tous les sens et m’embrasait d’une ardeur délicieuse. Je criai, je bondis dans la futaie, ivre, en proie à ce délire que j’ai reconnu plus tard dans les poètes grecs qui célèbrent les danses des Ménades. Et comme elles, j’agitais en dansant un thyrse arraché à un jeune coudrier. Foulant l’herbe et les fleurs, étourdi d’air et de parfums, flagellé par les branches flexibles, je fuyais éperdument.

Ma mère m’appela, m’attira sur son cœur :

— Pierrot, me dit-elle un peu inquiète, tu es tout en nage. Comme ton front est brûlant et comme ton cœur bat fort !